[DIRECT LIVE] – 004

Le titre, je l’ai voulu révélateur. C’est l’anglo-saxon qui domine les échanges internationaux, et si l’on considère que j’entre toujours en action littéraire comme on entre en combat (puisque c’est la guerre encore), l’option me semble nécessaire. Le vivant en direct aurait sans doute moins d’impact. La vie en direct ferait penser à un reportage animalier. Direct live, ça fait caméra pointée sur le fait réel, sur l’événement. Oui, même si vous lisez ça dans un millénaire, vous y trouverez la vie comme elle est, c’est-à-dire avant tout pensée, conscience de ce que nous sommes actuellement. Je n’ai jamais rêvé d’être autre chose, une réalité. Ce fait-là sera discuté de nombreuses pages, car je prévois un long métrage. Ça commence dans un couloir. Le directeur déprimé me salue pour la seconde fois de la journée (il est de ceux qui ne me voient pas ou qui pensent qu’ils m’ont peut-être vu, mais ils ne se souviennent pas quand). Je pourrais m’inquiéter de ce qui le rend si affairé. Sorti de son bureau, il ne sait pas trop comment faire. Il tourne en rond, ouvre des portes au hasard. Il dit qu’il est chez lui et c’est en partie vrai. Il est comme chez lui, sauf qu’ici il porte un joli costume et qu’à la maison il se balade en slip. Je n’ai jamais vu ça et ça m’intéresse assez peu. La vie des privilégiés est finalement assez ennuyeuse. Aussi, je n’en parlerai plus. Il a fait son temps. Maintenant, des sujets bien plus graves doivent être traités. C’est l’urgence du calendrier. Dans quelques semaines, tout se décidera. Et je le sais déjà : il ne sera pas du voyage. C’est un peu comme la télé. Un jour, je l’ai laissée sur le trottoir. Oh, elle fonctionnait très bien, sauf que je passais suffisamment de temps devant, un peu systématiquement, pour me dire que j’avais autre chose à faire que de choisir entre la une et la trois (à l’époque, il y en avait six dont une chaîne cryptée — voilà qui est bien excitant : la crypte). Je ne pouvais plus lire à cause de la télé. Ces organes grâce auxquels je devais sortir (voir supra) recevaient de quoi m’enfouir dans l’inaction. Je l’entends encore cette inaction. Elle est très puissante en fin de journée, lorsqu’une masse très impressionnante d’êtres humains s’autorisent à s’installer tranquillement, soit un verre à la main, soit pour distraire la conception du repas familial, soit pour se reposer, soi-disant, la journée fut longue, je suis sous pression, mon patron ceci et ma collègue cela, et les grèves et mon rendez-vous chez le pédiatre. Même sur les réseaux sociaux dits dominants, on le sent. Les hashtags qui l’emportent sont des relais de ce qui se passe à la télé, du foot à l’émission politique, « merveilleux », « quel connard », le reportage en trois dimensions, le compte-rendu de l’apathie. Tout retombe. Les masses ne font plus rien. Elles ne créent plus. Elles argumentent leur émotion passive d’une photo de chat qui s’ennuie également et qui vient vérifier s’il n’y a pas quelque chose à grignoter du côté du carton à pizza. Tout cela se voudrait commenter la réalité alors que l’absence de contenu fait se lever un silence aberrant. Dans ces moments se pose la question de ce qui se passe vraiment. Dois-je regarder tout cela exister ? Mon œil a-t-il besoin de cela pour sortir ? Est-ce encore une tentative d’intrusion ? Je suis à nouveau comme j’étais le matin dans la cour de récré. « T’as vu le film hier ? ». Euh, non… Et je ne suis pas au courant de telle ou telle catastrophe. Je ne sais pas non plus qui est telle personne ou telle autre, je ne connais pas leur nom ni ne sais à quoi elles ressemblent. Je pourrais les croiser dans la rue sans me rendre compte de leur célébrité. Ce qui fait le buzz en moi est ce qui fait le buzz autour de moi, dans mon entourage direct, au sein d’un cercle d’amitié, familial ou dans mon environnement de travail. J’ai déjà beaucoup à faire de ce côté-là de la vie. Oui, ça m’occupe beaucoup et je ne m’ennuie pas. Je suis même loin de pouvoir me consacrer à tout ce que j’aimerais faire, même si, j’en ai conscience, je fais partie de ce groupe de personnes (un clan peut-être) qui s’est organisé pour se donner le temps de penser et de créer. Ce n’était pas donné. Il a fallu se battre pour l’obtenir. Autonomie financière dès le plus jeune âge. Lieu de réel repos aux moments essentiels. Je l’ai payé. Comme on me l’avait dit lorsque j’étais plus jeune : tu ne refuses rien lorsqu’il s’agit du travail. Tout cela a payé. Ce n’est pas Byzance tous les ans, mais je dois cette autonomie aux personnes qui ont pris en charge mon éducation, mère et père compris.

