Quatrième partie

Mardi, 11h45.

– Allô ? Salut Sylvie ! Ouais, c’est moi. Oh, tu sais pas quoi ? Il faut que je te raconte ! Hier, j’ai acheté un nouveau micro-onde. Et tu sais quoi ? Quand je suis passée devant la grille, le chien n’a pas hurlé. Il me pisse dessus directement, maintenant ! Comme ça, j’ai plus de temps pour chercher un magasin où on peut trouver des grille-pains waterproof. T’en connais pas, par hasard ?
– Tuut-tuut-tuut…
– Sylvie ? Syyyyylvie ?

Mince, elle a raccroché. D’habitude, ça dure une heure et ça finit par “Salut, à demain”. Là, ça fait à peine trente secondes. Et pas de “Salut, à demain”. Qu’est-ce qui a foiré ? Je ne comprends pas, j’avais tout enregistré sur mon dictaphone, j’ai tout appris par cœur hier soir. Une heure pétante ! Pas une minute de plus. Elle a dû avoir un problème. Un gros problème. Parce que, si c’était juste un collègue qui passait en feignant de ranger un dossier, elle aurait dû me demander d’attendre quelques minutes, elle m’aurait dit “Attends, y a quelqu’un”, et puis j’aurais avalé un verre d’eau. Non, non, elle a bien raccroché ! Y a du y avoir une coupure sur le secteur ! Ah, c’est bien ma veine. Juste le jour où je décide de me lancer ! Pas de répits pour les débutants ! Mince, alors ! Et si c’était plus grave ? un malaise ? Ah, la, la. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Des fois, quand elle n’est pas disponible à 11h45 à cause d’une réunion ou du pot d’anniversaire du patron, Béatrice raccroche. Elle dit “j’te rappelle”, et elle rappelle après. Elle a même mis le numéro de Sylvie en mémoire. La touche “0” pour sortir du réseau interne, la touche “1” pour commander une pizza, la touche “2” pour appeler “chéri”, la touche “3” pour Sylvie.

“1” = “Une quatre fromages… oui, oui, comme d’habitude, au deuxième étage.”
“2” = “Je vais arriver en retard ce soir, chéri, ne t’inquiète pas.”
“3” = “Allô, Sylvie, c’est Béatrice”. Et hop, c’est reparti pour une heure.

Sûr, il y a un problème. Il faut que je la rappelle. Allez, deuxième essai.

– Allô, Sylvie ? C’est Béatrice, qu’est-ce qui t’arrive ? Je me suis inquiétée, j’ai cru que…
– Tuut-tuut-tuut…
– (…)

Mince alors, ça marche pas. Il doit y avoir un problème dans le lancement de la session “conversation d’une heure”. Pourtant, j’ai tous les mots-clés, j’ai toutes les formules, j’ai tout mon temps d’enregistrement, j’ai étalé deux cent trente-cinq trombones sur le bureau pour les tripoter en parlant, j’ai déposé un verre d’eau au cas où quelqu’un viendrait, j’ai même laissé pousser quelques cheveux pour remonter ma mèche en coinçant le combiné sur mon épaule. Qu’est-ce que j’ai bien pu oublier ? J’ai beau regarder autour de moi, je ne vois pas. Les photocopieuses sont… Mais oui, suis-je bête ! Les photocopieuses ! Il faut qu’elles marchent ! Sans le brouhaha des photocopieuses, ça marche pas ! Vite. Combien y a de feuilles, là ? Une, deux, trois, …, quarante-deux, quarante-trois, …, cent trente-six, cent trente-sept, cent trente-huit. C’est bon, j’en mets soixante-neuf dans la photocopieuse “couleur”, et soixante-neuf dans l’autre. Une, deux, trois, …, quarante-deux, quarante-trois, …, soixante-huit, soixante-neuf. Hop, c’est parti pour la première ! À l’autre ! Une, deux, trois, …, quarante-deux, quarante-trois, …, soixante-huit, soixante-neuf. Recto-verso, ça fait encore plus de bruit ! Hi, hi, ça va marcher, ça va marcher. Vite, au téléphone ! “3”, et c’est reparti pour une heure ! Troisième essai.

– Sylvie, c’est Béatrice ! Oh, je t’entends mal avec ce BROUHAHA de photocopieuse (hé, hé, avec ça, si elle n’a pas compris le message). Oh, la, la, attends, il faut que je te raconte ! Hier, j’ai acheté un nouveau…
– Mais enfin, laissez-moi tranquille, monsieur ! Tuut-tuut-tuut…
– Je…

Monsieur ? Voilà qu’elle me prend pour un homme ? J’ai les mèches les trombones et le verre d’eau, je suis à mon bureau, le téléphone sonne à 11h45, je décroche ! Je suis Béatrice ! Mince alors, mais elle m’agace, celle-là ! J’ai passé des mois et des mois à trouver assez d’occupations dans une journée pour faire une heure d’enregistrement, j’ai acheté un micro-onde tous les jours, des grille-pains, du sucre et de la farine, j’ai suivi plus de soixante personnes dans la rue pour comprendre ce qu’elles font après leur travail. J’ai pissé sur un chien, compté les pavés, ouvert tous mes disques pour voir s’ils étaient dedans, j’ai pris le métro, le tram, le bus, le taxi pour avoir des grèves et des embouteillages. Ici, les gens ne parlent que de grèves et d’embouteillages ! J’ai eu trois grèves et vingt-cinq minutes d’embouteillage dans la rue Victor Hugo. Le chauffeur de taxi m’a même expliqué pourquoi il n’utilisait jamais les couloirs de taxi. Aujourd’hui, j’ai une heure d’enregistrement, j’ai bâillonné Béatrice sur mon siège pour éviter qu’elle me dérange pendant ma conversation. Elle gesticulait tellement que je l’ai mise dans le placard. Hop ! Aux archives, la collègue ! On n’en parle plus. Maintenant, c’est moi, Béatrice !

Mais non, ça suffit pas ! Il faut encore que je me fasse raccrocher au nez ! Voilà comment on est remercié par nos amies, hein ! Ah, c’est sûr, on peut toujours compter sur elles ! Attends un peu, je n’ai pas dit mon dernier mot.

– Allô ? C’est Béatrice. Salut, et à demain !
– (…)

Et voilà. C’est moi qui raccroche, cette fois. Ah, ah, elle ne croyait tout de même pas s’en sortir comme ça ! J’ai toute l’après-midi pour réviser, maintenant. Tomorrow is another day !

