[MATP] – Ce qui le conduirait toujours à devoir affronter les inéluctables obstacles de ses improbables projets

Il était rentré de l’école et, comme à son habitude, il avait sagement pris son goûter avant de se mettre consciencieusement à son bureau pour préparer les devoirs du lendemain. Vers 18h30, sa mère rentrait à son tour d’une journée bien remplie et c’était souvent le moment du verdict. Si en passant le pas de la porte elle lançait un hystérique « Maaaaaarc, es-tu rentré ? Descends vite que je te raconte quelque chose d’incroyable ! », c’est qu’elle était joyeuse. Il savait que se préparait une soirée fort agréable et lâchait tout ce qu’il avait à faire pour venir l’accueillir en bas de l’escalier. Elle allait lui raconter toute sa journée sans oublier aucun détail. Tous les collègues allaient y passer un à un et, après un long fou rire auquel Marc se joindrait sans se forcer, elle allait prendre enfin des nouvelles de la journée de son fils. Ç’allait être reparti pour de longs fous rires, car Marc, sachant sa mère disposée à entendre qu’il suivait son chemin, allait dresser à son tour un portrait acerbe de son maître, puis de tous ses camarades de classe. Par contre, s’il n’entendait rien d’autre que la porte se fermer, — et c’était là tout ce qu’il redoutait —, il attendait un peu le temps de rassembler quelques souvenirs avant de la rejoindre même s’il savait que ça n’allait jamais être le moment de parler de quoi que ce soit. Descendant ces fois-là à pas de velours, il trouvait sa mère affalée dans le canapé, sirotant déjà un de ces cocktails qu’il n’était pas encore autorisé à goûter. C’est lui qui engageait alors la conversation par un timide « Ça va ? » et elle semblait toujours surprise que quelqu’un vienne interrompre son immense solitude, donnant toujours l’impression qu’il lui fallait quelques secondes pour se souvenir qu’elle avait même jamais eu un fils qui aurait pu la soutenir dans ces moments de profondes dépressions.

— Oh, Marc… Tu es là… Viens t’asseoir, mon lapin. Je suis passé devant le centre social et j’ai repensé au premier jour où j’ai rencontré ton pauvre père. Je sortais d’un rendez-vous avec une assistante. J’étais si démunie. Je n’avais plus rien. Je m’étais assise sur un banc et ton père était venu m’offrir une cigarette. En quelques minutes, je lui avais raconté tout ce qui s’était passé ces dernières années, depuis mon enfance si malheureuse, alors que j’avais fui ces parents qui m’avaient battue et séquestrée. En partant loin d’eux, j’étais persuadée que j’allais enfin réussir à refaire ma vie, mais tout était allé de travers. D’abord, ma tante, qui m’avait promis de me recueillir, m’avait vite fait comprendre que j’allais être un poids chez elle, car elle envisageait de nombreux voyages avec un nouvel amant. Il fallait qu’elle loue son appartement et je ne pouvais rester que quelques semaines. Ensuite, tous les petits boulots que j’avais entrepris pour subvenir un peu à mes besoins n’avaient été qu’une longue liste d’échecs. Je voulais à tout prix réussir à me payer des études pour avoir une situation, mais tous mes patrons n’avaient qu’une seule envie : me maintenir dans le cynique harcèlement sexuel qu’ils faisaient subir à toutes leurs nouvelles employées. Je ne pouvais supporter ces nouvelles violences. Dès que l’un d’eux s’approchait de moi, je rentrais paniquée et je ne revenais pas le lendemain. Ton père avait écouté toutes mes aventures avec beaucoup de mansuétude. Il m’avait proposé de me laisser une petite place dans son minuscule salon. Là, j’allais prendre tout le temps qu’il faudrait pour me remettre de toutes ces émotions. Trois mois plus tard, nous étions mariés.

Marc était arrivé dans leur vie quelques années plus tard, à une période où les jeunes mariés partageaient un bonheur qu’ils n’avaient jamais imaginé possible. Le récit familial s’interrompait souvent là, quelques minutes qui semblaient interminables. Il manquait toujours les mêmes éléments qui auraient permis à Marc de comprendre pourquoi son père n’était plus là. Il n’osait pas poser de questions. Tout devenait alors entrecoupé de longs soupirs. « Il a bien fallu que je me débrouille seule, à nouveau ».

Ah… Son père… L’avait-il vraiment connu ? Il en avait un souvenir, c’était certain, mais il se rendrait compte plus tard que sa mémoire n’avait été nourrie que des quelques photographies qu’il avait trouvées au fond d’un carton à l’âge de quatre ou cinq ans lorsqu’il cherchait un jouet que sa mère avait arbitrairement remisé au grenier. En voyant ce bel homme fier de montrer sa nouvelle voiture, il s’était dit qu’il lui ressemblerait et l’avait supposé militaire mêlant sans doute son propre désir d’être au sein d’un corps défendant celui qui peu à peu gravirait les échelons d’une saine hiérarchie.

