Chapitre 9 – L’or blanc

Bon, elle est où, cette chaussette ? Comme si j’avais le temps de chercher une chaussette isolée dans un tas de linge sale pour l’appareiller à sa jumelle initiale. Si je devais inventer quelque chose, j’inventerai la “chaussette unique”. Comme en Chine. Sauf qu’en Chine, ils ont inventé l’enfant unique et, à ma connaissance, il a deux pieds, l’enfant unique, et donc deux chaussettes. À moins qu’on soit mal informés par ici. On ne va tout de même pas couper le pied des nouveau-nés pour économiser à leur mère le temps qu’elles passent à chercher la seconde chaussette. La solution, c’est d’accepter de porter une chaussette différente pour chaque pied. Un pied rouge, un pied vert, qu’est-ce que ça peut faire, hein ? D’autant que là, j’ai quand même tous les comptes à finir avant de partir. Ah ! Bababa, comme dit Pancho, Basta per la chaussetta ! Oups, pas sûr que ça se dise comme ça…

Bon, voilà les derniers chiffres : cinq mille, plus quatre cents, plus dix mille cinq cents. Euh, multiplié par quatre. Non, par deux. Je retiens “un”. Hum, combien y a-t-il de cargos déjà ? Je l’avais noté, sur un calepin rouge. Non, ça, c’est les comptes que Pancho ne veut pas divulguer. Peut-être là-dessous. Ey, ça y est, la voilà, ma chaussette. Bon, ça fait combien tout ça ?

Ouah ! Phénoménal ! J’ai encore explosé toutes les prévisions. Sur le tableau qui est accroché au-dessus de mon bureau, la courbe des bénéfices montre du doigt le ciel et toutes ses étoiles. 100 % le premier mois. Normal, on venait de commencer. Après, ça n’a pas cessé de grimper. L’expert nous a dit que la courbe était exponentielle. Je suis sûr qu’il y a un rapport avec l’exposition exceptionnelle dont l’exploitation bénéficie ici. Du soleil toute la journée, et de la pluie quand il faut. Merci Fernand pour tes précieux conseils, merci Pancho, merci Norbert ! Je reviendrai plus riche que le curé de Grimont et je construirai une cathédrale à la mémoire de ma femme.

Notre sucre, il s’arrache. Je me souviens de la première fois où un négociant est venu ici. Il était Espagnol. Comme avec moi, Pancho lui avait montré les feuilles vertes du départ, et le sucre en poudre de l’arrivée. On ne voulait vraiment pas rater l’affaire, alors, on l’avait bichonné, l’Espagnol. Il avait eu le droit à un cigare, et tous les ouvriers avaient été invités pour discuter avec lui. Comme c’était un jour important, j’avais réussi sans problème à imposer qu’au dessert, on puisse servir des fraises. Je sais laisser de la liberté à mes employés. Ils travaillent quand ils veulent, ils partent quand ils veulent, mais je suis tout de même un patron exigeant. Du coup, au repas, on peut manger n’importe quoi, il y aura toujours des fraises au dessert. De toutes les conversations qui se sont tenues ce jour-là, je n’ai pas retenu grand chose. Il faut dire qu’à l’époque, mes progrès dans la maîtrise de cette langue étrangère n’étaient pas fulgurants. Pancho s’était retiré quelques minutes avec le négociant. Je pense que c’est là que tout s’était joué. À moins que ce ne soit au moment du dessert. Ben oui, l’Espagnol avait été tout naturellement invité à partager notre table. Et les fraises, comme tout le monde, il les avait sucrées. Hi, hi, hi. En moins de temps qu’il en faut pour trouver une chaussette, le comportement de notre hôte s’était métamorphosé. Il riait à pleines dents. On avait dû attendre au moins deux heures avant qu’il puisse signer les contrats. Alors qu’il n’y avait même plus de fraises, il continuait à avaler des cuillères entières de sucre au point où Pancho avait dû lui retirer la boîte pour qu’il évite de nous vider notre réserve personnelle. L’Espagnol avait pris tout le stock. On m’a dit qu’il avait même vidé tout un carton avant d’arriver en Espagne. Et nous, on avait fait une de ces fêtes !

Dès qu’on a un nouveau stock, on fait venir quelqu’un. Même plan d’attaque. Visite, cigare, discussions locales et fraises au dessert. Et hop, la cargaison s’envole avec son nouveau propriétaire. Devant tant de succès, Pancho dit qu’il y a aussi un marché à prendre sur tout le continent américain. Il est même parti négocier en Colombie pour que notre sucre soit stocké à moindres frais. Nouvelle destination : les États-Unis. Comme tout est protégé là-bas, il faut que notre recette soit brevetée et que personne ne puisse venir mettre son grain de sel (hi, hi, hi) dans notre sucre.

Je suis content, parce que notre entreprise prend un nouvel essor. On a acheté toutes les plantations du pays, et on s’est organisés pour saupoudrer le monde de notre poudre magique. “Le sucre Maurice, c’est un vrai délice !” : Pancho restera en Uruguay. Il assurera le transport de la marchandise vers la Colombie. Un ami à lui fera le transit vers le Mexique et moi, je réceptionnerai le tout à Dallas. De là, je serai chargé d’envoyer le sucre en Europe. Il sera réceptionné en Hollande par Léon, l’ami de Norbert.

Bon, ça y est, j’ai ma chaussette. Je peux enfin fermer ma valise. Un jet privé m’attend sur le terrain d’à côté. Finis les voyages en cargos ! Finies les moules puantes ! VIVE LE SUCRE !

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