–> PLAY : “Aujourd’hui, j’ai acheté un nouveau micro-onde. Je suis passé devant la grille et pour la première fois, le chien n’a pas hurlé…”

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Troisième partie

Essai numéro 3 : Aujourd’hui, j’ai acheté un nouveau micro-onde. Le vendeur m’a assuré que les grille-pains waterproof, ça n’existait pas, et qu’il était inutile que j’en cherche dans d’autres magasins. Je ne l’ai pas cru, et j’ai fait tous les magasins de la ville pour en trouver. Au trente-troisième magasin, le vendeur m’a confirmé que je pouvais nettoyer le grille-pain avec un tissu légèrement humide, mais qu’il ne fallait pas plonger les micro-ondes dans les éviers pleins d’eau. Je lui ai demandé si le fait que l’eau soit chaude ou froide avait une quelconque importance. Le signe qu’il m’a fait avec l’un de ses doigts devait signifier que non, et il est parti. J’ai quand-même acheté ce grille-pain. Je suis passé devant la grille d’un jardin privé où un chien s’est mis à hurler en me voyant. J’ai attendu au coin de la rue pour qu’il se calme, puis je suis repassé devant la grille. Il a hurlé à nouveau. Il faut passer deux cent quarante-six fois devant la grille avant que le chien arrête de hurler. J’ai sympathisé avec le chien, et nous avons discuté pendant deux bonnes heures. Au début, je ne suis pas sûr qu’il comprenait mes aboiements, mais finalement, en faisant un petit effort, nous nous sommes compris. Il m’a pissé dessus en guise de reconnaissance, puis je lui ai pissé dessus en guise de reconnaissance. Nous nous sommes pissés dessus en guise de reconnaissance au moins dix-sept fois. Le chien lève la patte et pisse par à-coups. Moi, je ne lève pas la patte et je pisse plus longuement. J’ai dû boire de nombreux litres d’eau pour assurer mes tours de pisse. Heureusement, il y avait beaucoup d’eau dans le caniveau. J’ai tenu jusqu’au bout et le chien est rentré chez lui à coups de latte dans le cul parce que son propriétaire en avait marre qu’on se pisse dessus. J’ai regardé dans les poubelles de déchets recyclables pour voir si personne ne s’était trompé. Sur trois poubelles, j’ai trouvé deux fers à repasser, douze boîtes à pizza, trente-deux bouteilles d’eau écrasables écrasées et dix-sept bouteilles d’eau écrasables non écrasées. J’ai écrasé les bouteilles d’eau écrasables non écrasées. J’ai trouvé des lettres déchirées, en mille morceaux. J’ai réussi à reconstituer la correspondance recyclée en assemblant les morceaux. Jeannine a passé ses vacances en Lozère et elle remercie un certain Paul d’avoir su attendre si longtemps. Dommage qu’il ne faisait pas beau en Lozère et qu’en ces temps d’occupation il soit si difficile de trouver du sucre et de la farine. Paul n’a pas vraiment attendu. Il est désolé, mais il a fait sa vie avec une autre. Elle attend un enfant pour le mois de mars. Il espère que ce sera un garçon, comme ça, il pourra l’appeler Henri, comme son père. Jeannine est désespérée, mais elle comprend. Elle lui souhaite une longue vie avec l’autre et son enfant. Il y a un poème de Verlaine. En fait, il n’y avait pas mille morceaux de papier mais seulement deux cent treize. J’ai fait un tas avec les morceaux, puis j’ai soufflé dessus. J’ai suivi deux jolies dames qui sortaient du vidéoclub. Elles ont vu un film qui leur a beaucoup plu, surtout la scène où Bruce Willis se rend compte qu’il est mort. Elles sont entrées chez l’épicier parce que l’une d’entre elles n’avait plus de shampooing. Elles sont restées sept minutes chez l’épicier, puis elles sont ressorties avec une baguette de pain, quatre yaourts “nature” et une bouteille de shampooing. Isabelle assure qu’elle ne retournera plus jamais chez Monoprix depuis qu’un vigile suspicieux a fouillé son sac à main à la sortie du magasin, et Fanny ne jure que par les produits Yves Rocher. Ensuite, nous sommes allés nous promener dans le parc. Nous avons fait deux fois le tour du lac, et nous avons mangé une glace. Nous sommes rentrés en bus parce que nous étions fatigués. Nous avons laissé Fanny en bas de chez elle en décortiquant de fond en comble le programme de la journée de demain : piscine, acuponcture, coiffeur, visite de ma vieille tante. Puis, nous nous sommes regardés longuement. Une fois que Fanny avait disparu dans son ascenseur, nous avons continué à marcher jusqu’à chez Isabelle. Au coin de la rue, elle s’est mise à courir, alors j’ai couru aussi. Nous avons couru ensemble pendant de longs kilomètres, et au passage des rares piétons, elle hurlait “Arrêtez cet homme !”, et moi “Arrêtez cette femme !”, et nous sommes allés comme ça jusqu’au commissariat. Isabelle est arrivée la première. Elle a pu entrer. Pas moi. Alors, j’ai compté le nombre de voitures de police qui stationnaient en face, sur des places réservées. Il y avait cinq voitures sur les places réservées aux handicapés, deux sur les places “livraison” et une sur le passage piéton. J’ai essayé de déplacer les voitures. Aucune n’a bougé, même avec les coups de pied. Je suis allé frapper à la vitre du commissariat. Personne. Au bout de quelques minutes, une autre voiture de police est arrivée, toutes sirènes dehors. Je me suis caché dans une benne à ordures pour voir où elle allait se garer. Elle s’est mise carrément en travers de la route, et les policiers ont commencé à chercher une place à la torche. Ils ont même regardé sous les voitures. Ils n’en ont pas trouvé, alors, ils sont entrés dans le commissariat, et sont ressortis au bout d’un quart d’heure avec Isabelle. Elle s’est engouffrée dans la voiture et ils sont partis. Je suis rentré chez moi. Il y a cinq mille trois cents pavés dans la rue piétonne du vieux marché. J’ai mis dix-sept minutes pour aller jusqu’à la Poste en courant, et trente-deux en marchant tranquillement. Il y a sept lampadaires qui ne marchent pas en face de l’église. J’ai fait un tas avec tous les mégots que j’ai trouvés devant le tabac, puis j’ai soufflé dessus.

Sept minutes.

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Deuxième partie

Essai numéro 1 : “J’ai acheté un nouveau micro-onde”.

Bon, c’est juste pour essayer aussi. En parlant très lentement, j’arrive peut-être à cinq secondes. Si j’achète un nouveau micro-onde tous les jours, j’ai cinq secondes d’assurées sur mon enregistrement. C’est un début. Je tiens une piste. Si mes calculs sont exacts, je devrai acheter sept cent vingt micro-ondes pour arriver à une heure. Qu’est-ce que je vais faire de sept cent vingt micro-ondes ? Surtout que si j’achète sept cent vingt micro-ondes le même jour, il faudra que je dise “j’ai acheté sept cent vingt micro-ondes”. Je ne vais pas dire sept cent vingt fois “j’ai acheté un micro-onde”. On va me prendre pour un malade. Tous les achats de même nature devront être regroupés. Avec “j’ai acheté sept cent vingt micro-ondes”, au mieux, je gagne deux secondes, peut-être trois si je butte sur le nombre de micro-ondes. Il faudra que j’achète sept cent dix-neuf autres objets, tous les jours, pendant quinze ans, puis je doublerai le nombre d’objets pour rattraper le temps perdu. J’arrive à mille quatre cent quarante objets. C’est jouable. Si je décortique ma liste de courses, je devrais arriver à un certain nombre d’achats.

