Chapitre 12 – ONU soit qui manigance

Quand on voyage à travers le monde, on a vite fait de passer plus de temps dans les chambres d’hôtel que dans son propre lit, à tel point que le confort domestique, celui qui fait que “chez vous” ne peut pas être “chez un autre”, se symbolise dans n’importe quel verre à dent en plastique, dans n’importe quel tableau accroché à n’importe quel mur, et dans n’importe quel motif qui orne n’importe quel rideau. Quand je rentre à la maison, j’ai parfois même du mal à reconnaître mes propres serviettes tellement je me suis habitué à utiliser la petite serviette blanche bien pliée en trois au-dessus du bidet que l’on trouve dans toutes les salles de bain du monde entier. Heureusement, les amis les plus chers savent disposer, au milieu des normes touristiques, les petits signes qui font que, au premier regard, on s’approprie un espace étranger : un puzzle sur la table de chevet, une petite coupe de fraise soigneusement sucrée et un jeu de carte prêt à l’emploi. Merci, Maurice.

Rien de mieux pour se remettre d’un décalage horaire que de se plonger dans la réalisation d’un puzzle de cinq mille pièces. La concentration m’aide toujours à oublier le temps officiel, et deux petites secondes peuvent souvent paraître durer plusieurs minutes pour quelqu’un qui n’aurait pas la même notion du temps que moi. Pas facile, le puzzle de Maurice. Deux tours au bord de la mer. Dans ma courte visite en taxi, je les ai même pas vues.

– Salut, Norbert !
– Deux petites secondes, j’ai… Ey ! Maurice !
– Excuse-moi de te déranger, nous devons partir au siège de l’ONU. On nous attend à 2 pm pétantes. Hé, hé, je vois que tu as mangé toutes les fraises !

En moins d’un quart d’heure, le cortège officiel de Maurice réussit à faire ce que mon taxi a mis deux heures à parcourir. Pas le temps d’attendre avec le FBI. Tout va vite. Vite, on entre dans le bâtiment. Vite, on monte au sixième étage. Vite, on prend un café. Vite, on attend que la réunion d’avant soit finie. Le temps pour nous d’échanger quelques petites astuces politiques.

– … et, par exemple, quand on prend une décision comme “rétrécir un pays” ou “changer de langue dans un pays” ou “installer un restaurant à Moscou”, on prend l’argent du calepin et on voyage à travers le monde pour essayer d’offrir des contreparties. À chaque fois, ça marche.
– Sauf que, à chaque fois, vous avez besoin d’argent.
– Oh non, pas toujours. Des fois, on peut aussi créer des situations qui permettent de changer ce qui mettrait trop de temps avec une voie normale. Pour les opinions publiques, c’est mieux. D’ici, on peut tout changer. Tiens, regarde, à travers cette vitre, il y a les représentants de tous les pays du monde. Si tu en choisis un, même au hasard, je te promets que, dans moins d’une semaine, tu seras à sa place.
– Ouah… Et je pourrais être roi de France ?
– Euh, roi de France, c’est un peu plus long, il faut quand-même organiser un désordre social, un système politique inefficace, une grève générale, une aide britannique et une restauration du château de Versailles.
– Bon, laisse tomber. Versailles, c’est loin de tout.
– Regarde, et prends ton temps. Choisis-en un qui te plaît.

Dur, dur… J’avais jamais remarqué que le costume était si différent d’un pays à l’autre. La plupart, ce sont des costumes classiques, mais il y a aussi des turbans, des couronnes, des djellabas et des tuniques noires. Quitte à choisir, autant prendre un truc original, j’en ai marre, de mon costume trois pièces de député européen. Et puis, si ça ne me plaît pas, je reviendrai voir Maurice pour qu’il me remette à Bruxelles.

– Je prends celui-là, avec la robe pourpre.
– Pourquoi lui ?
– J’aime bien le pourpre.
– Tu te vois dans un immense palais, un jardin sublime, dans une ville qui regorge de ruines romaines, avec des gardes suisses et des touristes qui t’acclament ?
– Oh oui, oh oui, oh oui !
– T’es baptisé, au moins ?
– Ah, ne remets pas ça ! Tu sais bien ce qui s’est passé à ma première communion !
– Ah oui, désolé. Par contre, c’est un peu comme moi quand je suis devenu directeur du FBI, il faudra peut-être que tu changes de nom.
– Norbert, c’est le nom que ma mère m’a donné, et je ne le rendrai jamais.
– Comme tu le sens, on s’arrangera. Bon, ben… Laisse-moi quelques jours. Si je n’y arrive pas, je te donne ma recette de sucre. Je n’ai qu’une parole.
– Tu es un frère, Maurice.

Et le pape, à la suite d’un frugal repas, fut pris d’horribles et incessants maux de tête. Chaque fois qu’il se levait d’un fauteuil, il en tombait aussitôt, à tel point que les cardinaux durent faire appel à Handicap International pour offrir au souverain pontife un siège d’où il ne se lèverait jamais. Quelques jours plus tard, voyant que sa santé s’améliorait, un incendie se déclencha dans sa chambre, le brûlant au septième degré. En bandant le pape des pieds à la tête, le médecin oublia de laisser un trou pour qu’il puisse respirer. Et il s’éteignit sans douleur. Comme le veut la tradition, les cardinaux se réunirent pour élire le nouvel évêque de Rome. À la surprise générale, sans doute pour éviter toute querelle de chapelle, ils choisirent, pour la première fois, un homme issu de la société civile, français et populaire à la fois, qui prit, sans hésiter, le nom de Norbert 1er.

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Chapitre 11 – À la une de “Somme exacte”

Les évadés de la Somme.

La mondialisation et la décentralisation sont-elles des principes que nos élus peuvent défendre et soutenir en même temps, alors que leurs finalités semblent diamétralement opposées ? Peut-on, depuis un même siège parlementaire, demander aux régions de répondre plus directement aux attentes de nos citoyens et prôner le rapprochement des sociétés internationales ? Car, si l’une a pour effet d’offrir plus de proximité aux français éloignés des grandes métropoles, ceux que l’on appelle déjà “les derniers bouzeux”, l’autre oblige nos entreprises à se regrouper en dehors de nos régions, voire, en dehors de notre pays. Certains suivent leurs sociétés qui n’hésitent pas à leur proposer des salaires attrayants, des logements de fonction, des accès directs dans des crèches flambant neuves et des tickets-restaurant. Pour eux, même si l’éloignement géographique suppose de délaisser une grand-mère fatiguée, la vie qui les attend est souvent bien meilleure. Mais, que les statisticiens se rassurent, ce paradis du salarié est réservé à l’élite patronale et concerne souvent les cadres. Pour les autres, les modestes employés qui ne peuvent pas quitter leur terre parce que les mêmes sociétés ne leur ont proposé qu’un aller-simple pour leur nouvelle destination et la prise en charge d’une moitié de leurs frais de déménagement, pour eux, l’issue est parfois plus malheureuse. Le chômage s’installe dans les foyers, puis l’endettement et parfois, le suicide.

