Cinquième partie

–> PLAY : “… et Sylvie a…”

Merde !

–> REWIND / PLAY : (…)

Et ben voilà… gagné ! Y a plus rien qui marche. Comment je vais faire sans mon dictaphone ? Ah ! Il faut que je révise ! Hier encore, j’ai réussi à enregistrer une heure de conversation. J’ai trouvé un moyen radical pour que Sylvie ne raccroche pas. Y a encore quelques trucs à travailler, mais je suis sur la bonne voie. J’ai attaché Béatrice, mais je ne l’ai pas bâillonnée. J’ai mis un couteau sous son menton en lui mettant l’écouteur de mon dictaphone dans l’oreille. On a essayé avec la touche “2”, et ça a marché. “Chéri” ne l’attend pas avant trois jours à cause d’un voyage d’affaire en Italie. Par contre, quand Sylvie a appelé, Béatrice s’est mise à hurler “Au secours !” et j’ai dû rappeler trois fois avant de lui faire dire ce qu’elle entendait dans l’écouteur. Elle a juste rajouté “oui, c’est lui”, mais elle a tenu vingt-quatre minutes avant que Sylvie ne raccroche. Si mon dictaphone ne marche plus, je ne pourrai plus réviser, et Béatrice n’aura plus rien à dire. C’est une catastrophe ! Qu’est-ce que je vais dire à Sylvie ? Allez, allez, fais un effort, tu es Béatrice, tu mets ton stylo dans ta bouche, tu regardes le plafond : tu réfléchis ! C’est comme ça qu’elle trouve des idées ! Une fois, elle a mis son stylo dans sa bouche, elle a regardé le plafond et elle a allumé son ordinateur. Elle trouve toujours une solution. Allez, réfléchis, Béatrice !

LES PILES !!!! Il faut changer les piles ! Ah, ah ! À nous deux, je ne me laisserai pas avoir par la dictature du dictaphone. Où y a des piles, ici ? Tout est blanc partout, trois bancs, un chiotte. Il a fallu que je m’arrache tous les ongles pour que les policiers me redonnent mon dictaphone ! Ah, tu penses, ils n’ont pas dû changer les piles. J’ai plus de piles, et j’ai plus d’ongles. Qu’est-ce que j’ai bien pu faire hier ? Le micro-onde, ça je m’en souviens, et puis le chien, oui, oui, et puis je suis arrivé au bureau. Pour sûr, c’était pas un jour comme les autres. Le patron était là. D’habitude, le patron n’est jamais là avant 11 heures. Il était avec des policiers, y avait même Sylvie, elle tremblait comme la photocopieuse couleur après trois cent trente-quatre copies recto-verso. Elle m’a montré du doigt, le patron m’a harcelé de questions. Il m’a demandé dix-sept fois “Où est Béatrice ?”, et les policiers ont fumé six cigarettes. Deux d’entre eux ont jeté leur mégot par terre. J’ai pris leur cendrier, et j’ai soufflé dessus. Ils m’ont plaqué contre le sol. Il y a deux prises de courant sur le mur de gauche. Le patron a avoué qu’il n’avait pas la clé des archives. Le policier a pris mon trousseau qui compte treize clés, dont deux rouges, et trois bleues. Il a réussi à ouvrir le local au bout de huit minutes. Il a essayé toutes les clés rouges et une clé bleue. Sylvie a hurlé “Béatrice”, et elle s’est précipitée dans le local. Je me suis levé, j’ai essayé de prouver à Sylvie que la vraie Béatrice, c’était moi, et que l’autre, elle n’avait pas téléphoné depuis plus de trois jours. Après, je sais plus.

Des piles, il me faut des piles. Je vais m’arracher un œil, on va voir si ça marche. On va voir au bout de combien d’yeux arrachés ils accepteront de me donner des piles.