Elle doit en passer du temps, Béatrice, sur sa liste de courses. Surtout qu’elle fait ça par cœur tous les jours, sans ticket. Déjà que j’ai du mal à me souvenir que j’ai acheté du pain, alors si je dois apprendre le contenu de mon frigo, je ne suis pas couché ! Deux yaourts, cinq tranches de jambon, trois œufs, une bouteille de jus d’orange (multivitaminé), un camembert, le reste de pâtes d’hier, une boîte de conserve ouverte contenant des haricots verts… blancs ? Ah, ça doit faire longtemps qu’ils sont là, eux ! Voyons dans le freezer. Une barquette de lasagnes aux champignons, deux pizzas, des glaçons. Mouais, les glaçons, je ne les ai pas achetés, je les ai faits avec l’eau du robinet. Mais bon, rien ne m’empêche de dire à mon dictaphone que j’ai fait des glaçons avec l’eau du robinet. Avec cette chaleur, j’ai quand-même le droit de faire des glaçons avec l’eau du robinet. Et au lieu de regarder le journal télévisé, rien ne m’empêche de réchauffer mes glaçons dans un micro-onde, de les remettre au freezer, et de renouveler l’opération autant de fois que mon nombre de micro-ondes me le permettra. Je vais gagner un temps précieux sur la cassette. C’est sûr, il faudra que je développe, parce que si je dis seulement “j’ai mis sept cent vingt fois les glaçons au micro-onde pour les réchauffer puis je les ai remis au freezer”, on ne me croira jamais. Pourquoi devrais-je avoir besoin de sept cent vingt tentatives pour réchauffer des glaçons ? Ou bien on m’accuserait à juste titre de placer volontairement la minuterie sur “deux secondes”, ou bien on supposerait qu’aucun de mes sept cent vingt micro-ondes ne fonctionne. Ce s’rait pas de chance. Et ils m’entendront, au service après vente, si y en a aucun qui marche ! Non, non, le mieux, c’est que je dise sept cent vingt fois “j’ai mis les glaçons dans le micro-onde et je les ai remis au freezer”. Là, rien à dire !

Et beh, elle a une drôle de vie, Béatrice. Apprendre des listes de courses et réchauffer des glaçons, je comprends qu’elle raconte tout ça à Sylvie. C’est pas une copine qu’il lui faut, c’est un psy ! D’un autre côté, je ne crois pas qu’elle raconte sept cent vingt fois la même chose. Elle n’a pas l’air de bégayer. Dans une cuisine, il doit bien y avoir autre chose à faire que de réchauffer des glaçons au micro-onde. Il faut que je trouve six cent dix-neuf autres choses à faire. Voyons, voyons. Hum… je crois que j’ai des idées !

Essai numéro 2 : “Aujourd’hui, j’ai sorti des glaçons pour les réchauffer au micro-onde. Quand la sonnette a retenti, j’ai remis les glaçons dans le freezer. J’ai poussé la table pour aller chercher le crayon que je cherchais partout et que j’ai aperçu l’autre jour en passant le balai. J’ai changé le torchon qui essayait désespérément de sécher à côté du couteau à pain. J’ai mis le vieux torchon dans le panier à linge sale. J’ai feuilleté les réclames qu’on a gentiment déposées dans ma boîte aux lettres. J’ai transvasé une bouteille d’Evian écrasable dans une bouteille non écrasable. J’ai écrasé la bouteille vide en suivant les instructions de l’étiquette. J’ai essayé de reformer la bouteille écrasée pour voir si elles tiennent encore debout quand on les a déjà écrasées et puis j’ai essayé d’écraser à nouveau la bouteille. J’ai fait un petit tas avec les miettes du grille-pain puis j’ai soufflé dessus. J’ai décortiqué toutes les boîtes de gâteaux pour les aplatir. J’ai écrasé les gâteaux sur la table pour faire des minuscules miettes. Il y avait trente-cinq mille sept cent trois miettes. J’ai fait un tas avec les miettes puis j’ai soufflé dessus. J’ai rempli l’évier d’eau chaude, j’ai regardé si les glaçons étaient faits pour refroidir l’eau. Impossible, ils étaient encore chauds. J’ai donc vidé l’évier, puis je l’ai rempli d’eau froide. J’ai allumé le grille-pain et je l’ai plongé dans l’eau pour savoir si ça pouvait la réchauffer un peu. Les plombs ont sauté. J’ai remis le courant. J’ai jeté le grille-pain qui ne voulait plus marcher. J’ai regardé sur la notice de la ville pour voir si les grille-pains étaient à mettre dans la poubelle des déchets recyclables. Ils parlent des fers à repasser, pas des grille-pains. J’ai sorti tous les sucres en morceaux et je les ai écrasés pour faire du sucre en poudre. J’ai vidé la boîte de sucre en poudre pour voir si j’arrivais au même résultat. Pas mal ! J’ai fait un tas avec le sucre puis j’ai soufflé dessus. J’ai passé le balai pour ramasser les miettes et le sucre.”

Deux minutes. Elle a une drôle de vie, Béatrice…

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Première partie

On ne peut pas dire qu’il se passe beaucoup de choses dans ma vie. Pas vraiment. Oh, bien-sûr, il y a les événements de la vie courante, les grippes, les factures, l’anniversaire de mes petites nièces mais tout ça, c’est un peu comme la pluie qui tombera demain, ça ne dépend pas de moi. Rien à faire, j’ai beau chercher, il n’y a rien qui vaille la peine d’être raconté à quelqu’un. À moins que l’achat d’un micro-onde soit un événement particulièrement intéressant. Bof, pas vraiment. Je me vois bien téléphoner à un ami comme le fait cette collègue qui passe tous les jours plus d’une heure avec la même personne. Comme j’aimerais savoir ce qu’elles se racontent, ces deux piplettes. Je n’ai jamais réussi à entendre une phrase complète. À chaque fois que je m’approche en feignant d’aller chercher un dossier dans le placard le plus proche de son bureau, je l’entends dire : “Attends, Sylvie, y a quelqu’un”. Elle a l’impression que je ne l’entends pas, elle me suit du regard comme pour vérifier l’utilité de mon déplacement, elle en profite toujours pour avaler un verre d’eau et puis elle attend que je m’éloigne. “C’est bon, Sylvie, il est parti”. Je sais juste qu’elle s’appelle Sylvie.

J’imagine que pour passer plus d’une heure chaque jour au téléphone, il faut avoir autre chose à se dire que “j’ai acheté un nouveau micro-onde”. En une heure, on a le temps de raconter un film qu’on vient de voir, un livre qu’on vient de lire, on a le temps de raconter toute son enfance heure après heure depuis sa première communion. Et après ? Ses rêves, ses fantasmes, les problèmes avec la réservation de la maison pour les vacances d’été. Et après ? Décortiquer l’actualité du jour, chercher dans π tous les chiffres qui se trouvent après la virgule, nommer toutes les étoiles du système solaire. Et après ? Jour après jour, années après années, ma collègue de bureau arrive à trouver plus d’une heure de sujets de conversation qu’elle propose à une même Sylvie qui, de son côté, doit enregistrer les noms, les chiffres, les rêves, les problèmes, les livres, les films, tout ça en réagissant d’une manière positive. Elle prend des notes ou quoi ?