Malgré un suivi assidu des flux de populations à travers le monde, les sociologues ont parfois du mal à évaluer si les personnes qui quittent leurs régions d’origine le font par contrainte ou par envie de voir du pays. Et notre belle région, la Somme, n’a pas encore reçu le soutien d’obscures ONG qui pourraient répondre à ces nombreuses questions. De là à croire que l’exode rural est devenu une sorte de sujet tabou, il n’y a qu’un pas à franchir, chargé d’une semelle que votre journal a une fois de plus tenter d’alléger en suivant le parcours étonnant d’anciens habitants de la Somme qui se trouvent aujourd’hui un peu partout dans le monde.

Une enquête discrète nous a permis de constater qu’un grand nombre de villages regorgent de familles éclatées, d’oncles et de tantes partis sans laisser d’adresse ni de raisons apparentes. Pour une personne souvent âgée et abandonnée sur les trottoirs de l’hospice local, il est parfois difficile de faire le lien entre différents indices. Et pourtant, nous les avons tous retrouvés. Par exemple, une simple demande de changement d’adresse déposée, le lundi 20 août 1998, au bureau de poste de Moreuil, nous a permis de retracer le parcours d’Irène, cette jeune coiffeuse qui ravissait son entourage par la splendeur de ses traits et la qualité de ses coupes. Profitant d’un voyage organisé par le comité de jumelage de Moreuil, Irène part séjourner quelques semaines au Canada. En revenant, elle décide de suivre les cours du soir du “Petit théâtre de poche” et s’engage dans une troupe franco-canadienne. Elle quitte sa ville natale en août 1998. La date du changement d’adresse nous le confirme. Puis, l’errance si caractéristique de l’art canadien envahit la vie d’Irène. Elle se laisse porter par l’amour de l’art, s’endette et se retrouve dans l’engrenage fatal de la prostitution. Baladée à travers le pays, elle échoue, malade et sans un sou, sur la place de Montréal où la Croix-Rouge décide de l’accueillir et de la soigner. Irène est alors assaillie par ce besoin de revenir au pays mais, consciente que les commérages la précèderaient partout où elle irait, elle décide d’entrer dans l’ordre des Martyres de Sébastien afin d’allier son besoin de discrétion à son appel viscéral. Nous avons retrouvé sa trace à Grimont, sous le nom de Béatrice de la bonté du Christ. Ce destin tragique, tout le monde s’en souvient, s’est brutalement achevé sur un vulgaire trottoir où la nonne s’est vue démembrée par un automobiliste fou.

Étrange coïncidence. Car trois de nos enquêtes nous ont menés au milieu de ce village dont personne ne parle. Grimont. Et c’est devant la maison d’un de nos “évadés” que la coiffeuse de Moreuil a fini ses jours. C’est même cet incident tragique qui a poussé Norbert, modeste ouvrier de la Somme, à s’engager en politique et à conquérir la mairie de Grimont. Si l’on pouvait encore douter qu’un ancien taulard puisse devenir un jour conseiller municipal, on ne pouvait pas s’imaginer que le parcours de Norbert, battant la campagne à plein régime, le conduise aussi vite sur les sièges du parlement européen de Bruxelles. C’est bien un ancien Picard qui est à l’origine du plan si controversé des centres villes sans voiture. C’est à lui que l’on doit les derniers bouleversements économiques de l’Europe tout entière. Et demain, il pourrait bien être le visage incontournable de la politique internationale tellement ses liens vers les États-Unis semblent se renforcer.

Nous avons appris qu’il était l’invité d’honneur de l’ONU pour dresser un bilan de sa politique économique et sociale. Le secrétaire général a demandé à L’Union Européenne que Norbert puisse présenter sa vision humaniste à l’ensemble des pays du monde. À New York, Norbert sera accueilli par le nouveau directeur du FBI, Moritz. Encore une étonnante coïncidence, car cet ancien industriel est lui aussi un “évadé de la Somme”. Nos journalistes ont suivi son parcours depuis son départ précipité. Maurice, de son vrai nom, avait quitté Grimont pour faire fortune en Amérique du Sud où il a fondé la plus grande multinationale que le monde industriel n’a jamais connue. Notre député européen ne sera donc pas dépaysé.

Et le patois de nos régions sera peut-être la langue officielle du prochain sommet international qui se tiendra, dans quelques jours, au siège de l’ONU.

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Chapitre 10 – L’univers impitoyable

Ici, pour négocier avec Maurice, il faut passer par le rituel de la belote amicale. Et les Américains n’ont qu’à bien se tenir : quand je prends délicatement une fraise, c’est généralement le moment où je décide de laisser gagner l’adversaire. Hi, hi, hi. Il faut dire que le principe du gagnant qui perd, c’est quand-même moi qui l’ai inventé. Alors, on ne me la fait pas. Les Américains sont tellement formatés pour gagner, qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de garder les meilleures cartes, de donner des coups de pieds sous la table et de hurler “RE-BELOTE”. Avec leur accent, on dirait qu’ils aboient. À la fin des parties, je me lève et je déclare ma victoire. Ils n’arrivent pas à s’y faire. Aujourd’hui encore, un négociant Texan a fait voler son chapeau à travers la pièce, manquant de faire tomber le tableau des bénéfices de l’entreprise. Ils sont tellement fiables, les bénéfices, que le tableau n’a pas bougé. “Le sucre Maurice ne cède pas aux caprices !”

À Dallas, le succès de notre sucre est époustouflant. Nous avons pris tous les marchés que nous pouvions prendre. Pancho reste intraitable. La production reste en Uruguay, passe par la Colombie, s’arrête au Mexique et finit sur les fraises Américaines. De nombreux chercheurs ont essayé de comprendre pourquoi les consommateurs devenaient tellement hilares en absorbant notre poudre. À chaque fois, les enquêtes ont été entravées par la protection du brevet d’invention. Ici, aux États-Unis, ça s’appelle la liberté, et c’est une valeur fondamentale. On ne peut pas y toucher. Il faut dire aussi que Pancho est souvent allé leur parler discrètement. À chaque fois qu’il y va, il utilise l’argent du calepin, ce fameux compte dont on ne devait pas parler. Il avait tout prévu, Pancho, sauf peut-être le fait que notre production ne serait pas aux dimensions de l’immense demande que nous avons à travers le monde. Remarque, c’est plutôt bien, quand l’offre est inférieure à la demande, ça nous permet de monter un peu les prix. “Il est cher, le sucre Maurice, mais il mérite vos sacrifices”. Pour choisir nos clients, et pour éviter la corruption, nous avons dû inventer un système qui permet de faire la part des choses entre la chance et l’intelligence. Avec la courte paille, on avait du mal à discerner la perspicacité des candidats alors, c’est la belote amicale qui a été choisie. Et j’avoue que, côté perspicacité, on en découvre de bien bonnes.

