Chapitre 2 – Au pied du mur

Parfois, quand je sillonne les rues désertes en attendant que le sommeil daigne enfin me gagner, il me prend une sorte d’espoir qui me fait croire que je pourrais bien, sur mon chemin, faire une sorte de rencontre extraordinaire grâce à laquelle l’aiguillage d’une nouvelle vie pourrait être enfin repositionné sur une voie moins ennuyeuse. Il n’y a que dans ces moments d’extrême solitude que je m’arrête devant les magasins de trains électriques en essayant de comprendre ce qui pousse quelqu’un à se passionner pour ces reproductions miniatures. Quel intérêt y a-t-il à positionner de minuscules rails sur une planche et d’y placer un minuscule train qui traversent de minuscules villages peuplés de minuscules bonshommes ? Combien de temps peut-on passer à regarder les trains comme un ruminant géant qui se prend pour Dieu-le-père au-dessus des nuages ? Quelle sorte de pensées traverse l’esprit d’une personne qui préfère s’isoler dans un grenier mal éclairé ? Y a-t-il un rapport entre l’hypnose du train qui passe et celle du match de football ? Je reprends souvent mon chemin sans réponse, et j’attends un peu plus loin que la vitrine du magasin, qui s’était éclairée à mon arrivée, s’éteigne avec ses secrets.

Bassin des trois sirènes. Il est déjà trois heures du matin. Dans la journée, sur la place des Victoires, il y a des familles qui se promènent, des jongleurs, des artistes qui tapissent le sol à la craie de dessins éphémères, il y a des chiens qui courent, des jeunes qui fument des cigarettes, un vendeur de glaces. La nuit, il n’y a rien. La place est déserte, et le bord du bassin est le seul endroit qui donne envie de se promener, près de l’eau. Au bout du canal, il y a un endroit partiellement éclairé dont les murs anciennement jaunes sont recouverts de graffitis et d’affiches décollées par le vent. Il me semble que l’odeur qui plane ici est gorgée d’urine, bien que je n’aie jamais eu le courage d’uriner pendant plus de quinze jours, sans jamais nettoyer, sur un des murs de mon appartement, pour voir si l’odeur pourrait ressembler à celle-ci. Il faudrait tout de même plus de persévérance pour arriver ne serait-ce qu’au dixième d’une odeur aussi insoutenable, entretenue chaque soir par au moins vingt hommes complètement saouls qui viennent, depuis que le mur existe, y soulager leur vessie.

Un endroit pour pisser, même au milieu d’une ville, n’est jamais choisi par hasard. La proximité d’un lieu largement fréquenté comme la place des Victoires y est certainement pour quelque chose. Il suffit d’un dimanche bien arrosé, d’un petit garçon imprévoyant, d’un chien échappant à la vigilance de son maître absorbé par le jongleur ou tout simplement d’une envie pressante qui ne demande pas qu’on interrompe sa promenade pour aller se ruiner dans un bar. Je suppose aussi qu’un mur déjà maculé de pisse aide à prendre une soulageante décision, comme on dépose un sac d’ordures à côté d’un autre sac d’ordures, pour se donner bonne conscience et avoir l’impression de passer inaperçu. Et puis il y a les nuits, les cadavres de bouteilles. Sûr que ce mur sent la vie nocturne et que la plupart des urines déposées ici n’ont certainement vu le jour qu’une fois sèche.

Y a-t-il beaucoup de personnes comme moi qui, au lieu de pisser, prennent le temps de parcourir les petits mots laissés à l’inconnu ? Les affiches portent souvent des revendications politiques. Ils sont « tous pourris », ou « vendus », la société est en train de péricliter. Étant donnée la vieillesse des écrits, on peut bien croire aujourd’hui que notre société n’a pas subi les avatars qu’on nous prédisait. À moins que nous soyons en plein dedans. « Sauvons nos emplois », « La sécu, c’est mieux quand on l’a pas dans l’cul », « Noémie, pour toujours », « Maintenant que mon esprit est libre, je m’appliquerai à détruire mes anciennes opinions », « Bouge de là ».

Je pense à tous ceux qui ont écrit ici. Ils existent, forcément. Ils ont épuisé toutes les formes de communication possibles, ils ont erré dans les rues de la ville, ils se sont arrêtés plusieurs fois devant les vitrines de petites annonces pour y consulter les tarifs pratiqués, ils se sont assis au fond d’un bar à moitié vide fréquenté par des solitaires silencieux, comme eux, qui attendent qu’une belle demoiselle entre, pose son sac sur le comptoir, commande un petit verre de rouge, et chevauche le haut tabouret en se tournant vers eux avec un regard complice, comme dans les films américains. Et puis ils en ont eu marre d’attendre, ils ont quitté le bar sans saluer leurs compères, ils sont allés voir du côté du port si l’air qu’on y respire donne une quelconque inspiration, et puis, en longeant le bassin, ils ont eu envie de pisser, ils se sont dit que la solution était peut-être d’écrire un petit mot sur ce mur. Heureusement qu’ils ont toujours un marqueur noir dans leur poche, les hommes qui écrivent sur les murs.

« Je suce gratis. Appelle-moi. »

Voilà le genre de petit mot qui m’interpelle. Non que je veuille qu’on me fasse quoi que ce soit gratuitement, mais plutôt parce que je me demande souvent s’il y a vraiment des personnes qui les appellent, ceux-là. Et si l’annonce est périmée et que la personne ne le fait plus gratuitement ? On raccroche ? Je sais que la plupart des personnes qui pissent ici sont certainement des hommes, mais finalement, ce genre de phrases presque anonymes pourrait aussi bien être écrit par une femme. Et si une femme en vient à déposer une annonce sur un mur fréquenté par des ivrognes, c’est qu’elle a besoin d’aide. Il faut peut-être l’appeler, la rencontrer, lui donner envie d’aller voir un service social spécialisé, lui offrir un café, peut-être même une jolie fleur achetée rien que pour elle, et l’aider à retrouver un chemin plus proche de la dignité. Ce message ne serait alors rien d’autre qu’un appel au secours.

Allez, j’appelle.

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