Mais qu’est-ce qu’elle peut bien lui raconter ?

Après tout, cette collègue, à peu de choses près, doit avoir une vie qui ressemble à la mienne. Voilà presque quinze ans que nous travaillons dans le même bureau. On arrive à la même heure, on repart à la même heure. Comme moi, elle rentre chez elle, décortique le courrier, sort le linge de la machine, prépare à manger, regarde le journal télévisé, s’endort devant la télé et va se coucher. Au pire, elle nourrit un chat, discute avec une voisine, appelle sa mère. De là à raconter ça à Sylvie ! Où trouve-t-elle le temps de faire tout ce qu’elle raconte ? On dirait qu’elle a parcouru le monde et monté trois fois l’Everest dans la nuit, qu’elle a rencontré un acteur Américain qui l’a emmenée dîner dans un ranch au Texas. Elle commence toujours par la même phrase : “Oh, tu sais pas ? Il faut que je te raconte”. Et puis les phrases se perdent dans le brouhaha des photocopieuses. Il faut que je te raconte quoi ?

Ah, elle m’agace ! À chaque fois que le téléphone du bureau sonne à 11h45, j’ai des angoisses. Et puis quand il sonne en retard, j’angoisse aussi. Et puis quand elle est malade, je réponds à sa place. Sylvie me demande si Béatrice est là. Combien de fois j’ai failli lui demander où elles en étaient dans leurs discussions ? Et si elle savait que c’était moi la personne qui l’oblige à attendre la suite parce qu’il y a “quelqu’un qui vient” ? Bonjour, à chaque fois que vous appelez, je suis à vos côtés, j’entends les rires explosifs de Béatrice, je vois ses mains qui tripotent les trombones, je sens, quand elle recule sa chaise en poussant avec ses pieds sur son bureau, qu’elle fatigue et qu’elle va bientôt raccrocher, est-ce que vous l’avez déjà vu coincer son combiné sur son épaule en remontant sa mèche de cheveux, savez-vous que je vais bientôt vous mettre sur écoute pour vérifier si tout ce qu’elle vous raconte est vrai, pour savoir si elle ne dit rien sur moi, et puis je vous rappellerai, nous passerons des heures au téléphone, je vous raconterai la véritable vie de Béatrice, je vous raconterai qu’on rentre du bureau, qu’on décortique le courrier, qu’on sort le linge de la machine, qu’on prépare à manger, qu’on regarde le journal télévisé, qu’on va se coucher, qu’on s’endort l’un à côté de l’autre. Hier, on a acheté un nouveau micro-onde.

Je vais rentrer. Aujourd’hui, je vais marcher dans la ville au lieu d’aller chez moi, je vais essayer de rencontrer des gens, de parler avec eux. Je vais essayer d’allonger les soirées jusqu’à ce que je ne puisse plus tenir debout, j’irai dormir sous un pont, et demain, j’achèterai un dictaphone, j’enregistrerai tout ce qui m’est arrivé pour voir s’il est possible de remplir une mini-cassette de soixante minutes puis je la remplirai à nouveau le lendemain, puis le surlendemain et ainsi de suite pendant quinze ans. Et quand je serai bien entraîné, je doublerai le temps d’enregistrement pour rattraper les heures perdues à regarder Béatrice.

Je vais avoir tant de choses à te raconter, Sylvie !

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Chapitre 12 – Aziz

Ma chère Mathilde,

Depuis notre sublime rencontre à Paris, je ne pense plus qu’à toi. Je nous revois encore, parcourant tes endroits préférés, main dans la main. Tout semblait si essentiel. Et puis cette pluie battante qui nous a fait tant rire, ton parapluie “farine Brigault, la farine sans grumeaux”, cet objet inutile tellement il était plus facile à retourner qu’à ouvrir, nous obligeant à nous réfugier sous les ponts avec les clodos. Je me souviens encore de ce discours idéaliste que nous avons entamé en voyant la misère sous nos yeux. Nous voulions nous lancer dans l’humanitaire pour contrer cette politique désastreuse, nous voulions partager nos idées avec le plus grand nombre de pays, le plus grand nombre de populations, nous voulions rencontrer des personnes fascinantes, quitter notre train-train quotidien qui nous conduisait inéluctablement sur le chemin de nos parents. Toi, et la boulangerie de ta mère. Moi, et le garage de mon père. En partageant nos histoires, nous nous sommes tous les deux sentis bloqués, nous avons tous les deux traduit l’ignorance de nos parents, nous avons, ensemble, senti combien il devenait urgent de nous exprimer, autrement, ailleurs, sans eux. Nous devions nous retrouver au plus vite pour rattraper ce temps qui nous avait trop longtemps échappé.

Et puis depuis, plus rien. Que nous est-il arrivé ? Pourquoi ces longs mois de silence ? Toute cette attente me semble disproportionnée par rapport aux projets urgents que nous avions élaborés. Je suppose qu’au lendemain de notre rencontre, nous sommes tous les deux retournés dans notre routine quotidienne, comme des aimants, nous sommes restés figés dans la lourde atmosphère familiale. De mon côté, j’ai cru que mon père avait lu dans mes pensées. Jamais il ne m’a autant sollicité qu’à mon retour de France, jamais je n’ai eu autant de travail, de classement, de rangement, de nettoyage, autant de voitures à aller chercher de l’autre côté de la ville. Toute cette médiocrité que nous avions dénoncée m’a rongé jusqu’au bout, jusqu’à ce que je craque, que je claque la porte, que je crache à mes parents ce qu’ils ne voulaient pas voir. Je leur ai tout dit. Tout. Tout ce que je pensais d’eux et de leur vie, tout ce que je pensais de leur travail, de leur soi-disant couple. Je leur ai dit que je n’en pouvais plus d’être exploité comme ça, que je voulais partir au fin fond de l’Afrique avec toi, Mathilde. Et puis je suis parti. J’ai retrouvé mon cousin à Marrakech, et il m’héberge gratuitement. J’ai enfin pu prendre du recul, et revenir à nos projets.

Et toi, que s’est-il passé chez toi ? Nous avions mis en place une stratégie simple : tu m’as demandé de ne pas t’appeler à cause de ton imbécile de père, tu m’as demandé de te faire confiance, et tu m’as promis de me rejoindre au plus tard au mois de décembre, pendant les vacances de Noël. Aujourd’hui, on est en avril, et je n’ai toujours pas de nouvelles.

D’abord, j’ai appris la patience, ce qui m’a permis de tenir quelques semaines. Il suffisait d’un souvenir pour me donner du courage. J’en ai profité pour faire le point avec mon histoire, avec mon passé, pour pouvoir te dire l’essentiel en une phrase et passer au plus vite à notre nouvelle vie. Pas besoin du passé, pas besoin des remords, rien que l’horizon, devant nous, et l’avenir à conquérir. Et puis, peu à peu, le doute s’est installé. Et si je m’étais trompé sur toi ? Et si j’avais coupé les ponts sans réfléchir aux conséquences stériles que ce geste de rébellion avait provoquées ? Et si, isolé dans une vie qui ne m’appartenait plus, après avoir été un acteur inconscient mais utile, j’étais devenu un utopiste qui passerait le reste de son temps à chercher l’impossible ? Je n’ai pas eu envie de me laisser porter par l’illusion, et tout en respectant notre premier contrat, j’ai souhaité avoir quelques éléments de réponse.