“DES PILES, DES PILES, DES PIIIILES, DES PILES…
– Oh, putain, donne-lui des piles, il va s’arracher les yeux ! Le médecin n’arrive pas avant quatre heures. J’en ai marre de nettoyer son sang, et les autres, ils vont commencer à flipper.
– DES PIIIIILES, DES PILES, DES PILES, DES PILES…
– MERDE, les voilà tes piles !”

Et beh, je suis de plus en plus efficace. Même pas besoin de m’arracher quoi que ce soit. C’est beau, l’expérience ! Allez, quatre piles. Vite, révision, et après : action !

–>PLAY : “… et Sylvie a pris son sac à main pour me taper sur la tête. Elle m’a donné neuf coups de sac à main. Trois des policiers m’ont poussé en dehors du local. J’ai mis en route toutes les photocopieuses, puis j’ai couru jusqu’au bureau de Béatrice. J’ai montré au patron les deux cent trente-cinq trombones, le verre d’eau, j’ai appuyé sur la touche “1” pour commander une autre quatre fromages au cas où les policiers mangeraient au bureau à midi. Ils se sont tous mis autour de moi pour admirer mon travail. Ils se sont mis à hurler comme le chien derrière la grille. J’ai pissé sur celui qui hurlait le plus fort. Il ne m’a pas pissé dessus. Les policiers ne sont pas comme les chiens, ils ne pissent pas sur les passants en guise de reconnaissance. Ils prennent des matraques et les testent sur les têtes. J’ai reçu trois coups de matraques, et je me suis endormi. J’ai dormi cinq heures et trente-deux minutes. La pendule de la cellule a trois minutes de retard. Il y a deux ivrognes endormis, et une femme en mini-jupe. Il y a quatre-vingt-trois barreaux sur la grille de la cellule. Les ivrognes dorment quinze minutes en moyenne et se lèvent pour pisser contre le mur. J’ai pissé sur un des ivrognes en guise de reconnaissance. Il m’a donné un seul coup de poing, et j’ai redormi une heure. J’ai mangé un sandwich au jambon. Je me suis arraché les ongles en commençant par le pied gauche. Les policiers m’ont redonné mon dictaphone. Le policier qui testait les matraques a passé trois quarts d’heure au téléphone. C’est moins bien que Béatrice. Demain, j’achèterai un nouveau micro-onde.”

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Quatrième partie

Mardi, 11h45.

– Allô ? Salut Sylvie ! Ouais, c’est moi. Oh, tu sais pas quoi ? Il faut que je te raconte ! Hier, j’ai acheté un nouveau micro-onde. Et tu sais quoi ? Quand je suis passée devant la grille, le chien n’a pas hurlé. Il me pisse dessus directement, maintenant ! Comme ça, j’ai plus de temps pour chercher un magasin où on peut trouver des grille-pains waterproof. T’en connais pas, par hasard ?
– Tuut-tuut-tuut…
– Sylvie ? Syyyyylvie ?

Mince, elle a raccroché. D’habitude, ça dure une heure et ça finit par “Salut, à demain”. Là, ça fait à peine trente secondes. Et pas de “Salut, à demain”. Qu’est-ce qui a foiré ? Je ne comprends pas, j’avais tout enregistré sur mon dictaphone, j’ai tout appris par cœur hier soir. Une heure pétante ! Pas une minute de plus. Elle a dû avoir un problème. Un gros problème. Parce que, si c’était juste un collègue qui passait en feignant de ranger un dossier, elle aurait dû me demander d’attendre quelques minutes, elle m’aurait dit “Attends, y a quelqu’un”, et puis j’aurais avalé un verre d’eau. Non, non, elle a bien raccroché ! Y a du y avoir une coupure sur le secteur ! Ah, c’est bien ma veine. Juste le jour où je décide de me lancer ! Pas de répits pour les débutants ! Mince, alors ! Et si c’était plus grave ? un malaise ? Ah, la, la. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Des fois, quand elle n’est pas disponible à 11h45 à cause d’une réunion ou du pot d’anniversaire du patron, Béatrice raccroche. Elle dit “j’te rappelle”, et elle rappelle après. Elle a même mis le numéro de Sylvie en mémoire. La touche “0” pour sortir du réseau interne, la touche “1” pour commander une pizza, la touche “2” pour appeler “chéri”, la touche “3” pour Sylvie.