Toujours moqué parce qu’il était trop grand pour son âge, Marc cherchait par tous les moyens à se rendre utile. Ses différents instituteurs l’appréciaient, car il était le premier à lever la main pour aller répondre au tableau, réciter une poésie, ranger la classe, mais il avait beau vouloir bien faire auprès de ses camarades de classe, on continuait de le surnommer Grand dadais, Fanfaron ou même Frankenstein durant la période où la puberté avait recouvert son front d’un champ de sébum prêt à ruisseler. Il ne désespérait pas qu’on reconnaisse sa vaillance, et se présentait chaque année à l’élection des délégués de classe où il ne recueillait jamais qu’une seule voix : la sienne. Il entreprenait pourtant d’admirables campagnes, rédigeant des projets de rénovation dans la classe, rappelant qu’il serait celui qui défendrait les plus démunis, qu’il aiderait les cancres (qu’il appelait « les pauvres »). Malgré toutes ces promesses, la classe en préférait toujours un autre, plus populaire que lui, pour des raisons qui lui échapperaient toujours, et dans la cour, comme sur les plages, il se retrouvait irrémédiablement seul. Alors, son projet de devenir soldat s’était peu à peu construit. Après les scouts, il serait au service de la Patrie. S’engager, s’engager. Et il s’engagea tant qu’en effet il gravit rapidement les échelons de la hiérarchie militaire, constamment au bord de devenir à son tour Général, bloqué aux portes du pouvoir suprême par son passé psychologique qui le rangeait inévitablement dans la catégorie des personnalités dont on avait clairement besoin mais à qui on ne pourrait confier de trop importantes responsabilités tellement on ne savait pas pourquoi il avait cette tendance à vouloir s’immoler chaque fois qu’il fallait défendre un intérêt supérieur qui ne lui apporterait aucune satisfaction personnelle.

Sa mère, vieillie et ravagée par l’alcool, qui le voyait rentrer, Tanguy, ses bottes crottées, le sourire béat d’annoncer qu’il allait être enfin promu tellement il s’était démené, murmurait ce désolé Pauvre Marc devinant qu’elle-même ne pourrait rien contre ce qui le conduirait toujours à devoir affronter les inéluctables obstacles de ses improbables projets.

À suivre…


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[MATP] – Offrir aux charognards de la démocratie un nouvel os à ronger

Ainsi fut appliquée la première phase de ce grand plan d’attaque, et tout le monde, en partie, plus encore que ce que le Général Popov avait imaginé, fut ravi de la situation. Le bureau de Tartinello fut fermé pour rénovation, et l’homme déjà fort atteint des multiples destitutions qu’il avait subies venant d’en haut, venant d’en bas, prit enfin les rênes de son avenir : chercher tranquillement un poste pour mutation définitive et préparer des vacances bien méritées. Madame de La Porte et Mademoiselle Sitruck nageaient dans leur fonction comme poissonnes dans l’eau pur d’un lac bordé de monts et merveilles, fleuri et ensoleillé. Elles trouvaient enfin l’interlocutrice idéale, agent administratif qui adorerait les listes et les tableaux, les statistiques et les dénonciations. Oh, vous savez, balançaient-elles désormais sans scrupule, celui-ci manque à tous ses devoirs. Il nous grappille chaque semaine un quart d’heure. On peut lui demander de nous aider à la mise sous pli. Il nous doit bien ça. Et celle-là ? Ahahah ! Elle arrive en retard et part en avance. Osez l’application de la loi. Moins 10% de temps de travail chaque année. On verra si elle ne se décide pas à changer de comportement ! De leur côté, la majorité des Druides avait crié victoire. Le Général était bien au placard. C’était le fruit de leurs prises de parole et la signification que le contre pouvoir qu’ils exerçaient au sein de l’Institution pouvait malgré la pression autoritaire renforcée avoir encore quelques conséquences sur le terrain. La plupart, désormais, sillonnait dans les couloirs et ré-apprenait à parler haut et fort. Voyez comme nous avions raison ! Et les adhésions ne cessaient d’entrer dans les caisses. Oui, ils avaient réussi, à nouveau, là où les valeurs démocratiques se travaillent réellement, à l’abri des presses nationales, dans le silence de la territorialité. La toute puissance avait courbé l’échine. Il lui faudrait repartir de presque zéro en prenant en compte les forces en présence. Dès la première semaine, les Druides avaient pris rendez-vous avec la nouvelle Directrice administrative. Alors, nous sommes d’accord : réunion des deux Conseils, trois fois l’an pour l’un, cinq fois l’an pour l’autre, coordonnés par une équipe collégiale dans l’attente de la nomination d’un Super Directeur. Vous vous occuperez des listes de course. La satisfaction d’un travail rondement mené avait éveillé en eux une forme d’arrogance qui allait leur faire oublier, en effet, comme le Général l’avait prédit, de s’intéresser de plus près aux véritables arcanes du pouvoir, ces rendez-vous et ces rencontres auxquels ils ne seraient jamais invités, car la nouvelle Directrice administrative avait beau assumer le rôle qu’on lui avait assigné d’être présente pour accuser les coups, elle finissait toujours ses journées au siège social du Parti pour établir des rapports, et forte des propos qui lui étaient naïvement adressés, elle mit en place ce qui allait bientôt s’imposer à tous sous le célèbre adage : c’est la demande des Élus. Elle avait pour cela deux moyens d’action : la commission et l’audit. Très vite, elle se rendit compte qu’avec une commission, elle ne pourrait se permettre de faire l’économie d’une représentation quelconque tant les Druides étaient aguerris à l’exercice. L’audit avait l’avantage de pouvoir être commandé par une société privée. Son analyse serait rendue publique en temps et en heure. La décision politique s’en nourrirait. Aussi fit-elle assez vite pour l’annoncer dès les Conseils suivants. L’audit allait neutraliser une partie des décisions le temps que le Cabinet rende ses conclusions, puis alimenter l’écriture du nouveau projet d’Établissement que le nouveau Super Directeur aurait mission de mettre en œuvre.

