Chapitre 9 – Association de malfaiteurs

Ressortir bredouille d’une agence, flâner sur le trottoir en regardant si une autre boutique pourrait mieux me renseigner sur les téléphones que l’agence de téléphone elle-même, voilà bien l’état de notre service public ! Est-ce normal de se demander si on ne ferait pas mieux d’aller voir un garagiste pour connaître son numéro de téléphone ? Remarque, vu que tout est en concurrence maintenant, que le privé offre des services que le public n’offre plus et qu’il suffit de monnayer un peu pour avoir n’importe quoi n’importe où, j’ai peut-être mes chances chez le garagiste, après tout. Voyons ce que j’ai en poche. Cinq euros, soixante-douze centimes. Aucune chance.

Faisons un rapide tour d’horizon pour voir ce que le paysage urbain peut m’offrir comme service : une agence de voyage, un garagiste, deux boulangeries, une supérette, trois distributeurs automatiques de billets dont un ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, un fromager, une librairie, deux revendeurs de matériels informatiques d’occasion, quatre coiffeurs. QUATRE COIFFEURS ! Mince alors, c’est fou ! J’ai du mal à m’imaginer ce qu’un coiffeur concurrent peut proposer de différent pour le préférer à un autre coiffeur concurrent. À ma connaissance, ils coupent les cheveux, c’est tout.

Que faire quand plus personne ne répond à votre demande, hein ? Que font les victimes quand elles n’ont plus de voie de recours ni de moyens d’action ? Comment faire quand le libéralisme s’acharne à jeter les victimes sur le trottoir ? C’est simple, il n’y a pas dix mille solutions. Les victimes contactent d’autres victimes et créent des associations. Elles font des actions publiques sur les chaînes de télé, vendent leurs histoires dans les journaux à scandale et puis, à force de pétitions et de téléthons, deviennent un véritable courant d’opinion. Pour gagner en crédibilité, les associations se réunissent en fédérations, puis en confédérations et pour avoir une envergure nationale voire internationale, elles s’allient à une quelconque organisation non gouvernementale. Après, on les reçoit au ministère, et leur problème devient cause nationale.

Il y a bien longtemps que les politiciens ont compris qu’ils ne pourraient jamais remplir leurs missions de service public, et qu’ils laissent les problèmes s’accumuler. Plutôt que d’essayer de résoudre le problème de chacun et de l’anticiper, mieux vaut les laisser s’organiser en association. Ne jamais s’occuper d’un problème avant qu’une association n’en parle dans le journal local. De toute façon, tant que l’association n’a pas de poids médiatique, elle ne sert qu’à faire des assemblées générales et des plans d’action. Grâce à ce système, les politiciens gagnent facilement quelques années, et avec un peu de chance, le problème surgit lors de leur mandature, mais sera résolu par l’opposition que se sera servi des associations locales pour regagner du terrain dans la ville et pour amener les citoyens à voter « contre » pour voter « pour » sans voter « contre ceux qui sont pour », mais en votant « pour ceux qui, comme eux, sont contre ».

C’est sûr, j’ai peut-être une solution : la maison des associations. Il y en a partout, dans chaque ville. Les mairies leur donnent de beaux locaux où elles peuvent afficher leur raison d’être, et parfois même se réunir. Et comme pour montrer leur intérêt pour la vie associative, les mairies ont même installé des relais « informatiques et libertés » où le commun des mortels peut venir tapoter des recherches sur des ordinateurs derniers cris. Le programme porte même un nom : « Robassot, le robot des assos ». Globalement, c’est une immense banque de données où il suffit de taper des mots-clés pour avoir l’association qui s’occupe de son problème, l’adresse et le numéro de téléphone de la section la plus proche, un résumé des trois dernières assemblées générales, le tarif des adhésions et une photo du président. S’il existe, on est invité à se rendre sur le site Internet de l’association. Le robot nous propose alors un accès privilégié mais là, naturellement, ça devient payant. L’accès à Robassot est limité à cinq recherches par habitant et par mois. Il faut entrer toutes ses coordonnées personnelles et accepter de recevoir le bulletin municipal et les offres promotionnelles des sponsors.

Cela dit, le service est bien pratique. Il suffit de taper « fromage de brebis » et « bio » et hop, on est transféré sur l’association des cultivateurs de fromage de brebis bios. Robassot, voyons ce que t’as dans le ventre !

ENTREZ VOS MOTS-CLES : « numéro perdu, téléphone portable, bassin des trois sirènes, menace d’appel d’urgence, conseiller clientèle ».

RESULTATS DE LA RECHERCHE : L’AVC (association des victimes du clientélisme), l’AVSP (association des victimes de sirènes de pompiers), l’AAUADPV (association d’appel d’urgence pour animaux domestiques perdus ou volés), l’association « Agir pour demain, vous n’êtes pas un numéro ! », l’association des riverains du bassin des trois sirènes, pour un nouveau centre commercial à la portée de tous, l’association d’aide et de soutien pour les remises en forme de la mémoire des tétraplégiques insomniaques et un lien pour « voir les cinq résultats suivants ».

Ah ! Dix pages ! Il y en a plus de cinquante ! Avec toutes ces adresses, il doit bien y avoir une association dans chaque hall d’immeuble. C’est pire que les dentistes et les psychanalystes ! Tiens, je vais faire une recherche avec mon adresse ! Ah, ah ! Pas manqué ! Trois associations ! Une association contre les dangers des épilations définitives au laser, une association d’alcooliques anonymes et une pour « mourir chez soi, c’est un choix ». Oh… Mince alors ! Je crois que je vais revenir à ma recherche, moi. Heureusement, je peux “affiner les résultats”. Allez, Robassot, fais un effort, s’il te plait !

BINGO ! Trois résultats ! L’ANDP (association des numéros de téléphones perdus), « Une de perdue, dix de retrouvées », l’association de soutien pour les nouveaux célibataires et l’association des riverains du bassin des trois sirènes, pour un nouveau centre commercial à la portée de tous. Encore ! Qu’est-ce qu’ils ont avec leur centre commercial ! Allez, c’est pas grave, je crois bien que j’ai trouvé l’association qu’il me faut. Hop ! Assemblée générale ? Dans deux jours ! Hourra ! C’est mon jour de chance !

Merci, Robassot.

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