Aux États-Unis, ils ont tout pareil que nous, mais en mieux. Les routes sont pareilles, mais plus longues. Les voitures sont plus grosses, les maisons sont plus belles, les catastrophes sont plus catastrophiques, les scandales encore plus scandaleux. Même devant les restaurants, Ronald Mc Donald paraît plus grand qu’en France. Mon bureau, je l’ai installé dans un immeuble qui ressemble au siège social flambant neuf du Crédit Mutuel d’Amiens, mais en mieux. C’est plus haut, les vitres sont plus propres, les ascenseurs vont plus vite et les secrétaires sont plus sympa. Aujourd’hui, je reçois le directeur du FBI. Il paraît que c’est comme la police, mais en mieux. Je l’ai déjà eu au téléphone, il a une de ces voix mielleuses qui n’osent pas vous dire que vous êtes un con quand vous êtes un con.

“Bonjour, Maurice.
– Bonjour, Monsieur le FBI, vous voulez une fraise ?
– Non, merci, je n’ai pas beaucoup de temps. Un rapport d’enquête vient de tomber sur mon bureau, et j’avoue que je trouve, comment dire, effarante, oui, c’est le mot, effarante, la liste des substances qui composent votre sucre.
– Mais, où l’avez-vous eue ?
– Peu importe, écoutez-moi, s’il vous plaît. Entretemps, une liste, comment dire, stupéfiante, je crois que c’est le mot le plus juste, une liste stupéfiante des personnes qui composent votre entreprise est arrivée sur mon bureau.
– Et beh, il en arrive des trucs sur votre bureau.
– Comme vous dites, mais laissez-moi poursuivre. J’ai ordonné une enquête qui nous a trimballés à travers le monde. Et nous sommes restés en arrêt devant les relations politico-commerciales que vous avez tissées en Amérique du Sud et en Europe.
– Oh !
– J’ai donc présenté ce rapport au Président des États-Unis.
– Et… ?
– Et… Il a trouvé que vous feriez un excellent candidat pour contrôler la sécurité de notre pays…
– Ah… ?
– … ainsi qu’un porte-parole efficace des relations que les États-Unis souhaitent tisser à travers le monde.
– Et beh !
– Il y a juste un petit problème.
– Lequel ?
– Vous ne parlez pas un mot d’anglais ! Alors, le président des États-Unis vous offre une formation accélérée, …
– C’est mon jour de chance !
– … un week-end en Floride à Disney World…
– Yahou !!!!
– … et la Clafabouille du boufitrux, dont je suis venu vous donner les clés.

Aïe. J’ai pas compris la dernière phrase. Les clés, les clés, cherche, Maurice. Une voiture, une maison, un petit casier dans une gare avec une surprise à l’intérieur. Est-ce qu’on a le droit de faire répéter le directeur du FBI ? Euh… oui.

– La quoi ?
– La Grougnure du chabala.

Mais, c’est pas le même mot ! Ils ont combien de dictionnaires, les Américains ? Depuis quand un mot peut être aussi vite remplacé par un autre ? Ey, pas d’entourloupe. Cherche Maurice, cherche. Un mot, un autre… UN LAPSUS !! Hi, hi, hi… Il bafouille, le directeur.

– Pffffff… La quoi ? Pffffff…
– La direction du FBI.

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Chapitre 9 – L’or blanc

Bon, elle est où, cette chaussette ? Comme si j’avais le temps de chercher une chaussette isolée dans un tas de linge sale pour l’appareiller à sa jumelle initiale. Si je devais inventer quelque chose, j’inventerai la “chaussette unique”. Comme en Chine. Sauf qu’en Chine, ils ont inventé l’enfant unique et, à ma connaissance, il a deux pieds, l’enfant unique, et donc deux chaussettes. À moins qu’on soit mal informés par ici. On ne va tout de même pas couper le pied des nouveau-nés pour économiser à leur mère le temps qu’elles passent à chercher la seconde chaussette. La solution, c’est d’accepter de porter une chaussette différente pour chaque pied. Un pied rouge, un pied vert, qu’est-ce que ça peut faire, hein ? D’autant que là, j’ai quand même tous les comptes à finir avant de partir. Ah ! Bababa, comme dit Pancho, Basta per la chaussetta ! Oups, pas sûr que ça se dise comme ça…

Bon, voilà les derniers chiffres : cinq mille, plus quatre cents, plus dix mille cinq cents. Euh, multiplié par quatre. Non, par deux. Je retiens “un”. Hum, combien y a-t-il de cargos déjà ? Je l’avais noté, sur un calepin rouge. Non, ça, c’est les comptes que Pancho ne veut pas divulguer. Peut-être là-dessous. Ey, ça y est, la voilà, ma chaussette. Bon, ça fait combien tout ça ?

Ouah ! Phénoménal ! J’ai encore explosé toutes les prévisions. Sur le tableau qui est accroché au-dessus de mon bureau, la courbe des bénéfices montre du doigt le ciel et toutes ses étoiles. 100 % le premier mois. Normal, on venait de commencer. Après, ça n’a pas cessé de grimper. L’expert nous a dit que la courbe était exponentielle. Je suis sûr qu’il y a un rapport avec l’exposition exceptionnelle dont l’exploitation bénéficie ici. Du soleil toute la journée, et de la pluie quand il faut. Merci Fernand pour tes précieux conseils, merci Pancho, merci Norbert ! Je reviendrai plus riche que le curé de Grimont et je construirai une cathédrale à la mémoire de ma femme.

Notre sucre, il s’arrache. Je me souviens de la première fois où un négociant est venu ici. Il était Espagnol. Comme avec moi, Pancho lui avait montré les feuilles vertes du départ, et le sucre en poudre de l’arrivée. On ne voulait vraiment pas rater l’affaire, alors, on l’avait bichonné, l’Espagnol. Il avait eu le droit à un cigare, et tous les ouvriers avaient été invités pour discuter avec lui. Comme c’était un jour important, j’avais réussi sans problème à imposer qu’au dessert, on puisse servir des fraises. Je sais laisser de la liberté à mes employés. Ils travaillent quand ils veulent, ils partent quand ils veulent, mais je suis tout de même un patron exigeant. Du coup, au repas, on peut manger n’importe quoi, il y aura toujours des fraises au dessert. De toutes les conversations qui se sont tenues ce jour-là, je n’ai pas retenu grand chose. Il faut dire qu’à l’époque, mes progrès dans la maîtrise de cette langue étrangère n’étaient pas fulgurants. Pancho s’était retiré quelques minutes avec le négociant. Je pense que c’est là que tout s’était joué. À moins que ce ne soit au moment du dessert. Ben oui, l’Espagnol avait été tout naturellement invité à partager notre table. Et les fraises, comme tout le monde, il les avait sucrées. Hi, hi, hi. En moins de temps qu’il en faut pour trouver une chaussette, le comportement de notre hôte s’était métamorphosé. Il riait à pleines dents. On avait dû attendre au moins deux heures avant qu’il puisse signer les contrats. Alors qu’il n’y avait même plus de fraises, il continuait à avaler des cuillères entières de sucre au point où Pancho avait dû lui retirer la boîte pour qu’il évite de nous vider notre réserve personnelle. L’Espagnol avait pris tout le stock. On m’a dit qu’il avait même vidé tout un carton avant d’arriver en Espagne. Et nous, on avait fait une de ces fêtes !