Tout semblait presque honnête. Seul l’un des Maîtres d’armes s’inquiétait de cette mesure qui excluait de fait certains corps de métier d’être représentés. Il allait falloir imaginer comment contrer les décisions qui seraient proposées. Seul le principe de consultation allait l’aider. Il s’engagea dans cette nouvelle lutte : Chère Madame, si votre cabinet a mis en place un audit, c’est qu’il a pour mission de vous rendre quelques éléments de réflexion qu’il faudra transmettre à l’ensemble des services internes avant de le rendre public. Oui, oui, bien évidemment, c’est ce qui est prévu. Vous aurez les documents en consultation suffisamment à l’avance pour émettre votre avis. Oui, mais quand ? Cela fait plusieurs semaines que vous travaillez d’arrache-pied et, permettez-moi cette incise, obscurément, et nous n’avons toujours rien vu venir. Nos travaux ont été commandés par les Élus qui sont en droit de faire le point sur quelques applications techniques liées à leur responsabilité. Il n’y a qu’à ces commanditaires que nous devons des retours. Ces informations leur appartiendront. Ils choisiront la forme et la cadence de leur diffusion interne. Sur ce point, il n’y a pas de droit particulier que vous pourriez nous demander de respecter. C’est leur droit privé. Ils ont payé.

Ainsi la tonalité des échanges dévoilait qu’un grain de sable était en train de s’immiscer dans l’engrenage. L’audit, — et la Directrice administrative se demanda si le valeureux Maître d’armes ne l’avait pas pressenti —, n’était qu’un mot-valise pour autoriser l’administration à faire silence de son action. Il n’existait aucun conseil, elle n’aurait aucun compte-rendu, et pourtant il arriverait le jour où elle imposerait des mesures au nom de ces fictives conclusions qu’elle rédigeait avec l’aide précieuse des stratèges politiques du Parti. Alors, elle garda son sourire de façade, mais la main qu’elle tendait à tous en arrivant ou en partant, devenait de plus en plus molle. C’était le signe que son assurance faiblissait. Elle n’avait pas la poigne de fer que le Grand Nicolas infligeait à tous ses collaborateurs prouvant son invacillante foi. Ah ça oui, elle se sentait bien seule, sur le terrain, et elle n’allait pas supporter longtemps d’assumer la responsabilité d’une destruction massive sans l’appui d’un pouvoir hiérarchique. Il fallait convaincre de vite procéder au recrutement du Super Directeur. Elle aurait le pouvoir de le mettre sous tutelle le temps que l’idée fumeuse de l’audit prenne racine dans l’élaboration du processus, et elle n’aurait plus à devoir répondre de son action politique devant ce petit peuple à qui elle ne devait rien, car cette administration-là, sur ce territoire-là, tel qu’elle l’avait compris et accepté en s’engageant auprès du Grand Nicolas, n’avait pas pour mission de se mettre au service de la proposition populaire, mais bien de bâtir le rempart d’une ambition personnelle dont elle jouirait elle-même du rayonnement lorsque le tapis rouge serait déroulé devant la porte du plus fastueux des palais pour accueillir le nouveau règne de l’absolutisme. C’était, après tout, sur l’illusion qu’il fallait continuer de travailler et offrir aux charognards de la démocratie un nouvel os à ronger la laissant, elle, libre d’articuler tout ce qui était à sa disposition pour profiter d’un temps législatif échappant à toute conscience individuelle, fût-ce-t-elle hautement syndiquée. Elle demanda la publication imminente d’une annonce de recrutement. Et factum est ita. Marc arriva dans l’arène.