“1” = “Une quatre fromages… oui, oui, comme d’habitude, au deuxième étage.”
“2” = “Je vais arriver en retard ce soir, chéri, ne t’inquiète pas.”
“3” = “Allô, Sylvie, c’est Béatrice”. Et hop, c’est reparti pour une heure.

Sûr, il y a un problème. Il faut que je la rappelle. Allez, deuxième essai.

– Allô, Sylvie ? C’est Béatrice, qu’est-ce qui t’arrive ? Je me suis inquiétée, j’ai cru que…
– Tuut-tuut-tuut…
– (…)

Mince alors, ça marche pas. Il doit y avoir un problème dans le lancement de la session “conversation d’une heure”. Pourtant, j’ai tous les mots-clés, j’ai toutes les formules, j’ai tout mon temps d’enregistrement, j’ai étalé deux cent trente-cinq trombones sur le bureau pour les tripoter en parlant, j’ai déposé un verre d’eau au cas où quelqu’un viendrait, j’ai même laissé pousser quelques cheveux pour remonter ma mèche en coinçant le combiné sur mon épaule. Qu’est-ce que j’ai bien pu oublier ? J’ai beau regarder autour de moi, je ne vois pas. Les photocopieuses sont… Mais oui, suis-je bête ! Les photocopieuses ! Il faut qu’elles marchent ! Sans le brouhaha des photocopieuses, ça marche pas ! Vite. Combien y a de feuilles, là ? Une, deux, trois, …, quarante-deux, quarante-trois, …, cent trente-six, cent trente-sept, cent trente-huit. C’est bon, j’en mets soixante-neuf dans la photocopieuse “couleur”, et soixante-neuf dans l’autre. Une, deux, trois, …, quarante-deux, quarante-trois, …, soixante-huit, soixante-neuf. Hop, c’est parti pour la première ! À l’autre ! Une, deux, trois, …, quarante-deux, quarante-trois, …, soixante-huit, soixante-neuf. Recto-verso, ça fait encore plus de bruit ! Hi, hi, ça va marcher, ça va marcher. Vite, au téléphone ! “3”, et c’est reparti pour une heure ! Troisième essai.

– Sylvie, c’est Béatrice ! Oh, je t’entends mal avec ce BROUHAHA de photocopieuse (hé, hé, avec ça, si elle n’a pas compris le message). Oh, la, la, attends, il faut que je te raconte ! Hier, j’ai acheté un nouveau…
– Mais enfin, laissez-moi tranquille, monsieur ! Tuut-tuut-tuut…
– Je…

Monsieur ? Voilà qu’elle me prend pour un homme ? J’ai les mèches les trombones et le verre d’eau, je suis à mon bureau, le téléphone sonne à 11h45, je décroche ! Je suis Béatrice ! Mince alors, mais elle m’agace, celle-là ! J’ai passé des mois et des mois à trouver assez d’occupations dans une journée pour faire une heure d’enregistrement, j’ai acheté un micro-onde tous les jours, des grille-pains, du sucre et de la farine, j’ai suivi plus de soixante personnes dans la rue pour comprendre ce qu’elles font après leur travail. J’ai pissé sur un chien, compté les pavés, ouvert tous mes disques pour voir s’ils étaient dedans, j’ai pris le métro, le tram, le bus, le taxi pour avoir des grèves et des embouteillages. Ici, les gens ne parlent que de grèves et d’embouteillages ! J’ai eu trois grèves et vingt-cinq minutes d’embouteillage dans la rue Victor Hugo. Le chauffeur de taxi m’a même expliqué pourquoi il n’utilisait jamais les couloirs de taxi. Aujourd’hui, j’ai une heure d’enregistrement, j’ai bâillonné Béatrice sur mon siège pour éviter qu’elle me dérange pendant ma conversation. Elle gesticulait tellement que je l’ai mise dans le placard. Hop ! Aux archives, la collègue ! On n’en parle plus. Maintenant, c’est moi, Béatrice !