Dès qu’on a un nouveau stock, on fait venir quelqu’un. Même plan d’attaque. Visite, cigare, discussions locales et fraises au dessert. Et hop, la cargaison s’envole avec son nouveau propriétaire. Devant tant de succès, Pancho dit qu’il y a aussi un marché à prendre sur tout le continent américain. Il est même parti négocier en Colombie pour que notre sucre soit stocké à moindres frais. Nouvelle destination : les États-Unis. Comme tout est protégé là-bas, il faut que notre recette soit brevetée et que personne ne puisse venir mettre son grain de sel (hi, hi, hi) dans notre sucre.

Je suis content, parce que notre entreprise prend un nouvel essor. On a acheté toutes les plantations du pays, et on s’est organisés pour saupoudrer le monde de notre poudre magique. “Le sucre Maurice, c’est un vrai délice !” : Pancho restera en Uruguay. Il assurera le transport de la marchandise vers la Colombie. Un ami à lui fera le transit vers le Mexique et moi, je réceptionnerai le tout à Dallas. De là, je serai chargé d’envoyer le sucre en Europe. Il sera réceptionné en Hollande par Léon, l’ami de Norbert.

Bon, ça y est, j’ai ma chaussette. Je peux enfin fermer ma valise. Un jet privé m’attend sur le terrain d’à côté. Finis les voyages en cargos ! Finies les moules puantes ! VIVE LE SUCRE !

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Chapitre 8 – Et pendant ce temps-là, de l’autre côté de l’Atlantique

– Alors, Mauricio. Fais-les voir, ces moules.
Il goûte.
– Pouah ! C’est vraiment dégueux, comment vous faites pour manger des trucs comme ça !
– Ben, chez nous, c’est un plat traditionnel. En plus, avec des frites, c’est bon.

C’est marrant ça. Quand Fernand, vendeur de moules-frites, le seul concurrent que j’avais sur toute la plage de Berck, m’a dit qu’il fallait que j’essaie de vendre mon concept de l’autre côté de l’Atlantique, je me suis dit “Il se fout de ma gueule, Fernand”. Parce que le concept de mettre des frites avec des moules, c’est peut-être une bonne idée, mais je croyais que c’était déjà fait. Et pour cause, y en avait partout chez nous. Fernand m’a dit qu’il avait fait fortune en Amérique, qu’il était revenu, que grâce à ça il avait acheté une maison avec vue sur la mer et que, depuis, faire des moules-frites, c’était un loisir et qu’il n’avait pas besoin de ça pour vivre. Bof, il avait l’air sincère, mais il riait beaucoup quand-même. Alors, de toute façon, j’avais rien à perdre. Ma femme était morte, mon ami était en prison. Alors, tenter ma chance en Amérique, pourquoi pas !

Bon, le voyage le moins cher que j’ai trouvé, c’est un aller simple pour Montevideo. L’Amérique, c’est l’Amérique, qu’elle soit au nord au sud, c’est pareil. Les voyages commerciaux avec visite de la statue de la liberté, safari au Texas, week-end chez Mickey en Floride et trois jours à Las Vegas, c’était un peu trop cher. En plus, avec quelques tonnes de moules, les suppléments-bagages me coûtaient plus cher que de construire moi-même un bateau. Heureusement, j’ai trouvé un capitaine sympa. Il a accepté de transporter mes moules sur son cargo. Pour un prix défiant toute concurrence, j’ai pu m’installer dans la cale avec ma cargaison. Tant mieux, j’aime pas voyager sur le pont, ça tangue. L’horizon qui monte et qui descend à des vitesses aléatoires, ça me fait le même effet qu’à mon petit neveu qu’on berçait pour qu’il arrête de pleurer. Qu’est-ce qu’il a pu en repeindre, des murs !

Dix jours dans un cargo coincé entre des poulets vivants et des rats morts. Dix jours passés à protéger ma précieuse cargaison. Pour le prix, c’était pas réfrigéré dans la cale, alors, à heures fixes, il fallait aller chercher de l’eau (y en avait toujours un peu dans la cale) et ne pas oublier de rafraîchir mes petites moules. Comme dit mon frère, un petit jet bien placé te rafraîchit une moule pour plusieurs heures. J’ai dormi comme un jeune papa, me réveillant toutes les trois heures pour abreuver mes bébés. C’est que je voulais qu’elles soient bien fraîches en arrivant. Pour passer le temps, j’ai lu “l’espagnol en quarante leçons”, histoire d’apprendre quelques mots essentiels : “bonjour”, “moule”, “fraise”… Ben oui, j’aime bien les fraises.

En arrivant à Montevideo, je suis rentré un peu dans les terres pour éviter la concurrence du bord de mer et j’ai croisé Pancho, un jeune petit Mexicain exilé qui a fait un peu de prison, comme Norbert. Alors, je l’aime bien, Pancho, et si on trouve deux autres joueurs, je lui apprendrai la belote amicale.

– Et pourquoi tu vends pas du sucre, plutôt ?
– Ben, tout le monde fait dans le sucre, ici.
– Tout le monde fait dans le sucre, ici, parce qu’il n’y a que du sucre, ici ! Le sucre, c’est une valeur sûre, tout le monde en mange, tu peux le vendre n’importe où dans le monde. Alors que tes moules, on n’en mange que sur les côtes françaises de l’Europe !
– Ouhlala, et encore !
– Avec le prix d’une seule moule, je t’achète une plantation de sucre, Mauricio. Il faut juste que tu me trouves quelqu’un en Europe qui serait intéressé pour prendre toute la production.
– Ben, je connais bien un député européen. Il paraît que le sucre, il en a pas mal besoin. Je vais peut-être l’appeler pour savoir si ça l’intéresse.
– Un député ? Intéressant !
– Il a besoin de sucre pour tous les automobilistes européens. Un truc qui passe par la Hollande, je crois.
– La Hollande ? Bababa, je crois qu’on va faire affaire, Mauricio. Je t’explique : ici, c’est la plantation, avec les gens qui travaillent, qui arrosent, qui cueillent, qui plantent. Prends une photo, on l’enverra au député. Après, voilà, le sucre est en poudre. Prêt à partir !
– Ouah ! Impressionnant ! Et pour passer des petites feuilles vertes à la poudre, vous avez fait quoi ?
– Pose pas trop de questions. C’est trop technique. Toi, tu achètes la plantation, le député, il achète le sucre en poudre. C’est ça qui est important. Ici, en Amérique, on appelle ça un “deal”. Peu importe ce que tu vends et la manière avec laquelle c’est fabriqué. L’essentiel, c’est d’avoir un “deal”.
– Écoute, ça m’intéresse. Tu prends toutes les moules ?
– Toutes les moules ! Et les quelques billets qui pendent de ta poche. Ensuite, on appelle ton député. On mettra les moules sur la colline, là-haut, ça repoussera les mouches. Pas d’insecticides, que du naturel, du sucre biologique ! Il va être content, le député : commerce équitable, produits biologiques.
– C’est sûr, il va être content.