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[DIRECT LIVE] – 003

Je dois tout de même me méfier un peu de tout ce qui va se passer ces prochaines années. J’entends que nous ne sommes pas — nous, humanité (j’entends aussi « civilisation ») — tout à fait en paix. Et comme toujours en temps de guerre (finalement, depuis sans doute le début de notre ère contemporaine), des clans se forment et s’opposent, les uns cherchant à anéantir les autres. Ils n’ont pas forcément conscience qu’ils le font, ou même qu’ils font clan. Liés par la parole ou le regard (les mieux organisés ont des manifestes ou des contrats d’adhésion), ils adoptent un comportement vis à vis d’autrui, ça commence par le voisin, le collègue, le commerçant du coin, ça se confond en famille avec le petit dernier ou la copine du grand, ça s’alimente sur le temps du travail et le temps du loisir (si on considère la télé comme un loisir), et là aussi, ça agit. On crée un microcosme, un réseau d’influence. Derrière, le mot annihiler. Il est terriblement efficace. Je sauve la peau d’un des miens sinon on le tuera. C’est comme ça. Ensuite, il me sauvera. C’est comme ça. Aucune loi ne mentionne ce fonctionnement. Je le vois tous les jours autour de moi. Des êtres a priori sans haine ouvertement affichée. Ils ne veulent pas d’un mode de fonctionnement collectivement démocratique. Ils adoptent l’air surpris lorsque je leur signifie que c’est pourtant la seule manière de mettre fin à ces débordements. En dehors du cadre, tout n’est que fabulation et désordre. Des paroles en souffrance s’expriment : « Comment pourrais-je avoir confiance ? Et puis il y a l’autre, là, qui est un connard, et puis l’autre, un fourbe ». Et ça continue. C’est une tentative de sabordement pour que le système des clans perdure. Alors je pose la question : Qui sont les taupes ?

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[DIRECT LIVE] – 002

Il semble que je réponde à une question qu’on m’aurait posée, mais vous l’aurez compris, c’était juste pour entrer en conversation avec vous. Un début comme un autre, me direz-vous. J’aurais pu commencer par la description du ciel que j’ai vu ce soir en rentrant. Il était majestueux. Je me disais : « Tu dois être là, quelque part, mais on ne te voit pas ». Je parlais à la lune. De la lune. La nouvelle lune de ce mois. Une nouvelle entrée dans l’existence, comme à chaque fois, puisque je suis désormais réglé comme une plante verte sur son cycle insaisissable avec le peu de connaissances que j’ai en astronomie (j’ai même un doute sur ce mot). Je ne comprends pas pourquoi elle est parfois plus loin, plus près. Pourquoi elle va plus vite. Pourquoi je la vois toujours le jour durant sa croissance, la nuit lorsqu’elle est pleine, puis la nuit encore, jusqu’à disparaître, se faire si discrète qu’on l’oublierait, alors qu’elle agit encore, qu’elle agit, bien évidemment, celle qui fait les marées et tant de miracles, sans rien toucher, sans rien prévoir, sans jamais rien savoir, même, de son extraordinaire puissance.