Alors, je suis allé consulter une voyante. Pardonne-moi, Mathilde, je sais que ce n’est pas raisonnable et que tu souriras d’apprendre que ton fidèle Aziz s’est laissé prendre dans le tourbillon de la superstition comme on gratte un jeu de hasard dans l’espoir de devenir millionnaire. Et tu auras raison. Je ne sais pas ce que ces vieilles ont emmagasiné dans leur chapeau pour pouvoir ressortir des vérités si précises. Elle m’a tout dit sur mon enfance, sur mon malaise, sur ma fugue, elle m’a parlé d’un récent voyage qui avait tout bouleversé dans ma vie, elle m’a parlé de l’artisan, de l’ouvrier, du pain et des voitures. Nous étions partout dans ses paroles, et du coup, ce qu’elle a pu me dire sur l’avenir a pris une ampleur démesurée qui m’oblige à t’écrire aujourd’hui.

Elle m’a parlé de toi. Elle avait l’air gênée, comme si elle ne voulait pas me dire l’essentiel. Elle m’a dit que tu t’étais éparpillée, que ton cœur ne battait plus comme avant, que ta tête avait pris une orientation différente que ce que tes pas te dictaient, que ton histoire t’avait dispersée dans un monde sombre et froid, comme si tu avais mis tous tes projets dans une grande poubelle vide. Je ne sais pas comment je dois interpréter toutes ces images. Une seule certitude m’habite : je sais que, si j’interviens aujourd’hui dans ta vie, il n’est peut-être pas trop tard pour te retrouver telle que tu étais.

Je t’écris pour cela, Mathilde, pour savoir, pour comprendre. Donne-moi la clé qui ouvrira mon avenir, avec ou sans toi. Je ne pourrai pas t’attendre sans sombrer dans la folie. Il suffira d’un mot de toi pour que je sache enfin si je dois ouvrir notre livre de bord, et si je dois tout de suite y inscrire le mot FIN.

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Chapitre 11 – Damien

Pipi, caca. Y a “prout” aussi. Ils aiment bien, “prout”, ça les fait rire. Je dois être dans le service caricatural qui a servi à formuler toutes les blagues sur les débiles mentaux. Je dis “ah, gah”, et ils se marrent pendant deux heures. Oh, pas besoin de télé, ici. Je passe toutes les deux heures, “ah, gah”, et ça suffit. Quand je pense qu’il y a même des clowns qui viennent vendre leurs services pour amuser un peu les pipi-cacas. C’est comme ça que je les appelle, les débiles mentaux, les “pipi-cacas”. Les ministres, ils trouvent toutes sortes de mots nouveaux pour désigner les personnes différentes. On a les “hommes de couleur”, les “malvoyants”, les “femmes de service”, les “techniciens de surface”, et pour les débiles mentaux, y a quoi ? Pipi-cacas, ils aiment bien, ils sont contents. Les clowns, l’autre jour, ils voulaient faire une séance avec les pipi-cacas. Pas besoin, que je leur ai dit, pas besoin de dépenser l’argent du contribuable avec des actions culturelles dans les milieux hospitaliers de ce genre, il vaut mieux acheter du coca. C’est vrai, quoi.

Je me souviens quand j’étais étudiant. J’étais chargé d’idéal, je lisais les bouquins des psychiatres américains. Je m’étais dit que je ferais du social tout le temps, pour aider les gens à supporter leur faiblesse. J’avais même fait une thèse sur la réinsertion des personnes lourdement handicapées du bocal. Sur le papier, c’était beau. On faisait des voyages pour aller voir la mer, on allait aux spectacles de l’opéra de Paris, on faisait des ateliers de peinture, on achetait des cartes postales pour faire des dessins dessus. Ouais, c’était beau, sur le papier. Les pouvoirs publics s’intéressaient à notre noble cause, ils nous construisaient des locaux, les enfants des écoles venaient nous voir, on passait à la télé avec Jean-Luc Delarue. Tout ça, quoi.

Tu parles ! Ils s’en foutent, les pouvoirs publics. Dès le premier jour, quand j’ai été affecté ici, j’ai cru que les collègues, ils allaient mourir de rire quand je leur ai présenté ma thèse. Ils étaient hystériques. Et quand je leur ai dit que je voulais faire un groupe pilote pour faire certaines expériences de prise en charge, ils m’ont dit : “Va les chercher, tes pilotes, va les chercher ! Va les choisir dans le secteur 6B, tu verras, tu s’ras pas déçu”. Alors, je suis allé au secteur 6B. Je suis resté quelques heures à observer les patients. Et puis, j’ai commencé à leur parler, à leur chanter des chansons, à taper dans les mains, à leur montrer des photos de bateaux. Et les autres qui se marraient, derrière la porte. J’ai essayé d’en prendre un par le bras, je l’ai emmené au milieu de la pièce. Je lui ai montré des pas de danse, il m’a regardé. Si, si, je suis sûr qu’il me regardait. Et puis, il s’est effondré. De tout son poids. Par terre. Il est resté comme ça pendant quelques secondes, et puis il s’est mis à tourner en rond en hurlant, et les autres patients, ils se sont mis à hurler, et à faire pipi partout. Devant ma panique, les collègues sont venus m’aider. J’ai été obligé de nettoyer chaque patient un à un. Ben quoi ?

Et puis voilà. Le boulot, la routine, les heures de garde, l’anniversaire des collègues, les vœux du chef de service, bref, on voit pas le temps passer. On prend des petites habitudes, on apprend à vivre au rythme des malades, on rigole avec les potes pour se détendre. Y en a toujours un qui raconte des histoires rigolotes sur les malades. Et puis on oublie les expériences, on fait moins d’effort, on sent que si l’équipe toute entière ne s’y met pas, ça sert pas à grand chose, alors, on suit le mouvement, on allonge les pauses clopes, on boit du coca, on finit par trouver le temps long, on pense aux vacances, aux primes, on se fait syndiquer, on fait grève, on n’est jamais content, on râle qu’il n’y a pas assez de sous, on se couche tard, on boit de la bière, on retrouve les malades, et on remarque qu’avec des mots simples, les malades, ils réagissent un peu. Pipi, caca. Et puis “Prout”. Normal, quoi.