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Chapitre 7 – Léon de Bruxelles

Pouf, il s’en est passé des trucs depuis mon élection municipale. Le secrétaire général du Parti m’a demandé si je ne voulais pas participer aux prochaines élections européennes. Moi, je me suis dit, “ils cherchent encore un pigeon pour dépouiller les bulletins de vote”. Pas du tout ! Ils voulaient que je sois en tête de liste pour prendre un siège au parlement. Je leur ai dit, “mais je ne suis pas Belge et les Belges, ils ont leur Roi”. Alors, ils m’ont expliqué le coup de l’Union Européenne, du parlement qui décide tout, de l’euro et du contrepoids idéologique et économique que l’Europe représente face à la suprématie Américaine. Ouah ! Si Simone savait ça ! Je vais faire contrepoids avec des Américains ! Alors, du coup, j’ai accepté, et comme pour les élections municipales, je suis parti sur les marchés manger du saucisson et boire des litres de cidre avec les potes. J’ai répondu “oui” à chaque fois qu’on me posait une question. “Est-ce que vous sauvegarderez l’identité de nos régions face aux décisions Européennes ?” Oui. “Est-ce que vous êtes pour le commerce équitable ?” Oui. “Est-ce que vous participerez à la lutte contre le crime organisé et le terrorisme international ?” Oui.

Avec ça, j’ai obtenu 87% des suffrages exprimés. Et hop, me voilà parti vers la capitale, puis vers la Belgique. C’est pas si loin, la Belgique, et puis la région de Bruxelles, ça ressemble un peu à la Somme, sans la mer. Par contre, qu’est-ce que c’est grand ! Et qu’est-ce que ça pue ! J’habite dans une rue où il y a cinq boulangeries. Y a même des distributeurs automatiques de préservatifs devant les pharmacies. Les Belges, ils sont pas si mous que ça, ils klaxonnent à longueur de journée, ils roulent aussi vite que le chauffard de Grimont. L’autre jour, je me suis dit “Heureusement que les sœurs ne m’ont pas suivi jusqu’ici. Y aurait pu y avoir encore un malheur. Et je suis pas sûr que les pompiers de Grimont se déplacent jusqu’en Belgique”. Au moins, d’ici, je n’entends plus les “Ave Maria”. Il paraît qu’à Grimont, les sœurs continuent de venir sur mon trottoir. Elles attendent mon retour et prient pour qu’il ne m’arrive rien. C’est sympa.

Au Parlement, on décide des trucs qui concernent des centaines de millions de personnes. C’est pas du tout comme à Grimont. Quand on décidait de créer un poste de ramasseur de textiles, ça concernait une seule personne, le ramasseur de textiles. Et puis, il venait nous remercier, nous dire qu’il était content de son nouveau métier. Ici, à Bruxelles, on imagine pas qu’il y ait des centaines de millions de personnes qui viennent nous dire “merci”. J’ai plutôt l’impression que ceux qui se déplacent jusqu’ici, ils sont pas très contents. Pour voter, ça prend des heures. On doit être une bonne centaine. Personne n’est jamais d’accord. Il faut dire, s’ils parlaient tous la même langue, ça simplifierait les négociations. J’ai trouvé le truc pour me faire écouter. Je vais voir les parlementaires, je leur demande ce qu’ils prévoient de faire voter, je leur dis que je suis tout à fait d’accord avec leur loi et que je voterai “Oui” quand elle sera proposée. Après, je leur présente la mienne, et ils sont toujours d’accord avec moi.

Du coup, en même pas trois semaines, j’ai réussi à faire adopter mon plan des “centres villes sans voiture”. Franc succès. Tous les bourgs de plus de deux mille âmes doivent prévoir une déviation excentrée pour les véhicules à moteur, laissant ainsi les centres aux piétons et aux voitures électriques. Tous les pays ont cinq ans pour mettre en place le nouveau plan. Comme ça, à Bruxelles, on pourra respirer un peu. J’ai même cloué le bec à tous les opposants en leur disant qu’il fallait faire adopter une loi interdisant la construction de voiture à essence dans toute l’Europe. Comme ça, plus de tentation. Ils m’ont dit “Ah oui ? Et que ferons-nous pour subvenir aux besoins en électricité de quatre cents millions d’Européens ?”. Hé, hé. C’est que j’en connais un, moi, qui n’a pas besoin du nucléaire pour faire de l’électricité. Pas de déchets, pas de centrales hors de prix, pas de polémique autour de l’environnement ! Ils vont être content, les Hollandais !

J’ai pas mis longtemps à faire sortir Léon de prison. Vu que c’est le seul à connaître la formule avec le fromage de Hollande et le sucre, et qu’il avait prévu d’emporter son secret dans sa tombe, j’ai réussi à le faire venir au Parlement pour parler de son invention. Le problème, c’est qu’il était en prison pour un sacré bout de temps. Je suis allé à la commission des remises de peine. Ils se souvenaient bien de moi, mais ils ont quand même dû attendre la grâce présidentielle pour libérer Léon. Il n’y avait rien, rien du tout, pas même une seule parcelle de gentillesse et d’honnêteté dans le dossier de mon ami Léon. Vaut mieux pas savoir ce qu’il a fait, celui-là ! Ben, ils ont quand-même suivi l’ordre du Président. Ey, il faut dire que c’est pas n’importe qui. Et voilà que mon Léon, il est parti d’Amiens hier et il arrive aujourd’hui à Bruxelles.

Quand on peut aider, c’est bien, non ?

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Chapitre 6 – L’élu de Dieu

Six minutes. Top chrono. Et voilà ma rue envahie par les sirènes, les appareils photo, la paroisse de Grimont au grand complet, la police et le Maire. Tu penses, en période électorale, y a pas de petits événements pour les maires. Une barrière a été posée pour bloquer la rue. J’entends d’ici les voisins qui se demandent ce qui se passe “encore” chez Norbert. De ma fenêtre, je vois la jambe de la bonne sœur. Je savais pas qu’elles mettaient des collants, les bonnes sœurs. Le Maire discute avec les policiers. Derrière la barrière, les journalistes attendent de pouvoir bombarder de flashs la pauvre nonne qui n’a pas bougé depuis tout à l’heure. Je reconnais le père Ipate. Il interpelle les policiers en agitant son calepin. Certains m’ont dit qu’il avait fait tout un article sur moi dans son journal. Pas vu, je ne lis que les journaux qui parlent de puzzles. Bon, ce qui est bien, c’est que les pompiers ont pris leur lance à incendie. J’espère qu’ils ont prévu de nettoyer mon portail.