À suivre…


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[MATP] – Vous avez carte blanche

— Vous êtes tout simplement un génie.

Ces mots n’avaient pas eu besoin de sortir de la bouche du Grand Nicolas. Ses yeux les disaient. Son cou les disait. Son torse se redressant lentement au rythme d’une profonde inspiration. Il était devant son miroir. Et le Général Popov n’avait pas oublié de peu à peu s’incliner devant lui pour qu’il paraisse encore plus grand, de plus en plus grand. La grandeur d’un homme se ressentait au regard qu’il portait sur lui-même, et celui du Grand Nicolas n’avait à ce moment précis aucun concurrent. Il précédait les paroles du Général Popov en écrivant le scénario de sa victoire. Il voyait les Druides tomber un à un. Tout lui apparaissait de plus en plus clairement.

— Continuez.

Le Général Popov savait qu’il avait gagné cette bataille des affiliés, qu’il en serait à jamais remercié, alors il continuait avec sa voix de miel à dérouler son plan machiavélique.

— Il vous faudra de la patience pour que l’aboutissement de notre stratégie soit à la hauteur de votre volonté. Je vais me poster parmi les infidèles et je vous ferai remonter toutes les informations. Pendant ce temps-là, vous aurez placé l’un de vos agents administratifs pour régler les mesures fondamentales. Il ne pourra rien se passer et tous les Druides se croiront vainqueurs. Ils baisseront la garde. Je les connais bien. Ils ont beau être merveilleusement organisés, ils ne sont pas dépourvus d’orgueil, et de me savoir au placard les réjouira suffisamment pour qu’ils ne se doutent de rien. Le plus difficile sera alors de procéder au recrutement de votre Super Directeur. Il sera venu vous voir et vous adopterez le même ton que celui que vous avez adopté pour me séduire. Règle n°1 : tout détruire. Règle n°2 : ne rien dire de la règle n°1. Je les ai laissés monter en puissance au sein des deux Conseils, mais imaginez qu’un jour ces Conseils ne soient plus opérationnels, qu’ils soient tout simplement inversés, que votre volonté prime sur le choix démocratique. Vous avez deux atouts de taille en main : la légitimité des urnes et votre parfaite maîtrise du territoire. Il suffira de vous faire le meilleur allié du Peuple, celui que vous nourrirez des seules informations que vous contrôlerez de la source au destinataire, car pendant cette période que l’on pourrait nommer ni plus ni moins un État d’urgence, votre agent administratif mettra tout en œuvre pour que rien ne sorte des débats qui auront certainement lieu sur les différents sites de l’École de formation. Voyez-vous pleuvoir des petits papiers bleus le jour de la fête de la ville avec de grands camemberts rouges effrayant la population que tout ceci leur coûte extrêmement cher et que bientôt ils ne pourront plus subvenir à leurs propres besoins à cause des impôts que vous êtes obligé de prélever ? Voyez-vous l’ensemble de vos agents transformés en distributeur d’informations sillonner les rues alors que ces feignants de Maîtres d’armes seront en weekend à se dorer la pilule sur le dos du contribuable ? Voyez-vous la rage envahir le marché, les bistrots ? Voyez-vous le vote populaire cingler aux oreilles des Druides le jour où sur la place publique ils oseront afficher leurs revendications et que votre Peuple, en votre Nom, leur criera : Ça suffit ! Nous avons assez payé ! Vous nous en demandez trop ! Ce n’est pas à nous de financer vos activités. Il y a des mécènes pour ça, des banques, des multinationales. Et j’entends d’ici les Druides leur répondre : Et vos enfants ? Qui va les éduquer ? Laissez-les tranquilles, nos enfants. Nous savons les éduquer. Nous n’avons pas besoin qu’ils soient enfermés des heures à apprendre vos rituels ancestraux. C’est la modernité, maintenant, la télé, les jeux de société. Les voyez-vous ? Les voyez-vous se déchaîner les uns contre les autres ? Et vous voyez-vous arriver pour vous ranger du côté de la veuve et de l’orphelin ? Vous voyez-vous entrer dans l’engrenage du monarque absolu réélu de scrutin en scrutin avec un pourcentage qui fera pâlir tous vos adversaires, à commencer par votre « petit » rival qui fera moins le fier lorsque tous les livres d’histoire vous seront consacrés ?