Mais non, ça suffit pas ! Il faut encore que je me fasse raccrocher au nez ! Voilà comment on est remercié par nos amies, hein ! Ah, c’est sûr, on peut toujours compter sur elles ! Attends un peu, je n’ai pas dit mon dernier mot.

– Allô ? C’est Béatrice. Salut, et à demain !
– (…)

Et voilà. C’est moi qui raccroche, cette fois. Ah, ah, elle ne croyait tout de même pas s’en sortir comme ça ! J’ai toute l’après-midi pour réviser, maintenant. Tomorrow is another day !

–> PLAY : “Aujourd’hui, j’ai acheté un nouveau micro-onde. Je suis passé devant la grille et pour la première fois, le chien n’a pas hurlé…”

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Troisième partie

Essai numéro 3 : Aujourd’hui, j’ai acheté un nouveau micro-onde. Le vendeur m’a assuré que les grille-pains waterproof, ça n’existait pas, et qu’il était inutile que j’en cherche dans d’autres magasins. Je ne l’ai pas cru, et j’ai fait tous les magasins de la ville pour en trouver. Au trente-troisième magasin, le vendeur m’a confirmé que je pouvais nettoyer le grille-pain avec un tissu légèrement humide, mais qu’il ne fallait pas plonger les micro-ondes dans les éviers pleins d’eau. Je lui ai demandé si le fait que l’eau soit chaude ou froide avait une quelconque importance. Le signe qu’il m’a fait avec l’un de ses doigts devait signifier que non, et il est parti. J’ai quand-même acheté ce grille-pain. Je suis passé devant la grille d’un jardin privé où un chien s’est mis à hurler en me voyant. J’ai attendu au coin de la rue pour qu’il se calme, puis je suis repassé devant la grille. Il a hurlé à nouveau. Il faut passer deux cent quarante-six fois devant la grille avant que le chien arrête de hurler. J’ai sympathisé avec le chien, et nous avons discuté pendant deux bonnes heures. Au début, je ne suis pas sûr qu’il comprenait mes aboiements, mais finalement, en faisant un petit effort, nous nous sommes compris. Il m’a pissé dessus en guise de reconnaissance, puis je lui ai pissé dessus en guise de reconnaissance. Nous nous sommes pissés dessus en guise de reconnaissance au moins dix-sept fois. Le chien lève la patte et pisse par à-coups. Moi, je ne lève pas la patte et je pisse plus longuement. J’ai dû boire de nombreux litres d’eau pour assurer mes tours de pisse. Heureusement, il y avait beaucoup d’eau dans le caniveau. J’ai tenu jusqu’au bout et le chien est rentré chez lui à coups de latte dans le cul parce que son propriétaire en avait marre qu’on se pisse dessus. J’ai regardé dans les poubelles de déchets recyclables pour voir si personne ne s’était trompé. Sur trois poubelles, j’ai trouvé deux fers à repasser, douze boîtes à pizza, trente-deux bouteilles d’eau écrasables écrasées et dix-sept bouteilles d’eau écrasables non écrasées. J’ai écrasé les bouteilles d’eau écrasables non écrasées. J’ai trouvé des lettres déchirées, en mille morceaux. J’ai réussi à reconstituer la correspondance recyclée en assemblant les morceaux. Jeannine a passé ses vacances en Lozère et elle remercie un certain Paul d’avoir su attendre si longtemps. Dommage qu’il ne faisait pas beau en Lozère et qu’en ces temps d’occupation il soit si difficile de trouver du sucre et de la farine. Paul n’a pas vraiment attendu. Il est désolé, mais il a fait sa vie avec une