Remarque, y en a qui sont sympa, dans les pipi-cacas. Celui-là, il était instituteur. Dans sa classe, les élèves avaient trouvé un jeu très drôle, qui consistait à changer de place dès qu’il avait le dos tourné vers le tableau. Discrètement, deux par deux, les élèves s’intervertissaient. Comme ça, ça faisait pas de bruit, et ça ne se voyait pas trop. À la fin de chaque journée, les élèves avaient occupé toutes les places. À chaque fois que l’instituteur se retournait, il avait face à lui une disposition différente de la classe. Quand il demandait le nom des élèves, ils répondaient n’importe quoi. Il a jamais réussi à comprendre leur stratagème. Et le prof, il a cru qu’il avait un problème de mémoire. Impossible de retenir un prénom, de visualiser un visage, de mettre une note. Il a craqué. Maintenant, il reste contre le mur, il bouge plus, il regarde tout le monde, il compte ses camarades, les interpelle avec tous les prénoms du monde entier. Quand les infirmières cherchent un prénom pour leur futur enfant, elles viennent ici. C’est pratique, quoi.

Celui-là, il était politicien. Il avait une obsession dans sa vie de maire, c’était les bilans. À chaque fois qu’il se passait un truc dans sa mairie, il faisait des bilans. Une rencontre avec un conseiller municipal, un bilan. Un coup de fil de la préfecture, un bilan. Une demande de congés à signer, un bilan. Tous les bilans étaient soigneusement écrits, soigneusement numérotés, soigneusement archivés. La mairie avait des étages entiers de paperasse inutile qui n’intéressait que lui. Il les relisait tous les étés, pendant que tout le monde était en vacances, et il faisait des bilans de bilans, des bilans de bilans de bilans, et des bilans de bilans de bilans de bilans, et puis, un jour, tout a brûlé, sous ses yeux. Avec tous ces papiers, la mairie a dû brûler en moins de dix minutes. Il a craqué. Maintenant, il est avec nous. Grâce à lui, on sait ce qui s’est passé pendant toute la journée, et on peut faire des pauses plus longues. Il est utile, quoi.

Et puis, il y a Yvonne. Elle, c’est un mystère. On l’a trouvée sur le trottoir, en train de manger des religieuses en chocolat. Elle n’a jamais parlé. Impossible de connaître quoi que ce soit sur elle. On sait même pas son vrai nom. Alors, on lui en a donné un : Yvonne. Ce qui est amusant, c’est qu’elle ne réagit qu’à une seule chose : quand on l’emmène dans le réfectoire et que la cuisinière arrive avec les casseroles, elle se planque sous la table. Elle ne fait ça qu’avec les casseroles. Avec les poêles, pas de réaction. Ici, on pense qu’elle a dû être cuisinière. Ou un truc comme ça, quoi.

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Chapitre 10 – Olivier 4

ACTION !

Ah, ah ! Ca fait tout drôle de voir son petit client habituel, celui qui dit toujours “Bonjour” poliment, celui qui vient toujours avant huit heures pour éviter la foule, celui qui prend toujours une baguette “normale”, qui s’est jamais intéressé à tes spécialités “maison”. Hein ? Ça fait drôle de le voir débarquer dès que tu ouvres la porte de la boulangerie alors que t’as encore la gueule enfarinée. Ah, ah ! La gueule enfarinée pour une boulangère, c’est le pied ! Et hop, que j’te pousse au fond du magasin. Pas le temps d’appeler à l’aide. Clouée sur place, la boulangère. Ah, ah ! Ça fait drôle, de se voir menacée par un type outillé d’un seul objet : une casserole. C’est pratique une casserole. D’un côté, ça peut servir de récipient pour recevoir toute sorte d’objet envoyé par l’ennemi. De l’autre, c’est plat. Idéal pour frapper. Quoi ? T’as l’air étonnée ? Qu’est-ce que tu pensais ? Que le contrôleur il allait pas faire son enquête personnelle ? Que j’allais te laisser faire du chantage à un pauvre père de famille qui s’est offert une partie de jambes en l’air avec une fraîche demoiselle ? JALOUSE ! Ils sont où, les sous ? Laisse-moi chercher. Allez, pousse-toi.

“Mais, Monsieur, laissez-moi, je vous en supplie. Ma fille a été assassinée, mon mari s’est suicidé, je suis en deuil, laissez-moi tranquille. Prenez la caisse, si vous voulez.”

Corruption. Méthode classique. Et vas-y que j’essaie de t’amadouer avec la famille. C’est trop gros ton histoire, j’y crois pas. Comme si c’était l’argent de la caisse qui m’intéressait. C’est la cagnotte que je veux voir. Tu me prends pour un con, ou quoi ? Ey ! Je suis pas né de la dernière pluie. Les placards : vides. Les coffres à bijoux : vides ! Et les fausses factures ! Hein ? Et le coup de fil anonyme ? Il était mort, le coup de fil anonyme ? MENTEUSE ! Paf ! Et hop ! Un coup de casserole. Je suis tranquille pour quelques minutes.

Petit tour rapide des locaux. Sous le four. Rien. Sur l’étagère, derrière le radiocassette pourri. Rien. Dans les bonbons. Rien. Dans la farine. Rien. Allez, hop, à l’étage. Chambre. Sous le lit. Rien. Dans les armoires. Rien. Dans le placard des chiottes. Rien. La chambre de Mathilde. Rien. Ah, ah ! J’en étais sûr ! Toutes les petites affaires sont rangées. Prête à partir ! Putain, où sont les sous, où sont les sous !

“Monsieur, je…”

Aaaaaah ! La boulangère ! Elle est coriace, dites donc ! Redescends ! J’en ai pas fini avec toi. Allez, oust ! File dans ta boutique !

“Monsieur, je vais appeler la police !”

Non mais, c’est qu’elle me menacerait, la boulangère. Vas-y que je te l’attrape par les cheveux et que je te la traîne dans sa boutique. Hystérique, va ! Les femmes, c’est toujours pareil, dès que tu les attrapes par les cheveux, elles se roulent par terre, elle crie comme des sauvages. Tant pis pour toi, tu aurais pu rester digne, je te traînerai jusqu’en bas par les pieds. Bing, paf, paf ! Et hop, la tête qui rebondit sur les marches de l’escalier. Pose-toi là, et bouge plus !

“Je… je…”

C’est ça, je quoi ? Je m’excuse pour les fonds publics que j’ai détournés ? Je demande pardon au petit inspecteur que j’ai pris pour un con en essayant de faire des fausses factures ? Je vais tout vous expliquer sur le chantage que j’ai fait au pauvre père de famille ? Je quoi ? Il en a marre, l’inspecteur, d’être obligé de faire des formations avec le service des douanes pour déceler les crapules de ton genre. Il en a marre de se lever plus tôt parce que t’es pas capable de faire suffisamment de pain pour tout le monde. Il en a marre de voir défiler les propriétaires, de les voir s’engraisser sur le dos des clients et de les voir partir après. Vous êtes pires que les garagistes, parce que, en plus, vous êtes aimables ! Vous affichez toutes les petites annonces sur la caisse enregistreuse, vous affichez les fêtes de quartier, les rencontres paroissiales. Tout le monde vous confie ses petits secrets et après, c’est le chantage ! Tu devais payer pour tous les autres. Tu devais être l’exemple monstrueux que le canard local aurait pris en une de ses faits divers. “La boulangère qui faisait du chantage auprès des habitants du quartier vient de se faire épingler par le fisc”. Grâce à ce gros coup, j’aurais eu ma promotion, à l’heure qu’il est je serais ministre des finances. Mais non, rien ! J’ai rien trouvé ! Rien d’illégal, rien de suspect. Les comptes tenus au centime près, pas d’épargne, pas de maison de campagne, pas de voiture de luxe, pas de stage de voile, pas de soins esthétiques. Rien ! Y avait même un surendettement à la banque ! Non mais, je rêve. Ils sont où les sous ?