Ah ça oui, il se voyait. Il se voyait à présent partout dominer. La voix qu’il entendait était bien celle qu’il avait désirée devant son miroir pour lui révéler son Destin. Il n’avait plus qu’en ligne de mire le Général Popov tournant autour de lui et imitant tous les protagonistes de sa propre histoire. Il reconnaissait bien là son talent russe entièrement bercé par la lecture de Dostoïevski. Il fallait de l’envergure à chaque personnage, de l’intrigue à l’intérieur même des caractères, des doutes, des ferveurs, des amours sans limite.

— Je vois tout de suite l’un de ces Maîtres d’armes tenter de se mettre en travers de votre Destinée. Je le vois depuis le début vouloir en faire une affaire politique et faire retentir la victoire des Druides au-delà des frontières du Royaume. Celui-là, il faudra le surveiller de près, car il sera peut-être le dernier à tomber. Tous les autres finiront par comprendre qu’ils auront un intérêt personnel à se ranger du côté de la Force, mais lui, c’est un idéologue. Je le soupçonne même d’être un peu communiste. Pour le cerner et l’attaquer sur ses points de faiblesse, il faudra que votre futur Super Directeur travaille en étroite collaboration avec moi, et en toute discrétion. Ce Maître d’armes n’a de vue que pour la puissance représentative. Nous allons la lui détruire de l’intérieur, sa puissance représentative. Imaginez que son corps social soit infesté de taupes et d’agents entièrement dévoués à votre cause. Imaginez que le jour où il appellera tout le monde à voter, — et il le fera, croyez-moi sur parole —, l’ensemble de ses convictions tombent une à une devant ses yeux avec moi, au centre de ce petit groupe fraîchement reconstitué, manipulant les angoisses de chacun. Imaginez qu’il soit à ce point harcelé qu’il en finisse par ne plus fermer l’œil de la nuit, toujours au bord de la faute grave. Imaginez que sa santé ne puisse plus tenir devant la pression que nous allons appliquer aux portes de ce qu’il appelle encore son espace de liberté, à ne plus savoir comment il pourra faire pour protéger ses propres apprentis.

— Général…

Le Grand Nicolas s’était enfin retourné, posant une main sur l’épaule de son fidèle serviteur.

— Vous avez carte blanche.

À suivre…


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[MATP] – « Je ne pourrai peut-être jamais m’arrêter de pleurer »

Ce n’est pas tous les jours que nous apercevons dans les brumes matinales le visage inquiet où il semble qu’aucune larme n’arrivera plus jamais à couler lorsque l’âge qui se devine traversé par toutes les histoires d’un monde sacrifié n’est plus celui du rire spontané de l’enfance mais porte désormais la gravité du temps. C’est à cela que je ressemble, les yeux bas, les joues creuses, les cheveux ternis. L’instrument des premières joies est devenu celui de la désolation, et tout ne fait plus que descendre vers la tonalité la plus sombre, la solitude d’un brave à qui on a volé le plus précieux des trésors. Il n’y aura peut-être plus jamais de bonheur dans ce cœur si fragile qui s’était vu renforcé par une voix mystérieuse venue du fond des siècles. Oh oui, l’inquiétude s’est installée peu à peu, à le voir de jour en jour se dégrader. Je venais de plus en plus tôt pour distraire cet engrenage. Il avait passé sa pause à ne rien faire d’autre que téléphoner, il n’avait pas mangé, il fumait cigarette sur cigarette, jusqu’à ce que je me montre, car j’étais déjà là, blotti derrière un buisson, l’épiant, devinant à la gesticulation de ses bras et au regard concentré qu’il plantait dans tout ce qui l’entourait, qu’une grave affaire l’occupait, et au moment où je m’approchais, doucement, n’éveillant aucun soupçon, il raccrochait, plus rien d’autre que moi n’existait, quelle que soit l’heure, quel que soit le temps que j’avais choisi qu’il me consacre, nous discutions un peu, puis nous montions. Son sourire s’effaçait peu à peu. De jour en jour. Je volais ces quelques secondes qu’il laissait échapper avant de se redresser, face à moi, être toujours celui qui ne faiblirait jamais, il m’aidait, il me parlait fermement. Grâce à lui, toute ma vie, je me battrais. Je n’avais pas encore les mots pour le dire, mais la foi avait trouvé là une pleine résonance. Je n’avais pas besoin qu’il me dise qu’il m’aimait. Il m’aimait. Tout simplement. Parce qu’il avait compris dès le premier jour que je venais là mettre en jeu un projet individuel de la plus haute importance et qu’il ferait tout pour que j’y arrive malgré toutes mes difficultés intimes dont je n’avais parlé qu’aux fées rêvées, aux étoiles illuminant le ciel de mon enfance.