autre. Elle attend un enfant pour le mois de mars. Il espère que ce sera un garçon, comme ça, il pourra l’appeler Henri, comme son père. Jeannine est désespérée, mais elle comprend. Elle lui souhaite une longue vie avec l’autre et son enfant. Il y a un poème de Verlaine. En fait, il n’y avait pas mille morceaux de papier mais seulement deux cent treize. J’ai fait un tas avec les morceaux, puis j’ai soufflé dessus. J’ai suivi deux jolies dames qui sortaient du vidéoclub. Elles ont vu un film qui leur a beaucoup plu, surtout la scène où Bruce Willis se rend compte qu’il est mort. Elles sont entrées chez l’épicier parce que l’une d’entre elles n’avait plus de shampooing. Elles sont restées sept minutes chez l’épicier, puis elles sont ressorties avec une baguette de pain, quatre yaourts “nature” et une bouteille de shampooing. Isabelle assure qu’elle ne retournera plus jamais chez Monoprix depuis qu’un vigile suspicieux a fouillé son sac à main à la sortie du magasin, et Fanny ne jure que par les produits Yves Rocher. Ensuite, nous sommes allés nous promener dans le parc. Nous avons fait deux fois le tour du lac, et nous avons mangé une glace. Nous sommes rentrés en bus parce que nous étions fatigués. Nous avons laissé Fanny en bas de chez elle en décortiquant de fond en comble le programme de la journée de demain : piscine, acuponcture, coiffeur, visite de ma vieille tante. Puis, nous nous sommes regardés longuement. Une fois que Fanny avait disparu dans son ascenseur, nous avons continué à marcher jusqu’à chez Isabelle. Au coin de la rue, elle s’est mise à courir, alors j’ai couru aussi. Nous avons couru ensemble pendant de longs kilomètres, et au passage des rares piétons, elle hurlait “Arrêtez cet homme !”, et moi “Arrêtez cette femme !”, et nous sommes allés comme ça jusqu’au commissariat. Isabelle est arrivée la première. Elle a pu entrer. Pas moi. Alors, j’ai compté le nombre de voitures de police qui stationnaient en face, sur des places réservées. Il y avait cinq voitures sur les places réservées aux handicapés, deux sur les places “livraison” et une sur le passage piéton. J’ai essayé de déplacer les voitures. Aucune n’a bougé, même avec les coups de pied. Je suis allé frapper à la vitre du commissariat. Personne. Au bout de quelques minutes, une autre voiture de police est arrivée, toutes sirènes dehors. Je me suis caché dans une benne à ordures pour voir où elle allait se garer. Elle s’est mise carrément en travers de la route, et les policiers ont commencé à chercher une place à la torche. Ils ont même regardé sous les voitures. Ils n’en ont pas trouvé, alors, ils sont entrés dans le commissariat, et sont ressortis au bout d’un quart d’heure avec Isabelle. Elle s’est engouffrée dans la voiture et ils sont partis. Je suis rentré chez moi. Il y a cinq mille trois cents pavés dans la rue piétonne du vieux marché. J’ai mis dix-sept minutes pour aller jusqu’à la Poste en courant, et trente-deux en marchant tranquillement. Il y a sept lampadaires qui ne marchent pas en face de l’église. J’ai fait un tas avec tous les mégots que j’ai trouvés devant le tabac, puis j’ai soufflé dessus.

Sept minutes.

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Deuxième partie

Essai numéro 1 : “J’ai acheté un nouveau micro-onde”.

