Chapitre 10 – Le gros lot

Une assemblée générale, c’est jamais vraiment drôle. Le président démissionnaire lit le compte-rendu de la précédente réunion. Pour être officiel, un compte-rendu doit être adopté par la majorité des membres présents. Il y a toujours un membre qui chipote sur une phrase qu’il n’aurait pas exactement dite comme ça, et qui, sortie de son contexte, ne témoigne pas vraiment des idées qu’il avait développées. Le secrétaire démissionnaire explique alors qu’il est bénévole, qu’en dehors de son activité au sein de l’association, il a également un vrai métier, une famille à charge, et qu’en plus, ces derniers mois, il avait amené sa voiture à la casse, que son frère avait débarqué du Québec après six mois d’absence avec une femme toxicomane et une fille handicapée, qu’il avait enterré sa belle-mère, que dans les réunions, il n’avait pas le temps de reprendre mot à mot les propos de chacun, que si les membres souhaitaient des comptes-rendus plus fidèles, il fallait engager une secrétaire qui écrit en sténo, que le poste de secrétaire était vacant, et que s’ils le souhaitaient, les contestataires pouvaient se porter candidats. Là, le membre bougonne, puis il lève la main pour adopter le compte-rendu.

Ensuite, le trésorier démissionnaire fait le point sur l’exercice en cours. Il rappelle que toutes les cotisations n’ont pas été payées. Évidemment, ça ne concerne que les membres qui ne sont pas venus, alors, il faudra prévoir un courrier de rappel. On décide de ne pas exclure les membres qui n’ont pas payé, sinon, l’association risque de perdre en crédibilité devant les élus, et qu’il vaut mieux, de nos jours, se serrer la ceinture du côté des adhésions plutôt que de passer pour une coquille vide auprès des officiels. Le président démissionnaire toussote, mais il est d’accord. Il demande qu’on cherche une solution pour pallier le déficit provoqué par ce manque à gagner. Le trésorier démissionnaire propose d’augmenter légèrement les cotisations pour les nouvelles adhésions, et ce, à partir de ce soir. Là, c’est moi qui toussote.

Il est temps à présent de bâcler l’ordre du jour. On n’a évidemment plus le temps de revenir sur les trois derniers points. Afin d’éviter les sujets qui fâchent, il vaut mieux les mettre en fin d’ordre du jour. Comme ça, on est sûr qu’ils ne seront pas abordés, et le bureau démissionnaire prendra en son âme et conscience, c’est-à-dire en comité restreint, les décisions nécessaires à la bonne tenue des objectifs de l’association. À la fin de l’assemblée générale, on procède à l’élection du nouveau bureau. Il n’y a aucun candidat. Tout le monde trouve que les anciens membres du bureau sont très efficaces. Chaque membre hésite quelques secondes, propose à des personnes, au hasard, d’occuper la place qu’il cède volontiers, puis accepte de se porter candidat, mais, pour la dernière année, cette fois !

Mouais. C’est sûr que les assemblées générales, c’est pas très passionnant. Je croyais que c’était comme dans les films américains, qu’on disposait les chaises en rond dans une pièce froide et mal éclairée, et qu’on faisait le tour des nouveaux membres, que le nouveau se levait, racontait son histoire, puis s’effondrait au bout de six phrases, soutenu par ses nouveaux amis.

Pas du tout.

C’est à peine si le but de l’association a été abordé. Durant toute la réunion, je n’ai pas entendu parler une seule fois de quelconques numéros perdus. Je crois qu’en allant militer pour un nouveau centre commercial à la portée de tous auprès de l’association des riverains du bassin des trois sirènes, j’aurais eu le même type de réunion informelle. Heureusement, il y a les petits buffets à la fin des réunions. C’est le meilleur moment pour faire de nouvelles rencontres. On est d’abord abordé par le trésorier réélu qui sait donner les formulaires d’adhésions et faire en sorte que les nouveaux ne ressortent pas sans avoir réglé leur cotisation. Et le hasard place les personnes en position de « je n’ai rien à te dire mais je vais t’en parler quand-même », on commence par dire où on habite, depuis combien de temps on adhère à l’association. Il y a toujours les anciens qui racontent les débuts du mouvement, quand ils n’étaient encore que quatre, et que le siège social était à l’autre bout de la ville. Enfin, on se demande ce que chacun est venu faire ici. Ma position de nouveau venu me permet de poser des questions idiotes à tout le monde.

Je me rends compte que personne ne vient chercher la même chose, et qu’une association de numéros perdus renferme une multitude d’expériences toutes aussi différentes les unes que les autres. Comme celui-là, qui cherchait son numéro de sécurité sociale. La caisse à laquelle il était rattaché avait perdu son dossier, et depuis, il n’était plus rien aux yeux de la solidarité nationale. Il devait payer plein pot toutes ses consultations médicales. Au début, ce n’était pas gênant, mais depuis qu’un cancer s’était déclaré dans ses parties intimes, sa survie devenait un gouffre financier dont il ne se sortait pas. Et celui-ci, qui a perdu le code d’accès de son immeuble. Il est SDF depuis six mois, n’arrive pas à entrer dans son immeuble car les habitants étaient en pleine mesure d’expropriation, et qu’il était le dernier locataire. Plus personne n’entre chez lui, et plus personne n’en sort, et lui, il reste dehors. J’aborde enfin mon histoire de numéro perdu. Tout le monde me regarde bêtement. Trois d’entre eux me lancent « Oh, pas de chance », et cinq me racontent l’expérience de quelqu’un qu’ils connaissent à qui c’est arrivé mais, évidemment, personne n’a trouvé de solution. C’est bien ma veine ! J’écoute encore un peu les autres, puis je décide de rentrer chez moi, pensant que mon adhésion ne me servira certainement pas à grand-chose.

Dans le couloir, un vieux monsieur est resté assis dans un coin. Il n’a pas ouvert la bouche de toute la réunion, jusqu’à ce que je passe devant lui.

— Petit, viens par ici. Moi aussi, j’ai perdu un numéro.
— Oh ! Et quel numéro avez-vous perdu ?
— Celui qui me permettait de contacter le troisième monde.

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