On amène la sœur au milieu du trottoir. Du coup, je la vois mieux. Et sa jambe, qu’est-ce qu’ils vont en faire, de sa jambe ? Le chef des pompiers demande à ses collègues d’éloigner le public. Il recouvre la sœur d’un drap blanc. Gloups. Elle est morte. La jambe est mise dans un sac-poubelle. Le gendarme approche de mon portail et me fait des grands signes.

Ey ! J’ai rien fait ! C’est pas vrai qu’ils vont encore m’accuser d’un meurtre que je n’ai pas commis. C’est la voiture, là ! En plus, les voitures, pour ce que j’en pense. Avant l’explosion de la maison, j’avais une Visa. C’est mon grand-père qui me l’avait donnée. Depuis qu’il était devenu aveugle, il s’en servait plus beaucoup. Quand je suis sorti la première fois avec, tout le monde rigolait. Même quand le gros Gilbert était resté coincé dans son tracteur au milieu du marché, je ne les avais pas vu rire autant. Simone me répétait tout le temps : “Ne te vexe pas”. Facile à dire, à chaque sortie, j’avais l’impression d’avoir une poule sur la tête. Je voyais les piétons se dépêcher de traverser en me voyant arriver. Et ces applaudissements, ah, ah, ah, très drôles, applaudir quand une Visa démarre, qu’est-ce que c’est drôle ! Je me réveillais la nuit avec des tambours dans la tête. Clap, clap, clap. Je partais à six heures le matin pour arriver au travail avant tout le monde. Clap, clap, clap. Le gardien de nuit. J’attendais 20 heures pour repartir. Clap, clap, clap. La femme de ménage. Et plus ça allait, plus j’entendais les gens crier “Ola” quand je passais. Le plus dur, c’était le jour où le gendarme m’a arrêté pour excès de vitesse. 70 km/h. Clap, clap, clap. Saleté de gendarme. Il en a parlé à tout le monde.

Du coup, démarrer la Visa était devenu tellement traumatisant que Simone avait caché les clés dans la cave. Marre des voitures, marre des moteurs, marre des explosions.

“Que pensez-vous de toute cette affaire, Norbert ?”

Marre qu’on m’accuse de meurtre, qu’on m’enferme dans des prisons, qu’on change mon papier peint, qu’on critique ma voiture, qu’on salisse mon portail, qu’on me dérange dans mes collages !

“Norbert ?”

Marre qu’on prenne ma rue pour un circuit automobile et mon trottoir pour une chapelle ardente, qu’on fasse des articles sur ma vie, que les pompiers ne viennent que chez moi, que Madame Urtin ne fasse pas son travail.

“Norbert, s’il vous plait, que pensez-vous de tout ça ?
– VOUS N’AVEZ QU’À INTERDIRE LES VOITURES DANS LES VILLES !!!!”

Silence. Qu’est-ce que je raconte, moi ? Je m’énerve, je m’énerve et je viens de hurler contre le gendarme. Oups. Il se tourne vers le Maire, lui fait signe. Le Maire passe mon portail en jetant un regard torturé sur le sang déjà sec de la sœur Béatrice. La foule s’approche déjà pour mieux entendre mon inquisition. J’espère qu’il n’y a pas de comparution immédiate pour tapage diurne.

“Hé, hé, bonjour, M’sieur le Maire.
– Vous venez de dire une parole digne d’un grand visionnaire, Norbert.
– Ah ?!”

Avec un badge “Votez pour moi”, les maires donnent toujours l’impression de s’intéresser de près aux problèmes des citoyens. Avec un peu d’expérience, ils peuvent même paraître sincères. Notre maire, il s’est fait élire six fois de suite à Grimont. Alors, de l’expérience, il en a. Sauf que depuis qu’il a mis le nouvel éclairage dans la salle des fêtes, on dit en ville qu’il est peut-être en train de laisser sa place au parti des vendeurs de fruits et légumes, représenté par le gros Gilbert. C’est qu’il est populaire, le Gilbert. Il a prévu des trucs pour les handicapées, pour l’accès des tracteurs au marché et tout plein d’autres trucs fort utiles. Clap, clap, clap. Dans la rue, la foule n’arrête plus d’applaudir.

” Seriez-vous prêt à faire partie de ma liste électorale, Norbert ?
– Ben, c’est à dire que…
– Ensemble, nous ferons de grandes choses. Écoutez les gens dehors, un seul mot dans votre bouche et ils applaudissent.
– Ben, d’accord, mais, plus de voitures dans ma rue, alors ?
– Promis, Norbert.”

Il se tourne vers la foule.

“PLUS DE VOITURES DANS NOS VILLES !”

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Chapitre 5 – Les voies publiques sont impénétrables

Pfffff. Satanées bonnes sœurs ! Faut toujours qu’elles s’arrêtent devant chez moi et qu’elles chantent des “ave maria” à tue-tête. Encore, y en aurait qu’une de temps en temps, je dis pas. Je n’ai pas de télévision ni de radio, ça fait un peu de musique. Mais là, c’est tous les jours ! À 17 heures pétantes. Et puis, c’est faux. Archi-faux. Même un sourd pourrait dire que c’est faux. À croire que les bonnes sœurs, elles ne sont pas allées souvent à la chorale de Madame Urtin, la prof de musique du cours élémentaire. Elles me cassent les oreilles. Alors, du coup, dès que mon bout est collé, je vais fermer la fenêtre. Et hop, pas manqué, voilà que les bonnes sœurs s’agenouillent sur le trottoir. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il y ait de la gadoue ou des merdes de chien, à chaque fois que je passe devant ma fenêtre, elles s’agenouillent et crient “Merci, Norbert, que Dieu vous garde”. Je sais pas ce qu’il est encore allé leur raconter, le curé de Grimont. En tout cas, ça marche. Une fois, il avait dit à la messe que les pommes de Michel étaient sources de richesse. Tout le village était allé se goinfrer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de pommes. Lui qui vendait pas une pomme avant, il a été obligé d’en faire venir d’Amiens pour satisfaire la demande. Au bout d’un moment, ils ont arrêté et ils se sont mis à dévaliser le boucher qui n’avait pas mis un sou dans sa caisse depuis qu’il était installé à Grimont. Mais là, je sais plus pourquoi. Une histoire de péchés, je crois. Et moi, depuis mon retour, j’ai des bonnes sœurs sur mon trottoir. Remarque, c’est peut-être un coup du palais de justice. Il était question un moment que je sois en liberté surveillée. Les bonnes sœurs, c’est peut-être des agents déguisés pour surveiller tous mes faits et gestes. Bof, je crois pas, parce que tout le monde a un peu changé d’attitude à mon égard. On me dit bonjour avec un grand sourire, on me tient la porte de la boulangerie, on m’apporte mon courrier sur le pas de ma porte, on me demande si “tout va bien, Norbert”, et tatati, et tatata. Alors, des bonnes sœurs sur mon trottoir, pourquoi pas ?