Bon, c’est juste pour essayer aussi. En parlant très lentement, j’arrive peut-être à cinq secondes. Si j’achète un nouveau micro-onde tous les jours, j’ai cinq secondes d’assurées sur mon enregistrement. C’est un début. Je tiens une piste. Si mes calculs sont exacts, je devrai acheter sept cent vingt micro-ondes pour arriver à une heure. Qu’est-ce que je vais faire de sept cent vingt micro-ondes ? Surtout que si j’achète sept cent vingt micro-ondes le même jour, il faudra que je dise “j’ai acheté sept cent vingt micro-ondes”. Je ne vais pas dire sept cent vingt fois “j’ai acheté un micro-onde”. On va me prendre pour un malade. Tous les achats de même nature devront être regroupés. Avec “j’ai acheté sept cent vingt micro-ondes”, au mieux, je gagne deux secondes, peut-être trois si je butte sur le nombre de micro-ondes. Il faudra que j’achète sept cent dix-neuf autres objets, tous les jours, pendant quinze ans, puis je doublerai le nombre d’objets pour rattraper le temps perdu. J’arrive à mille quatre cent quarante objets. C’est jouable. Si je décortique ma liste de courses, je devrais arriver à un certain nombre d’achats.

Elle doit en passer du temps, Béatrice, sur sa liste de courses. Surtout qu’elle fait ça par cœur tous les jours, sans ticket. Déjà que j’ai du mal à me souvenir que j’ai acheté du pain, alors si je dois apprendre le contenu de mon frigo, je ne suis pas couché ! Deux yaourts, cinq tranches de jambon, trois œufs, une bouteille de jus d’orange (multivitaminé), un camembert, le reste de pâtes d’hier, une boîte de conserve ouverte contenant des haricots verts… blancs ? Ah, ça doit faire longtemps qu’ils sont là, eux ! Voyons dans le freezer. Une barquette de lasagnes aux champignons, deux pizzas, des glaçons. Mouais, les glaçons, je ne les ai pas achetés, je les ai faits avec l’eau du robinet. Mais bon, rien ne m’empêche de dire à mon dictaphone que j’ai fait des glaçons avec l’eau du robinet. Avec cette chaleur, j’ai quand-même le droit de faire des glaçons avec l’eau du robinet. Et au lieu de regarder le journal télévisé, rien ne m’empêche de réchauffer mes glaçons dans un micro-onde, de les remettre au freezer, et de renouveler l’opération autant de fois que mon nombre de micro-ondes me le permettra. Je vais gagner un temps précieux sur la cassette. C’est sûr, il faudra que je développe, parce que si je dis seulement “j’ai mis sept cent vingt fois les glaçons au micro-onde pour les réchauffer puis je les ai remis au freezer”, on ne me croira jamais. Pourquoi devrais-je avoir besoin de sept cent vingt tentatives pour réchauffer des glaçons ? Ou bien on m’accuserait à juste titre de placer volontairement la minuterie sur “deux secondes”, ou bien on supposerait qu’aucun de mes sept cent vingt micro-ondes ne fonctionne. Ce s’rait pas de chance. Et ils m’entendront, au service après vente, si y en a aucun qui marche ! Non, non, le mieux, c’est que je dise sept cent vingt fois “j’ai mis les glaçons dans le micro-onde et je les ai remis au freezer”. Là, rien à dire !

Et beh, elle a une drôle de vie, Béatrice. Apprendre des listes de courses et réchauffer des glaçons, je comprends qu’elle raconte tout ça à Sylvie. C’est pas une copine qu’il lui faut, c’est un psy ! D’un autre côté, je ne crois pas qu’elle raconte sept cent vingt fois la même chose. Elle n’a pas l’air de bégayer. Dans une cuisine, il doit bien y avoir autre chose à faire que de réchauffer des glaçons au micro-onde. Il faut que je trouve six cent dix-neuf autres choses à faire. Voyons, voyons. Hum… je crois que j’ai des idées !

