Chapitre 12 – Aziz

Ma chère Mathilde,

Depuis notre sublime rencontre à Paris, je ne pense plus qu’à toi. Je nous revois encore, parcourant tes endroits préférés, main dans la main. Tout semblait si essentiel. Et puis cette pluie battante qui nous a fait tant rire, ton parapluie “farine Brigault, la farine sans grumeaux”, cet objet inutile tellement il était plus facile à retourner qu’à ouvrir, nous obligeant à nous réfugier sous les ponts avec les clodos. Je me souviens encore de ce discours idéaliste que nous avons entamé en voyant la misère sous nos yeux. Nous voulions nous lancer dans l’humanitaire pour contrer cette politique désastreuse, nous voulions partager nos idées avec le plus grand nombre de pays, le plus grand nombre de populations, nous voulions rencontrer des personnes fascinantes, quitter notre train-train quotidien qui nous conduisait inéluctablement sur le chemin de nos parents. Toi, et la boulangerie de ta mère. Moi, et le garage de mon père. En partageant nos histoires, nous nous sommes tous les deux sentis bloqués, nous avons tous les deux traduit l’ignorance de nos parents, nous avons, ensemble, senti combien il devenait urgent de nous exprimer, autrement, ailleurs, sans eux. Nous devions nous retrouver au plus vite pour rattraper ce temps qui nous avait trop longtemps échappé.

Et puis depuis, plus rien. Que nous est-il arrivé ? Pourquoi ces longs mois de silence ? Toute cette attente me semble disproportionnée par rapport aux projets urgents que nous avions élaborés. Je suppose qu’au lendemain de notre rencontre, nous sommes tous les deux retournés dans notre routine quotidienne, comme des aimants, nous sommes restés figés dans la lourde atmosphère familiale. De mon côté, j’ai cru que mon père avait lu dans mes pensées. Jamais il ne m’a autant sollicité qu’à mon retour de France, jamais je n’ai eu autant de travail, de classement, de rangement, de nettoyage, autant de voitures à aller chercher de l’autre côté de la ville. Toute cette médiocrité que nous avions dénoncée m’a rongé jusqu’au bout, jusqu’à ce que je craque, que je claque la porte, que je crache à mes parents ce qu’ils ne voulaient pas voir. Je leur ai tout dit. Tout. Tout ce que je pensais d’eux et de leur vie, tout ce que je pensais de leur travail, de leur soi-disant couple. Je leur ai dit que je n’en pouvais plus d’être exploité comme ça, que je voulais partir au fin fond de l’Afrique avec toi, Mathilde. Et puis je suis parti. J’ai retrouvé mon cousin à Marrakech, et il m’héberge gratuitement. J’ai enfin pu prendre du recul, et revenir à nos projets.

Et toi, que s’est-il passé chez toi ? Nous avions mis en place une stratégie simple : tu m’as demandé de ne pas t’appeler à cause de ton imbécile de père, tu m’as demandé de te faire confiance, et tu m’as promis de me rejoindre au plus tard au mois de décembre, pendant les vacances de Noël. Aujourd’hui, on est en avril, et je n’ai toujours pas de nouvelles.

D’abord, j’ai appris la patience, ce qui m’a permis de tenir quelques semaines. Il suffisait d’un souvenir pour me donner du courage. J’en ai profité pour faire le point avec mon histoire, avec mon passé, pour pouvoir te dire l’essentiel en une phrase et passer au plus vite à notre nouvelle vie. Pas besoin du passé, pas besoin des remords, rien que l’horizon, devant nous, et l’avenir à conquérir. Et puis, peu à peu, le doute s’est installé. Et si je m’étais trompé sur toi ? Et si j’avais coupé les ponts sans réfléchir aux conséquences stériles que ce geste de rébellion avait provoquées ? Et si, isolé dans une vie qui ne m’appartenait plus, après avoir été un acteur inconscient mais utile, j’étais devenu un utopiste qui passerait le reste de son temps à chercher l’impossible ? Je n’ai pas eu envie de me laisser porter par l’illusion, et tout en respectant notre premier contrat, j’ai souhaité avoir quelques éléments de réponse.

Alors, je suis allé consulter une voyante. Pardonne-moi, Mathilde, je sais que ce n’est pas raisonnable et que tu souriras d’apprendre que ton fidèle Aziz s’est laissé prendre dans le tourbillon de la superstition comme on gratte un jeu de hasard dans l’espoir de devenir millionnaire. Et tu auras raison. Je ne sais pas ce que ces vieilles ont emmagasiné dans leur chapeau pour pouvoir ressortir des vérités si précises. Elle m’a tout dit sur mon enfance, sur mon malaise, sur ma fugue, elle m’a parlé d’un récent voyage qui avait tout bouleversé dans ma vie, elle m’a parlé de l’artisan, de l’ouvrier, du pain et des voitures. Nous étions partout dans ses paroles, et du coup, ce qu’elle a pu me dire sur l’avenir a pris une ampleur démesurée qui m’oblige à t’écrire aujourd’hui.

Elle m’a parlé de toi. Elle avait l’air gênée, comme si elle ne voulait pas me dire l’essentiel. Elle m’a dit que tu t’étais éparpillée, que ton cœur ne battait plus comme avant, que ta tête avait pris une orientation différente que ce que tes pas te dictaient, que ton histoire t’avait dispersée dans un monde sombre et froid, comme si tu avais mis tous tes projets dans une grande poubelle vide. Je ne sais pas comment je dois interpréter toutes ces images. Une seule certitude m’habite : je sais que, si j’interviens aujourd’hui dans ta vie, il n’est peut-être pas trop tard pour te retrouver telle que tu étais.

Je t’écris pour cela, Mathilde, pour savoir, pour comprendre. Donne-moi la clé qui ouvrira mon avenir, avec ou sans toi. Je ne pourrai pas t’attendre sans sombrer dans la folie. Il suffira d’un mot de toi pour que je sache enfin si je dois ouvrir notre livre de bord, et si je dois tout de suite y inscrire le mot FIN.

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