J’ai plus personne pour jouer à la belote amicale. Y avait Maurice avant, mais il est parti à Berck. Jamais eu de nouvelles. Y en a même qui disent qu’il est en Amérique. Les gars de la prison, eux, ils sont pas prêts de sortir. Surtout Léon. Heureusement, j’ai mes puzzles. J’ai trouvé un nouveau truc. Intéressant. Je les décolle à l’Acétone et je les recolle après. Le produit est plus efficace pour décoller les pièces de puzzle que pour détartrer un fer à repasser. Et puis l’entreprise qui le met en bouteille m’en a envoyé des caisses et des caisses, à ne plus savoir qu’en faire. Je les ai mises dans un coffre, pour éviter d’autres malheurs. Ma pauvre Simone, elle n’est plus là pour me dire si c’est un paysage ou un portrait. Pas grave, je mélange les pièces et je repars à zéro. L’autre jour, j’ai cru que je refaisais le cafard éthiopien. En fait, c’était une araignée.

Criiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii… Schlambalamb’… Bing… Paf !

Un crissement de pneus ? Étrange. C’est jamais arrivé à Grimont des bruits comme ça. Allez hop, à la fenêtre, allons voir ce qui se passe.

Tiens, tout à l’heure, il y avait cinq bonnes sœurs agenouillées dans la gadoue et maintenant, il n’y en a plus que quatre et elles gesticulent dans tous les sens en chantant des “Dies irae”. C’est toujours aussi faux, même à quatre voix. Mais, qu’est-ce qu’il y a là-bas, sur mon portail ? Oh, mais c’est du sang !

“Ey, mon portail !
– Norbert, pitié, appelez les pompiers. Il est arrivé un grand malheur à Sœur Béatrice de la Bonté du Christ.
– Qui ça ?
– Sœur Béatrice de la… Oh, peu importe, appelez, je vous en supplie.”

J’appelle à nouveau les pompiers. Ils ne sont pas sortis de leur caserne depuis l’explosion de Simone. Le chef des pompiers, et c’est bien normal, me demande ce qui se passe dans ma rue qui vaille la peine qu’ils sortent à nouveau. “Vous comprenez, les restrictions budgétaires nous imposent d’économiser l’essence et de veiller à la moindre usure du matériel”. Comme je ne sais pas vraiment ce qui se passe, je retourne demander à nouveau à la sœur qui gesticule toujours autant.

“Le chef, il demande ce qui se passe.
– Sœur Béatrice de la bonté du Christ vient d’être renversée par un chauffard qui a pris la fuite. Elle s’est agrippée à votre portail salvateur, mais son sang ruisselle déjà de son pied arraché et elle s’est évanouie devant chez vous, Norbert, parce qu’elle sait que vous pourrez la sauver !
– Qui ça ?
– Sœur…
– Non, non, c’est bon, je vais lui dire “la dame”, au chef, ça ira.”

La sauver, la sauver. Je sais pas si je vais pouvoir faire grand chose, moi. Je colle des pièces de puzzle, pas des jambes. Bon, je vais dire tout ça au chef des pompiers. Il va pas être content, parce que sincèrement, je pense qu’il va falloir qu’il se déplace.

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Chapitre 4 – À la une de “Somme toute”, journal chrétien

Norbert, le malheureux veuf, est enfin libéré.
par le père Gabriel Ipate.

La commission annuelle des remises de peine a enfin rendu ses conclusions après huit mois d’attente et de négociation. L’histoire de Norbert, modeste ouvrier de Grimont, qui a malencontreusement tué sa femme dans un malheureux accident domestique, a profondément ému le président de la commission qui s’est dit “soulagé” de pouvoir offrir aux plus démunis une justice “équitable”. Il s’est dit également “heureux” que la commission reste à l’écoute de tous les citoyens. Il faut dire que les Picards n’ont pas la mémoire courte et tout le monde ici se souvient de l’histoire du garagiste de Berteaucourt-les-Dames, accusé à tort lors du démantèlement du trafic franco-hongrois de VéloSoleX d’origine. Pas moins de cinquante exemplaires du vélo à moteur avaient été trouvés dans l’arrière-boutique du garagiste, le plaçant en tête de liste des présumés coupables alors que ce quadragénaire, dont le père était l’un des premiers à avoir posé sur le vélo légendaire un moteur révolutionnaire, était tout simplement un collectionneur, vivant sa passion à l’abri des regards extérieurs. Sur les treize personnes interpellées, il avait été le seul à être incarcéré et la commission avait refusé à trois reprises de reconsidérer son cas. Il avait fallu l’intervention médiatique d’un célèbre cycliste italien pour venir à bout de cette étrange affaire et pour que la cour proclame enfin un non-lieu général. Le garagiste, après trente-quatre mois de détention, avait rejoint les siens à pied et n’avait pu récupérer sa précieuse collection que trois semaines plus tard. Outré par cette mascarade médiatique, le Garde des Sceaux en personne avait demandé les excuses publiques du président de la commission ainsi que sa démission.

En plaidant la cause de Norbert, les membres de la commission ont découvert un homme généreux qui a tendu une main forte et secourable aux techniciens de la Mairie de Grimont restés coincés avec leur camionnette lors des inondations de 2001. Norbert, accompagné de sa femme, avait alors recueilli les hommes durant douze jours, le temps que l’Authie retourne dans son lit. Damien Pochat, qui faisait partie de ces hommes, a été entendu comme témoin. Il a décrit Norbert comme un homme “calme et concentré, aimable et courtois” et parle des deux amants comme d’un couple “exemplaire”. Selon lui, durant ces douze jours de refuge, aucune querelle n’avait éclaté dans la maison et rien ne pouvait justifier l’agression présumée dont Simone aurait tragiquement fait les frais. La commission a également entendu la grand-tante de Norbert. Elle ne se souvient pas que sa sœur ait eu un quelconque problème avec lui. “Une fois, la pauvre Yvette a cru que son fils était tuberculeux”, a-t-elle déclaré, “parce qu’il avait craché toute son hostie sur l’aube du curé de Grimont. Mais à part ça, je n’ai pas le souvenir qu’il nous ait fait une angine, le petit Norbert”. Le curé de Grimont a confirmé les faits remémorés par la grand-tante. Il a seulement ajouté que Norbert n’accompagnait pas souvent sa femme à l’église et qu’il en était un peu “déçu”.

Devant l’évidence des faits, la commission a reconnu le caractère accidentel des tristes événements qui ont conduit Norbert au banc des accusés du palais de justice d’Amiens. Elle a immédiatement libéré l’innocent en ordonnant qu’une enquête soit ouverte auprès de l’entreprise qui met en bouteille l’Acétone domestique. Selon les experts, le bouchon de sécurité n’aurait pas fonctionné normalement et c’est bien pour éclaircir cette piste que l’Association des Victimes de l’Acétone Domestique et Industriel de la Somme (l’AVADIS) vient de déposer une plainte contre X sur le bureau du procureur.