“LAISSEZ-MOI TRANQUILLE !”

Ah, ah, je m’en doutais. Elle attaque avec les religieuses. Hop ! Dans la casserole. Tarte aux fraises, pains au chocolat, sacs en plastique. Hop, hop, hop. Retour à l’envoyeur ! Ah, ah, ah ! C’est qu’elle a pas de casserole, la boulangère. Elle est douée avec les comptes, mais elle a pas de casserole. Et hop ! Dans la tête, les religieuses. Ah, ah ! Tu fais plus la même tête, hein ? Tu crois que je vais pas riposter ? Hop, hop, hop ! Sucettes, chocolats de pâques, peluches dans la vitrine. Dans la tête ! Et ça, là, ce machin à vieilles pour mettre les parapluies mouillés, ce machin dans lequel j’ai toujours eu envie de cracher mon chewing-gum. Hop ! Dans la tête ! PAF ! PAF ! PAF ! VIVE LES CASSEROLES !

C’est ça, pleure ! C’est toute ta faiblesse qui remonte, tous les remords, toute la honte. Regarde comme tu es belle, avec du chocolat partout. Bah, allez, tu me dégoûtes. J’me casse. Démerde-toi avec ta conscience ! Je crois qu’elle va être fermée un bon bout de temps, la boulangerie, et pour une fois, t’auras une bonne raison.

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Chapitre 9 – Émile

Dans la vie d’un conducteur de métro, il y a deux temps : un temps noir, celui du tunnel, et un temps éclairé, celui des stations. Un temps pendant lequel le train accélère, les lumières défilent, les rouges, les jaunes, les indicateurs de vitesse qui nous font croire que les conducteurs agissent encore sur les machines automatiques. Et puis c’est la station, un temps pendant lequel le train ralentit, où les petites lumières se sont transformées en clients au bord du gouffre qui sont prêts à sauter dans leur voiture habituelle, celle qui est juste en face de leur correspondance. Plutôt que de voyager tranquillement, les usagers du métro préfèrent s’entasser dans la voiture qui leur assure un trajet minutieusement calculé pour ne pas dépasser dix-sept secondes entre le temps où le train s’arrête et le moment où ils atteignent le couloir de leur correspondance. Comme si une sorte de honte s’abattait sur eux quand leur temps d’errance dans une station dépasse les dix-sept secondes. Au-delà, ça fait provincial. Après une minute, ça fait touriste allemand qui cherche la place de la Concorde. En dépassant le quart d’heure, on est dans la catégorie des roumains-musiciens qui attendent le prochain métro parce que y avait déjà un vendeur de journaux dans le précédent. Enfin, l’ultime limite à ne pas dépasser : la demi journée ! Là, on est assuré d’être un clodo, rien de mieux. Le temps passé dans le métro est un signe extérieur de pauvreté. D’ailleurs, quand on est vraiment riche, on n’y descend pas, dans le métro, on voyage en taxi ou on a une belle voiture noire avec un chauffeur blanc.

Avec ce métier, je suis condamné à ne rencontrer que des pauvres. Même ceux qui portent une cravate, je sais qu’ils sont pauvres. Aucune chance de rencontrer un ministre ou un PDG, aucune chance de voir la présentatrice de la météo, Miss France ou Yvette Horner. Ici, les journées défilent au rythme des stations. Biip. Signal sonore. Fermeture des portes. Vérification hâtive qu’il n’y a pas une jambe qui dépasse. Accélération. Noir. Petites lumières qui défilent. Vieilles publicités dans les couloirs. Ralenti. Lumière. Usagers sur le quai. Nouvelles publicités sur les panneaux géants. Ouverture des portes. Cohue des gens qui montent et qui poussent les gens qui descendent. Biip. Signal sonore.

Dans les fêtes de famille, on m’envie de vivre parmi les gens, de connaître les heures de pointe par cœur, on me demande toujours quel est le trajet le plus court pour aller de la porte de Pantin à Saint Sulpice. Et puis, la série des anecdotes, parce que, c’est bien connu, je dois bien avoir une série d’anecdotes croustillantes à leur raconter. Bien-sûr, comme si la vie des gens dans le métro était si passionnante… Ben quoi ? Je leur dis, que le clodo, quand y a personne, il se pisse dessus sur les bancs, et que les bancs ne sont jamais nettoyés avant l’heure de pointe ? Hein ? Et qu’en dehors des rats, il n’y a rien de si particulier à découvrir dans les couloirs ? Hein ? Et que les CRS du métro, quand ils tabassent un jeune beur qui vendait des tickets à la sauvette, y a personne qui se retourne ? Hein ? Et qu’à force de voir des gens sur le bord du quai, je me prends à rêver qu’ils sautent tous en même temps ? Hein ? Et que des fois, j’ai envie de péter les plombs, d’accélérer alors que les portes ne sont pas encore fermées, ou encore d’aller dans les couloirs réservés du RER pour m’emplafonner dans le train à deux étages, ou encore d’aller débrancher la voix de cette hystérique de machine qui hurle “GARE DE LYON” en cinq langues dans le nouveau métro automatique ? Hein ? Je leur dis quoi, à la famille ?

J’essaie de faire bonne figure. Je leur invente des histoires, comme ces clowns acrobates qui passaient d’un quai à l’autre avec un canon, ou en leur disant que c’est toujours moi qu’on choisit pour tourner les cascades de films où le méchant se réfugie dans le métro, poursuivi par un flic, ou encore cette histoire abracadabrante où je m’étais retrouvé sur les anciennes lignes de train, passant dans des stations désaffectées où il y avait des squelettes de clodos éparpillés au milieu des rats. Ouais, ils aiment bien cette histoire.

Tu parles ! Jour, nuit, jour, nuit, accélérer, ralentir, ouvrir les portes, fermer les portes, jour, nuit, signal sonore, Porte d’Orléans, ne gênez pas les fermetures des portes. Qu’est-ce qu’il y a d’excitant dans tout ça, hein ?

Rien, strictement rien. Le métro est un monde bithématique, jour, nuit, couloir, station, conducteurs, usagers. Point. Il n’y a que les “accidents graves de voyageur” qui excitent un peu les usagers. “Accident grave de voyageur”, c’est comme ça que la direction a choisi de définir les suicides. À chaque fois qu’il y a un incident de ce type, les usagers se mettent à râler encore plus que pendant les grèves. En fait, ils ne râlent pas parce que le trafic est interrompu, ils râlent parce qu’ils n’étaient pas aux premières loges. Voir le type qui saute, le voir se fracasser sur les rails, pour savoir une bonne fois pour toute si le type se fait électrocuter avant de se faire percuter par le train, pour savoir une bonne fois pour toute si les membres sont déchiquetés, si le type a encore les yeux ouverts, si quelqu’un nettoie les voies avant de relancer le trafic. C’est pourtant pas difficile de se suicider sans gêner personne, il suffit d’avaler une bouteille d’eau de javel dans sa salle de bain et la vie s’arrête toute seule. Mais non, les types qui se suicident, ils veulent toujours faire leur ultime spectacle, sauter de la tour Eiffel ou sauter quand le métro arrive en station, c’est plus amusant.