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[DIRECT LIVE] – 001

— Oh non, ce n’est pas nouveau. J’ai toujours un peu fait ça. Enfin, toujours, vous comprenez, depuis que je sais écrire. Enfin, surtout, depuis que je sais lire. Toutes les étiquettes des produits entreposés sur la table de la cuisine y passaient. Du début à la fin. Il fallait que j’aie tout lu. Je ne sais pas pourquoi. Tous les jours. Tout lu. Il me fallait imaginer à partir de ce qu’était la réalité, et ce que j’avais devant moi ne pouvait que le représenter. Cela ne pouvait pas être différent, ou plutôt, cela ne pouvait pas avoir un lien avec l’invisible qui me contenait. Oui, je sais, c’est paradoxal. Ce que je voyais en permanence ne semblait pas exister. Personne ne le voyait. Personne, autour de moi. Ce n’étaient pas des monstres hantant les cauchemars. C’était une énergie, quelque chose qui m’englobait entièrement. J’en sortais, pour ainsi dire, par les yeux. Ils étaient ma porte de sortie. Ainsi, je me disais : ces mots que je sais déchiffrer maintenant vont me dire l’essentiel. Ils vont me dire ce qu’il faut faire. Ils n’ont pas été déposés sur une bouteille de lait par hasard, ni sur une boîte de cornflakes sans intentions précises. Ça m’informe. Et puis, il y avait le journal quotidien, avec ses dizaines de pages. Je le lisais quand mon père le déposait quelque part dans l’appartement en rentrant du travail. Le soir, donc. Mieux que la télé. C’était la vie qui m’entourait. Ce qu’il y avait de l’autre côté de la porte, à l’extérieur des frontières. L’actualité. Je ne me suis jamais demandé si j’y comprenais quelque chose. C’était évident. Évidemment que je comprenais. C’était comme une histoire. Voilà ce qui vient de se passer et ce qui se passera sans doute bientôt, avec la météo et l’horoscope du jour, deux vérités desquelles je n’ai jamais douté. Aussi ne faut-il pas s’étonner si parfois je plonge encore dans le journal. C’est ainsi que je perçois le monde. Celui que je lis aujourd’hui n’a plus ni météo ni horoscope. En fait, je ne sais pas trop. Peut-être y a-t-il encore la météo. Je sais mieux sentir le temps qu’il va faire, et puis, il y a Google qui m’informe des changements importants, du type « stay dry » quand il va pleuvoir, « enjoy the sunshine » quand il va faire beau, deux ou trois degrés d’écart par rapport à la veille. Je m’en fiche un peu. C’est mon côté marin d’eau douce. On verra bien dans une heure. Si j’ai chaud, j’enlèverai mon pull, et s’il pleut, ben, voilà, c’est con, c’est terriblement con, mais je serai mouillé.

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[DIRECT LIVE] – 001

— Oh non, ce n’est pas nouveau. J’ai toujours un peu fait ça. Enfin, toujours, vous comprenez, depuis que je sais écrire. Enfin, surtout, depuis que je sais lire. Toutes les étiquettes des produits entreposés sur la table de la cuisine y passaient. Du début à la fin. Il fallait que j’aie tout lu. Je ne sais pas pourquoi. Tous les jours. Tout lu. Il me fallait imaginer à partir de ce qu’était la réalité, et ce que j’avais devant moi ne pouvait que le représenter. Cela ne pouvait pas être différent, ou plutôt, cela ne pouvait pas avoir un lien avec l’invisible qui me contenait. Oui, je sais, c’est paradoxal. Ce que je voyais en permanence ne semblait pas exister. Personne ne le voyait. Personne, autour de moi. Ce n’étaient pas des monstres hantant les cauchemars. C’était une énergie, quelque chose qui m’englobait entièrement. J’en sortais, pour ainsi dire, par les yeux. Ils étaient ma porte de sortie. Ainsi, je me disais : ces mots que je sais déchiffrer maintenant vont me dire l’essentiel. Ils vont me dire ce qu’il faut faire. Ils n’ont pas été déposés sur une bouteille de lait par hasard, ni sur une boîte de cornflakes sans intentions précises. Ça m’informe. Et puis, il y avait le journal quotidien, avec ses dizaines de pages. Je le lisais quand mon père le déposait quelque part dans l’appartement en rentrant du travail. Le soir, donc. Mieux que la télé. C’était la vie qui m’entourait. Ce qu’il y avait de l’autre côté de la porte, à l’extérieur des frontières. L’actualité. Je ne me suis jamais demandé si j’y comprenais quelque chose. C’était évident. Évidemment que je comprenais. C’était comme une histoire. Voilà ce qui vient de se passer et ce qui se passera sans doute bientôt, avec la météo et l’horoscope du jour, deux vérités desquelles je n’ai jamais douté. Aussi ne faut-il pas s’étonner si parfois je plonge encore dans le journal. C’est ainsi que je perçois le monde. Celui que je lis aujourd’hui n’a plus ni météo ni horoscope. En fait, je ne sais pas trop. Peut-être y a-t-il encore la météo. Je sais mieux sentir le temps qu’il va faire, et puis, il y a Google qui m’informe des changements importants, du type « stay dry » quand il va pleuvoir, « enjoy the sunshine » quand il va faire beau, deux ou trois degrés d’écart par rapport à la veille. Je m’en fiche un peu. C’est mon côté marin d’eau douce. On verra bien dans une heure. Si j’ai chaud, j’enlèverai mon pull, et s’il pleut, ben, voilà, c’est con, c’est terriblement con, mais je serai mouillé.

À suivre…

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