— Tristan ?

Elle m’appelait ainsi, dans la douceur de sa voix maternelle, pour ne pas brusquer mon retour à la réalité lorsque je partais ainsi dans mes pensées, n’apercevant plus rien autour de moi que cette mémoire émotionnelle ayant trouvé son lieu dans le récit merveilleux que je construisais pour ne plus avoir à m’inquiéter des innombrables obstacles dont la vie semblait être jonchée et qu’il allait falloir franchir vaillamment. Mon prénom m’interpelait et je reconstruisais peu à peu les murs de notre salon où étaient suspendus des cadres de photos de nous, à tous les âges, en communiants, en vacances, en famille, nous tous, ensemble, aux sourires éternels. Je replaçais la table, les fauteuils, les plantes généreusement feuillues, et mon regard revenait à celle qui m’appelait si tendrement, ma mère, qui avait mis sa main dans la mienne, attendant patiemment que je sois disponible pour entendre ce qu’elle avait à me dire de si important.

— Il s’est passé quelque chose à l’Ecole de formation. La fin de ton année va être un peu perturbée. Il va falloir être courageux, mon grand. Ton maître d’armes est tombé très malade. Il ne reviendra sans doute pas avant quelques mois.

Non, il n’allait pas revenir, et Tristan le savait. Il l’avait lu dans son regard. Il avait lu l’immense tristesse d’un adieu. Il l’avait su. Il avait détaché son petit bracelet bleu et lui avait dit : « C’est pour toi. Pour que tu ne m’oublies pas ». Ah ça non, il n’allait pas l’oublier. Il y avait eu encore quelques jours d’une joie absolue. Tristan s’était préparé. Un premier grand obstacle. Il allait y arriver. Le rire l’aidait. Il profitait de chaque minute, traînait longtemps après en rangeant ses affaires. Sa mère venait lui confirmer que tout était réel. Sa réponse fut de celles qui s’inscrivent dans le chant lancinant de l’enfance : « Je ne pourrai peut-être jamais m’arrêter de pleurer ». Et une première larme se mit, doucement, silencieusement, à inonder sa joue, devant le sourire tendre de sa mère.

Le général Popov avait suffisamment exigé dans sa carrière que ses sous-fifres ayant commis la moindre erreur se sacrifient d’eux-mêmes sans qu’il n’ait rien à réclamer qu’il n’avait évidemment pas imaginé se justifier auprès du Grand Nicolas à la suite de ce cuisant échec public devant le Second conseil tout entier. Les rumeurs qui s’étaient échappées par les fenêtres de l’Ecole de formation avaient de toute façon très certainement été relayées sans qu’il ne soit nécessaire d’en faire mention lorsqu’il viendrait, dès la première heure, déposer sa lettre de démission comme il supposait qu’on l’attendrait de lui dans les sphères du pouvoir. Cependant, il avait gardé de son origine russe un orgueil tel qu’il avait imaginé une ultime stratégie grâce à laquelle il ne serait peut-être pas traité comme un vulgaire DGS. Après tout, il s’était jusqu’à présent sorti de tous les champs de bataille avec la plus belle des prestances, et ce n’était pas pour rien qu’il avait gravi un à un les échelons de la reconnaissance militaire. On n’allait pas si facilement faire tomber un général, et le Grand Nicolas allait comprendre, il en était certain, l’importance de sauver la face d’un pouvoir impérial même s’ils allaient devoir, ensemble, formuler les condoléances aux familles venues se recueillir sur les tombes vides de tous ces soldats sacrifiés que leur absolutisme avait tués au nom d’un patriotisme sans faille. Il savait que le Grand Nicolas aimait se redresser devant le grand miroir de son bureau et qu’il suffirait de se mettre près de lui pour faire surgir cette vision d’une toute puissance que personne ne pourrait altérer. Il allait lui révéler qu’il avait enfin mis en fonctionnement le grand NDA dont il avait rêvé et qu’il allait désormais occuper une place volontairement discrète pour à la fois observer de près les conséquences de son action et alimenter ce magnifique projet dès qu’il serait possible de le faire, notamment en participant à la lente autodestruction de cette communauté de Druides dont il pouvait désormais témoigné qu’ils étaient encore trop soudés pour qu’une opération officielle déstabilise leur solidarité. Pour cela, il allait falloir, tout simplement, feindre le déclassement, et le laisser agir humblement dans le tissu représentatif d’un département disciplinaire à l’intérieur de l’Ecole de formation dans le but de faire plier l’opinion, et laisser temporairement la gestion de la structure à la rigueur administrative d’un intérim forcé avant de nommer au rang de Super Directeur l’un de leurs agents en cours de formation dans les arcanes stratégiques du parti politique dont il était, il n’allait pas falloir oublier de le lui rappeler, le Président fondateur et l’Elu incontesté.