Comme ce type, l’autre jour, ce gras du bide ruisselant de sueur, avec une blouse blanche. Il était complètement enfariné. Je l’ai vu tout de suite en entrant dans la station. Il gesticulait dans tous les sens, il hurlait “Irène, pardonne-moi, Irène” et puis il s’est jeté sous mon train. Y en avait partout, de la farine. Depuis, impossible d’avaler une religieuse au chocolat.

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Chapitre 8 – Marcel

Le facteur, c’est un véritable petit espion. Il sait qui déménage, qui reçoit “30 millions d’amis”, qui reçoit soixante-quinze lettres de vœux par an. Une petite enveloppe encadrée de gris, et il sait qu’il y a un mort dans la famille Rougeon. Une carte postale, et il sait où votre neveu passe ses vacances, il connaît la date de votre anniversaire, il sait que vous avez une tante Martine, un chien qui s’appelle Pupuce. Après, il y a le courrier recommandé. Une véritable aubaine ! Si le destinataire est sur les lieux, facile, il suffit de monter pour tout savoir. Le gars ouvre la porte, s’étonne de recevoir un recommandé, l’ouvre, sans se méfier, sous les yeux ébahis du facteur qui hurle, dans son for intérieur : j’en étais sûr, c’est sa banque ! Interdit bancaire. Si c’est l’agence immobilière, c’est l’expulsion dans les trois prochains mois. Si le gars n’est pas là, le courrier repart au bureau de poste. Vous pouvez être sûr que le facteur a essayé, par n’importe quel moyen, de voir ce que le courrier contenait. Mais bon, ça, c’est la routine. Parce qu’il n’y a pas que le courrier, dans la vie d’un facteur ! Il passe dans vos rues, longe vos murs, traversent vos cours, il sait quand la fourrière est passée pour emmener la twingo violette de la vieille du 35, il sait quand le trottoir est nettoyé, qui est le vilain riverain qui promène son chien dans la rue Ménard, il sait tout ! Enfin, tout ce qui se passe pendant son temps de travail. Faut pas pousser, quand-même !

Après le facteur, la course des petits espions continue, et le témoin passe entre toutes les mains : le balayeur, le jardinier municipal, le SDF qui vend des journaux, l’agent piétonnier qui fait traverser les enfants à midi, les conducteurs de bus et toute une série de petit personnel qui, si on lui demande, peut faire des rapports circonstanciés sur l’activité de quartiers tout entiers. Vous remarquerez que toutes ces personnes sont savamment disposées dans la rue. Certaines ont des positions fixes, au milieu des carrefours, d’autres ont des itinéraires réguliers. Mais vous ne les voyez jamais toutes ensemble.

Jamais.

Moi, j’arrive en dernier sur la liste. C’est juste à cause de mes horaires. Avant, je travaillais le matin, très tôt, et j’intervenais bien avant le facteur, mais il paraît qu’à sept heures, on dérangeait tout le monde. Alors, on nous a mis le soir. M’en fous, comme je travaille après vingt heures, j’ai des suppléments “horaires de nuit”. Et puis, je préfère le soir, on fait des bilans. C’est bien, les bilans.

Je ramasse les ordures ménagères depuis plus de quinze ans. Oh, le travail a bien évolué, même si notre objectif principal est resté le même : faire disparaître vos déchets. Votre caca, il passe dans les tuyaux, votre vaisselle sale s’essore dans les égouts, mais vos mouchoirs pleins de microbes, les couches de vos enfants, les restes d’omelettes et de cassoulets, les cendriers et tous les trucs qui puent, ils passent entre mes mains. Un sac qui tombe par terre, et c’est la moitié de votre semaine que je vois défiler sous mes yeux. Je sais que le pot au feu de la belle mère est passé à la trappe, que le poisson du vendredi était dégueux, que le petit a la diarrhée. Ouais, d’accord, y a des trucs qui ne sentent pas comme les papiers, les enveloppes, les catalogues de cul, les bouteilles d’eau, mais ces ordures-là, elles sont recyclées et moi, je m’en occupe pas. Je ne m’occupe que des trucs crades.

Je ne sais pas vraiment ce qu’il avait de si particulier, ce container, pour alerter ainsi mon attention routinière. Son poids ? Bof, depuis qu’il y a des roulettes, je ne m’intéresse plus vraiment au poids des containers. Peut-être sa position sur le trottoir. Ouais, c’est sûrement ça. Petit espion que je suis, je sais que les gardiens disposent LEUR container toujours au même endroit, tous les jours. Même quand on leur dit de ne pas le mettre si près du caniveau, il le mette, c’est comme ça. Ils font comme les chiens, ils marquent leur territoire. Ce soir-là, un container légèrement trop à droite, bien fermé alors que, d’habitude, il déborde, c’était assez pour intriguer ma curiosité. Alors, je l’ai ouvert, et puis je l’ai fouillé.

Quelle horreur !

Des paquets bien ficelés, sanguinolents, de différentes tailles. D’abord, la joie de découvrir quelque chose. Puis l’inspection immédiate de mon odorat expert. Odeur peu familière, se rapprochant à la fois du boucher et de la résidence de personnes âgées. Rien de plus. Ensuite, le poids. Le premier paquet était assez lourd, je l’ai posé sur le trottoir. Le deuxième était tout rond, et tout dur. J’ai pas mis longtemps à comprendre que les deux paquets un peu plus longs, cachés au fond, c’était des jambes, que les quatre petits paquets, c’était des pieds et des mains, et que le paquet rond que je venais de poser sur le banc, AAAAAAAAh, c’était la tête ! Souffle, Marcel, souffle ! Restait plus que le torse. AAAAAAAAh ! Un torse, une tête, des pieds, des mains, des jambes !!!!! Mais, mais… Souffle Marcel, n’y pense plus, c’est fini. Mais où sont les bras, où sont les bras !!!! J’ai retourné le container. Il a bien été vidé. Il n’y avait rien d’autre dedans. Pas de bras. C’est affreux, on a assassiné un homme tronc.

J’ai pris l’initiative de décortiquer un des paquets pour savoir à qui appartenaient ces bouts de corps, pour prévenir la police. Le corps était encore habillé, il y avait une veste autour du torse, et un portefeuille. AAAAAAAh ! C’est dégoûtant. Le serial killer a agrafé des petits bouts de papiers sur le torse. “Tobby, je t’aime”. Y en avait au moins cinquante. M’enfin ! j’ai quand-même retrouvé les bras, ils étaient avec le torse. Beurk ! J’ai fouillé dans les poches. Carte d’identité.

Oh… C’était une fille… Mathilde.

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