Une foule immense attendait Norbert à la sortie de la maison d’arrêt d’Amiens. Sans doute parce que cette histoire a, depuis quelques mois, défrayé la chronique régionale. L’évêque d’Amiens, intrigué par les propos de l’ancien prisonnier, a fait venir Norbert à la cathédrale. Devant des milliers de fidèles, il a demandé à Norbert de confirmer sa rencontre miraculeuse. “C’est vrai”, a déclaré Norbert, “j’ai rencontré Dieu et je lui dois tout ce que j’ai eu de bien dans cette prison”. Et à la question “Pensez-vous que Dieu vous ait choisi particulièrement ?”, Norbert a répondu que “Dieu s’adressait à tout le monde de la même manière et qu’il avait seulement eu la chance d’être sur son passage”.

À présent, Norbert vient d’être accueilli au foyer de Grimont où il attend que sa maison soit entièrement reconstruite par les services de la Mairie. Tout est planifié pour que Norbert passe les fêtes de Noël chez lui. Encore un signe de solidarité qui caractérise tellement cette communauté Grimontoise qui, selon son Maire, “n’a jamais laissé tomber ceux qui, de père en fils, ont toujours participé à l’essor de la commune”.

Depuis le retour de Norbert, Grimont est devenu le passage obligé des pèlerins qui partent sur le chemin de Sainte Thérèse de Lisieux. Les sœurs de l’Ordre des Martyres de Sébastien ont promis de veiller chaque jour sur le bienheureux qui s’est humblement retiré et qui poursuit certainement, dans le silence pieux d’une profonde solitude bien méritée, une vie sereine et juste.

Que Dieu tout puissant entende une fois de plus sa prière !”

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Chapitre 2 : Maison d’arrêt d’Amiens

Bah, c’est pas si terrible que ça, la prison. Y en a qui disent qu’on n’en ressort pas indemne. Moi, j’ai pas changé grand chose à mes habitudes. Sauf que, comme je ne travaille plus, je fais encore plus de puzzles. Le directeur de la prison m’a même dit que mes puzzles sont vendus dans les vide-greniers, au profit de l’amicale laïque des anciens combattants d’Indochine. Il paraît qu’il en reste. Le directeur, il m’a dit que, grâce à ça, je pourrai peut-être avoir une remise de peine. Quelle idée j’ai eue, aussi, de donner à Simone la bouteille d’Acétone ! Je lui avais dit de ne pas repasser sans ses lunettes. C’est sûr, y a eu des éclairs partout et une très grosse flamme. Elle n’a même pas eu le temps de crier, ma Simone.

Par contre moi, j’ai crié. J’ai crié contre ce foutu bon dieu qui tue des innocents et qui sépare des gens qui s’aiment, j’ai crié contre cet imbécile de gendarme qui a cru que je voulais assassiner ma femme, j’ai crié contre cet avocat véreux qui a fini sa plaidoirie en disant, les larmes aux yeux : “Vous vous rendez compte, mes chers jurés, que l’autopsie n’a même pas pu déterminer si la PAU-VRE Simone était morte à cause de ses brûlures ou à cause de l’électrocution !”

J’ai été condamné à quinze ans de prison pour le meurtre de ma femme. Je n’ai plus de maison, plus de voiture, plus de femme. Remarque, valait mieux que je sois enfermé ici. Sinon, dehors, je crois que je n’aurais pas tenu deux jours et je me serais jeté dans l’Authie (petit fleuve de la Somme).

Ici, on me nourrit bien. J’ai rencontré quelques types sympathiques. D’abord, il y a “Dieu”. On l’appelle comme ça parce qu’il fait apparaître tout ce qu’on veut. Il suffit de lui demander un truc, n’importe quoi, une paire de chaussures, des ciseaux, un tube de colle, des timbres de collection, une cafetière électrique, un livre de Georges Simenon et hop, deux jours plus tard, il vous le glisse discrètement au repas de midi. Bon, il faut payer, bien-sûr, mais Dieu, on dit ici qu’il fait des miracles. Il m’a même dégoté un puzzle qui représente Grimont. Je savais même pas que ça existait. C’était marqué 1910 sur une des pièces. Y avait encore la maison de mon grand-père et l’ancienne chapelle. Ce puzzle, je l’ai pas donné au directeur, et je le garde sous mon lit, comme un trésor de guerre. Y a aussi Léon. Lui, c’est “le chimiste”, il fabrique des formules magiques avec n’importe quel ingrédient qu’il trouve sur ses pas. Il écrase du fromage de Hollande et du sucre, il met je ne sais plus quel produit et hop, il crée de l’électricité. Avec ça, on peut faire fonctionner une ampoule électrique pendant presque une heure et ça me permet de finir mes puzzles après le couvre-feu. Y a aussi Justin, “le poète”. Il ne parle qu’en alexandrins. Tout le monde vient toujours lui poser des questions idiotes pour l’entendre déverser ses phrases dodécasyllabiques.

“Alors, Justin, t’as bien dormi ?
– Les ronflements intempestifs de mon voisin
Ont su une fois de plus reporter à demain
L’espoir de faire de moi un heureux pèlerin
Qui cherche dans ses rêves, par n’importe quel moyen,
L’issue un peu plus noble de son triste destin.”

J’ai appris aux copains la belote amicale et on joue tous les jours, après la promenade de dix heures. Même au jeu, Dieu trouve toujours des cartes que personne n’a jamais. Il gagne tout le temps, ce qui fait que, pour constituer les équipes, nous sommes obligés de tirer à courte paille.

Ici, personne ne sait ce que l’autre a fait pour être enfermé. On garde ça précieusement. Comme ça, au début, on passe pour un chauffard qui a écrasé un petit chien et plus on reste, plus on devient l’ennemi public n°1 qui a perpétré des braquages. Au-delà de dix ans, on a forcément tué quelqu’un. Pour le respect, c’est important. S’il n’y a aucune remise de peine, c’est que la victime devait être ambassadeur de Chine ou fils d’une reine d’Angleterre. Alors là, généralement, on vous laisse passer le premier à la douche et tout le monde rigole quand vous racontez une blague que tout le monde connaît. Léon, ça fait tellement longtemps qu’il est là qu’il n’y a personne, aucun gardien, aucun prisonnier, qui ne l’a pas toujours connu et qui ne soit arrivé avant lui. Alors, vaut mieux ne pas lui demander ce qu’il a fait.

Moi, ça fait huit ans que je suis ici. Personne ne croit encore que j’aie pu tuer ma femme.

“Norbert, une visite au parloir !”

Une visite au parloir… En huit ans, je n’ai eu qu’une seule visite, celle de Maurice, mon adversaire amical à la belote. Il était venu me dire que sa femme était morte d’un cancer et qu’il partait tenter sa chance à Berck avec un snack de moules-frites. C’est sûrement lui, encore, pour me dire qu’il a raté ses moules et qu’il rentre au pays.

“Norbert, parloir !
– Deux petites secondes, j’ai un bout qui colle !
– Je les connais tes petites secondes ! Au parloir, et que ça saute !”

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