À suivre…


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[MATP] – J’entre dans le combat par le plus grand des portails

Dès le lendemain matin, le Général Popov se présenta de lui-même dans les bureaux du Grand Nicolas. Il savait, pour avoir lui-même bénéficié de cette mesure d’urgence, ce qu’il était advenu du précédent DGS, et qu’il aurait beau chercher à formuler une excuse à ce qui allait être estimé comme la marque d’une faiblesse inacceptable, il serait remercié sur le champ et bientôt remplacé s’il n’apportait pas lui-même la formulation qui le sauverait. Il avait eu toute une nuit pour réfléchir au moyen d’échapper au pire, et sa décision était prise. Il allait faire vibrer la fibre émotionnelle, pleurant de ne se sentir être qu’un déraciné qui aurait espéré retrouver les paysages de son pays dans la grandeur de sa fonction. Il se l’était avoué sans honte : sur l’aspect fondamental qu’il était censé manipuler, il avait échoué, mais il ne serait pas encore celui qu’on allait sacrifier.

Depuis quelques mois qu’il avait été nommé Super Directeur, il avait goûté de près à l’administration que le Grand Nicolas avait développée et dont il était, en quelque sorte, le dernier échelon avant que l’on soit plongé dans la masse salariale informe et revendicative. Il avait appris qu’en ne s’opposant à rien de ce qui était proposé, il était plus simple, ensuite, d’être porteur d’une requête quelconque, surtout si celle-ci ne dépassait pas outrageusement la ligne budgétaire qui lui était allouée. Alors, la plupart du temps, il ne disait rien qui puisse rappeler son existence à ses supérieurs, à part, bien sûr, un salut bien placé avant ou après une réunion de service. Lui qui avait connu des administrations bien plus autoritaires, il avait l’impression d’être dans un club de vacances, même si, — et c’est sans doute ce qui avait permis qu’on lui confiât cette mission —, il avait bien flairé qu’ici, on souhaitait en finir avec ces idées jugées dépassées de toujours vouloir tout rendre égalitaire et démocratique. Le Grand Nicolas lui avait clairement dit qu’il attendait d’un chef de service qu’il ne se laisse pas faire et qu’il sache imposer une vision nouvelle de l’administration comme étant la seule à décider, et, de fait, la seule à régner. Le Général Popov s’était donc aisément saisi de l’opportunité de se placer bien au-dessus de ses compétences, pensant qu’il viendrait vite à bout des graines de révolutionnaires qui partout laissaient de mauvaises herbes s’incruster sur le territoire qu’on lui avait confié. Il savait, aussi, qu’il saurait réagir dès qu’il sentirait que le vent tournerait en sa défaveur. C’était le moment où jamais.

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[MATP] – Vous nous devez à tous, Monsieur le Président, une prestante explication

— Est-ce que c’est une plaisanterie ? Pensiez-vous qu’un projet tel que vous nous l’aviez présenté, nécessitant toute une flopée de réformes conjoncturelles, remplaçant celui qui, actuellement en vigueur, s’était traduit par plus de cinquante pages de définitions d’objectifs, d’intentions politiques, de déploiements d’utopies, allait pouvoir, en quelques minutes, alors que le précédent avait nécessité des mois et des mois de consultations, se résumer à trois pages où nous trouvons, dès la seconde phrase, pas moins de six incohérences confondant les textes cadres, le règlement intérieur d’un côté et notre vision d’un avenir commun, généreux et formateur pour les générations qui viennent ici se former à l’excellence d’un art ancestral ? Mesdames et messieurs les membres du conseil, devons-nous nous contenter d’un document qui effleure la quasi intégralité des sujets qui nous préoccupent et qui font que chacun prend un peu de son temps libre pour assister à des réunions forcément tardives nous empêchant tous de profiter comme il se doit de nos familles respectives ? Car quitte à choisir entre deux destins tragiques, je préfère encore ne rien avoir à lire que d’essayer de trouver une once de perspicacité à ce torchon indéchiffrable, et tout de suite vous prévenir que je n’aurai de cesse de déplorer publiquement l’intention presqu’impudique de nous signifier que nous ne sommes plus très loin de mettre la clé sous la porte. Ne comptez pas sur moi pour me corrompre en feignant de vouloir appliquer ce qui me semble n’avoir jamais été pensé autrement qu’une vaste fumisterie là où des années de travail ont vu naître des projets ambitieux qu’on nous dit encore prendre pour modèle dans l’intégralité du Royaume ! Il me semble que vous nous devez à tous, Monsieur le Président, une prestante explication.