Essai numéro 2 : “Aujourd’hui, j’ai sorti des glaçons pour les réchauffer au micro-onde. Quand la sonnette a retenti, j’ai remis les glaçons dans le freezer. J’ai poussé la table pour aller chercher le crayon que je cherchais partout et que j’ai aperçu l’autre jour en passant le balai. J’ai changé le torchon qui essayait désespérément de sécher à côté du couteau à pain. J’ai mis le vieux torchon dans le panier à linge sale. J’ai feuilleté les réclames qu’on a gentiment déposées dans ma boîte aux lettres. J’ai transvasé une bouteille d’Evian écrasable dans une bouteille non écrasable. J’ai écrasé la bouteille vide en suivant les instructions de l’étiquette. J’ai essayé de reformer la bouteille écrasée pour voir si elles tiennent encore debout quand on les a déjà écrasées et puis j’ai essayé d’écraser à nouveau la bouteille. J’ai fait un petit tas avec les miettes du grille-pain puis j’ai soufflé dessus. J’ai décortiqué toutes les boîtes de gâteaux pour les aplatir. J’ai écrasé les gâteaux sur la table pour faire des minuscules miettes. Il y avait trente-cinq mille sept cent trois miettes. J’ai fait un tas avec les miettes puis j’ai soufflé dessus. J’ai rempli l’évier d’eau chaude, j’ai regardé si les glaçons étaient faits pour refroidir l’eau. Impossible, ils étaient encore chauds. J’ai donc vidé l’évier, puis je l’ai rempli d’eau froide. J’ai allumé le grille-pain et je l’ai plongé dans l’eau pour savoir si ça pouvait la réchauffer un peu. Les plombs ont sauté. J’ai remis le courant. J’ai jeté le grille-pain qui ne voulait plus marcher. J’ai regardé sur la notice de la ville pour voir si les grille-pains étaient à mettre dans la poubelle des déchets recyclables. Ils parlent des fers à repasser, pas des grille-pains. J’ai sorti tous les sucres en morceaux et je les ai écrasés pour faire du sucre en poudre. J’ai vidé la boîte de sucre en poudre pour voir si j’arrivais au même résultat. Pas mal ! J’ai fait un tas avec le sucre puis j’ai soufflé dessus. J’ai passé le balai pour ramasser les miettes et le sucre.”

Deux minutes. Elle a une drôle de vie, Béatrice…

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Première partie

On ne peut pas dire qu’il se passe beaucoup de choses dans ma vie. Pas vraiment. Oh, bien-sûr, il y a les événements de la vie courante, les grippes, les factures, l’anniversaire de mes petites nièces mais tout ça, c’est un peu comme la pluie qui tombera demain, ça ne dépend pas de moi. Rien à faire, j’ai beau chercher, il n’y a rien qui vaille la peine d’être raconté à quelqu’un. À moins que l’achat d’un micro-onde soit un événement particulièrement intéressant. Bof, pas vraiment. Je me vois bien téléphoner à un ami comme le fait cette collègue qui passe tous les jours plus d’une heure avec la même personne. Comme j’aimerais savoir ce qu’elles se racontent, ces deux piplettes. Je n’ai jamais réussi à entendre une phrase complète. À chaque fois que je m’approche en feignant d’aller chercher un dossier dans le placard le plus proche de son bureau, je l’entends dire : “Attends, Sylvie, y a quelqu’un”. Elle a l’impression que je ne l’entends pas, elle me suit du regard comme pour vérifier l’utilité de mon déplacement, elle en profite toujours pour avaler un verre d’eau et puis elle attend que je m’éloigne. “C’est bon, Sylvie, il est parti”. Je sais juste qu’elle s’appelle Sylvie.

