Chapitre 13 – Le roi des mondes

Ou bien je suis fou, ou bien je suis le roi du monde ! Que dis-je ? Je suis le roi des mondes ! Ah, ah ! Un éclair divin me transperce de la tête aux pieds, et je me sens enfin porté par un tourbillon de gloire. Mon nom et ceux de mes descendants se graveront dans le marbre. Chaque parcelle de nos corps servira de relique et des milliers de drapeaux seront arborés au sommet de temples gigantesques élevés en hommage à notre noble existence ! Ah ! Comment ne pas se laisser enivrer au moment où s’ouvrent tant de perspectives, comme ça, d’un seul coup ? À quoi donc pourront bien ressembler ces mondes lorsque je les aurai forgés, à mon goût ? Ah ! Mais qu’est-ce que pouvait bien penser Dieu devant son univers vide ? Était-il, comme moi, rongé par le doute, au point de laisser trois mondes étrangement contradictoires se côtoyer bêtement, sans jamais se toucher ?

Franchement, si je n’avais pas été sûr de ferrer un idiot, je ne me serais jamais arrêté devant ce vieillard abattu, et je serais sorti d’ici aussi pauvre que j’y étais entré. À vrai dire, il n’était pas si vieux, mais abattu, ça, oui, il l’était bel et bien. Ma première conclusion ne m’avait pas si mal orienté. J’avais juste oublié qu’un tel affaissement moral peut donner l’impression que la jeunesse s’arrête lorsque la légumisation de l’esprit commence, et qu’un vieillard alerte peut parfois sembler plus jeune qu’un bêta de vingt ans. Sûr que celui qui m’avait interpellé sur le pas de la porte avait dû subir une série inhumaine d’électrochocs barbares pour tenir un discours aussi peu cohérent.

Je l’ai d’abord laissé lancer ses gloses sur de soi-disant milices secrètes qui le poursuivaient à travers le pays. Il m’a décrit une chaîne de renseignements ahurissante et un niveau de surveillance invraisemblable, allant même jusqu’à mettre des micros dans les ampoules des toilettes publiques et des miroirs sans tain (oui, oui, comme au commissariat) dans toutes les maisons. Puis, il s’est calmé. Il a parlé d’une mère stérile qui vivait près d’un lac au sommet d’une montagne, d’une famille yougoslave qui volait des caravanes dans les campings du littoral breton, et d’exploits sportifs. Il était persuadé d’avoir participé aux jeux olympiques d’hiver dans une ville plantée au milieu du désert, et d’y avoir remporté une série de médailles, dont celle du lancé de petits pois germés. J’ai bien vu qu’il divaguait et qu’en l’absence de véritables souvenirs, il fallait bien qu’il invente une partie de sa vie, juste pour la rendre légèrement intéressante. Enfin, il a parlé de ces mondes parallèles dont on l’avait forcé à oublier l’existence. « Qui pourrait oublier un monde où il ne se passe jamais rien d’autre que ce qui s’y passe tout le temps, hein ? Et l’autre, là, où tout ce que vous attendez n’arrivera jamais ? JAMAIS !!! ».

J’avoue que j’ai mis un tout petit peu de temps à comprendre cette phrase. Il hurlait comme un forcené. Je l’ai laissé continuer, comme si je ne faisais plus vraiment attention à ce qu’il me disait et tout en essayant de reconstituer son discours, j’ai compris que ce malheureux énergumène, qui bavait légèrement en parlant, était en train de me décrire des mondes parallèles dans lesquels il avait certainement voyagé. Finalement, sa mémoire n’avait pas été si endommagée que ça. Seules les connexions qui devaient, en principe, lui permettre de s’en servir, étaient complètement grillées. Il suffisait qu’un malicieux comme moi en pompe la substance pour la réactiver ailleurs, dans une autre tête. Tant pis pour les passages incohérents. Chaque élément finirait bien par me servir à un moment ou à un autre. Je ne m’étais pas trompé…

J’ai donc appris que mon petit légume inutile avait bien voyagé dans des mondes parallèles, et qu’en comptant le nôtre, il en existait trois, qu’une bande de fous furieux étaient en train de poser quelques jalons sur notre avenir afin qu’ils s’enrichissent, que nous nous appauvrissions et que les fruits de toutes ces découvertes ne servent qu’à quelques privilégiés que le hasard a désignés pour être tout simplement les premiers. À en croire mon petit haricot vert, les premiers seront aussi les derniers, car s’ils vont jusqu’au bout de leur projet, ils mettront en péril l’existence même des mondes, à commencer par le troisième. C’est fou comme il a pu revenir sur ce fameux “troisième monde”. Un monde où tout est là, tout le temps. Une sorte d’éternité figée dans laquelle des hommes ont été placés, pour toujours. Il n’y a pas de temps, pas de commencement, pas de fin. Rien n’est créé, rien n’est détruit. Sauf que depuis que les voyages intermondialiques existent, certains habitants de ce monde ont décidé qu’ils avaient aussi le droit de connaître la naissance et la mort, qu’il suffirait de placer la cruauté dans le monde inverse et la bonté dans le nôtre pour que chacun puisse vivre en harmonie avec lui-même. L’idée d’une possible reproduction au-delà, bien-sûr, d’un simple plaisir sexuel bêtement instinctif, leur donne des idées tout à fait honorables et ce n’est pas pour rien que la résistance est née là-bas. Une résistance formidablement orchestrée qui utilise des téléphones cellulaires pour communiquer. Mon petit chou rouge était censé en transporter un d’un monde à l’autre, mais il s’est fait attraper, et aujourd’hui, le téléphone en question, il est dans ma poche.

Ah, ah, ah, ah, ah !

Quelle merveilleuse perspective ! Le téléphone sonnera, j’entrerai en contact avec un des plus importants membres de la résistance, je le persuaderai que je suis le candidat idéal pour servir la noble cause qu’il défend, je m’arrangerai pour me placer sur la liste des personnes qui peuvent voyager dans les trois mondes, je serai le meilleur espion par ici, le meilleur résistant par là, et lorsque que je contrôlerai tous les courants d’opposition, j’installerai une immense fortune et un immense pouvoir là où personne ne pourra jamais le contester et je détruirai tout ce que je peux détruire pour garantir à mon nouveau statut une pérennité éternelle, même si je dois détruire la machine et les hommes grâce à qui je devrai tout, absolument tout, ce que j’ai d’heureux dans cette nouvelle vie.

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