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[MATP] – Et bien, qu’à cela ne tienne !

Il ne savait pas encore quelle triste nouvelle sa mère allait lui annoncer lorsque Tristan descendit sans trop d’enthousiasme, répondant aux injonctions qu’on lui adressait à maintes reprises jusqu’à ce qu’il daigne apparaître dans le salon où tous les membres de la famille avaient pris l’habitude de se réunir quelques minutes avant de passer à table. C’était pendant ces derniers moments de tranquillité, alors que ses frères et sœurs l’avaient précédé en dévalant l’escalier au son de tout ce qu’ils trouvaient sur leur passage et sur quoi ils pouvaient taper en poussant des hurlements de Sioux, que son esprit s’échappait encore vers ce qu’il pensait pouvoir devenir l’idéal d’une vie bien meilleure, car pour quelque peu distraire cette désolation qu’il sentait de plus en plus envahir le siège de ses émotions et pour laquelle il n’avait aucune explication rationnelle à part la fin prématurée de son enfance, il se laissait encore rêver en pensant à tout ce qui lui était arrivé d’essentiel dans sa courte vie de conscience. Il se souvenait comment était né ce désir un peu fou d’être de ces jeunes chevaliers qu’il avait vus s’ébattre au bord de la rivière. Il s’était arrêté pour les regarder faire. La multiplicité des tours qu’ils produisaient et les rires qui retentissaient en même temps que leurs visages tournoyaient illuminés d’un sourire extatique l’avaient immédiatement comme envoûté tellement jamais il ne s’était imaginé que des enfants de son âge pouvaient avoir une telle complicité à ne faire qu’inventer des jeux si variés qu’il s’était dit qu’il y avait là un monde d’infinités à côté duquel il aurait pu passer, mais auquel il s’était, sans y réfléchir vraiment, juré d’appartenir. Il avait eu le courage de s’approcher et de hurler à ses deux joyeux combattants toutes les questions qui lui passaient par la tête, comment il fallait faire pour être comme eux aussi bien équipé, de quelle école venaient-ils, aurait-il un jour le droit de participer à leurs jeux, et tout en continuant de rire, les jeunes chevaliers lui avaient répondu qu’il suffisait de s’inscrire à l’École de formation des maîtres d’armes et lui avaient laissé espérer que s’il était sérieux, il n’aurait besoin que de quelques semaines pour être admis parmi eux. Ils s’étaient tous deux brutalement arrêtés, et comme pour le tester, l’initier ou achever de le convaincre, ils lui avaient apposé un drôle d’instrument sur les lèvres en lui commandant de souffler tout ce qu’il pouvait. Tristan, se laissant déborder d’enthousiasme, avait réuni toutes ses forces pour ne pas décevoir ses deux nouveaux camarades et s’y prenant à plusieurs reprises pour s’octroyer le droit d’avoir une meilleure chance d’y parvenir, il produisit un son si puissant que tout son corps se mit à vibrer et tout, dans sa tête, ne fut plus qu’un immense vertige de bonheur qu’il tenta de contrôler en laissant s’échapper un grand éclat de rire. Il en était. Il en serait. Les jeunes chevaliers criaient des hourras d’exaltation. Et déjà Tristan avait entamé une course folle pour rentrer chez lui au plus vite, déboulant comme un ouragan dans la salle à manger, puis dans la cuisine, pour formuler à ses parents qu’il ne souhaitait plus qu’une chose, désormais : intégrer l’École de formation des maîtres d’armes et devenir chevalier. Ah ça, oui, ce souvenir l’aidait beaucoup à lutter contre sa mélancolie. Ses parents, qui ne savaient pas trop en quoi consistait cette école, s’étaient vite renseignés, l’avaient inscrit, d’abord, pour voir si leur fils se plierait à l’exigeante discipline qui régnait au sein de tous les cours qu’on y dispensait, et face au plaisir qu’il semblait y trouver à réclamer d’y retourner plusieurs fois par semaine, ils n’avaient pas regretter leur décision et l’avaient inscrit chaque année pour qu’il continue d’y parfaire sa pratique. Tristan non plus n’avait pas regretter, car en plus de s’adonner à tout ce qu’il avait entrevu sur le bord d’une rivière, il s’était presqu’immédiatement distingué de ses frères et ses sœurs qui, eux, n’en étaient encore qu’à taper dans des bassines en plastique avec des cuillères en bois sur lesquelles ils tentaient tant bien que mal de percer leurs gencives.

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