J’imagine que pour passer plus d’une heure chaque jour au téléphone, il faut avoir autre chose à se dire que “j’ai acheté un nouveau micro-onde”. En une heure, on a le temps de raconter un film qu’on vient de voir, un livre qu’on vient de lire, on a le temps de raconter toute son enfance heure après heure depuis sa première communion. Et après ? Ses rêves, ses fantasmes, les problèmes avec la réservation de la maison pour les vacances d’été. Et après ? Décortiquer l’actualité du jour, chercher dans π tous les chiffres qui se trouvent après la virgule, nommer toutes les étoiles du système solaire. Et après ? Jour après jour, années après années, ma collègue de bureau arrive à trouver plus d’une heure de sujets de conversation qu’elle propose à une même Sylvie qui, de son côté, doit enregistrer les noms, les chiffres, les rêves, les problèmes, les livres, les films, tout ça en réagissant d’une manière positive. Elle prend des notes ou quoi ?

Mais qu’est-ce qu’elle peut bien lui raconter ?

Après tout, cette collègue, à peu de choses près, doit avoir une vie qui ressemble à la mienne. Voilà presque quinze ans que nous travaillons dans le même bureau. On arrive à la même heure, on repart à la même heure. Comme moi, elle rentre chez elle, décortique le courrier, sort le linge de la machine, prépare à manger, regarde le journal télévisé, s’endort devant la télé et va se coucher. Au pire, elle nourrit un chat, discute avec une voisine, appelle sa mère. De là à raconter ça à Sylvie ! Où trouve-t-elle le temps de faire tout ce qu’elle raconte ? On dirait qu’elle a parcouru le monde et monté trois fois l’Everest dans la nuit, qu’elle a rencontré un acteur Américain qui l’a emmenée dîner dans un ranch au Texas. Elle commence toujours par la même phrase : “Oh, tu sais pas ? Il faut que je te raconte”. Et puis les phrases se perdent dans le brouhaha des photocopieuses. Il faut que je te raconte quoi ?

Ah, elle m’agace ! À chaque fois que le téléphone du bureau sonne à 11h45, j’ai des angoisses. Et puis quand il sonne en retard, j’angoisse aussi. Et puis quand elle est malade, je réponds à sa place. Sylvie me demande si Béatrice est là. Combien de fois j’ai failli lui demander où elles en étaient dans leurs discussions ? Et si elle savait que c’était moi la personne qui l’oblige à attendre la suite parce qu’il y a “quelqu’un qui vient” ? Bonjour, à chaque fois que vous appelez, je suis à vos côtés, j’entends les rires explosifs de Béatrice, je vois ses mains qui tripotent les trombones, je sens, quand elle recule sa chaise en poussant avec ses pieds sur son bureau, qu’elle fatigue et qu’elle va bientôt raccrocher, est-ce que vous l’avez déjà vu coincer son combiné sur son épaule en remontant sa mèche de cheveux, savez-vous que je vais bientôt vous mettre sur écoute pour vérifier si tout ce qu’elle vous raconte est vrai, pour savoir si elle ne dit rien sur moi, et puis je vous rappellerai, nous passerons des heures au téléphone, je vous raconterai la véritable vie de Béatrice, je vous raconterai qu’on rentre du bureau, qu’on décortique le courrier, qu’on sort le linge de la machine, qu’on prépare à manger, qu’on regarde le journal télévisé, qu’on va se coucher, qu’on s’endort l’un à côté de l’autre. Hier, on a acheté un nouveau micro-onde.

Je vais rentrer. Aujourd’hui, je vais marcher dans la ville au lieu d’aller chez moi, je vais essayer de rencontrer des gens, de parler avec eux. Je vais essayer d’allonger les soirées jusqu’à ce que je ne puisse plus tenir debout, j’irai dormir sous un pont, et demain, j’achèterai un dictaphone, j’enregistrerai tout ce qui m’est arrivé pour voir s’il est possible de remplir une mini-cassette de soixante minutes puis je la remplirai à nouveau le lendemain, puis le surlendemain et ainsi de suite pendant quinze ans. Et quand je serai bien entraîné, je doublerai le temps d’enregistrement pour rattraper les heures perdues à regarder Béatrice.

Je vais avoir tant de choses à te raconter, Sylvie !

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