Chapitre 2 – Irène

17 heures. Bon, ben, quand faut y aller ! Bouh, comme je n’aime pas fermer la boutique aussi tôt. Qu’est-ce qui m’a pris ? Prendre un rendez-vous chez une voyante ! Dominique m’a tannée pendant deux heures, hier, au téléphone. “Mais si, tu verras, elle est extraordinaire, tout ce que je sais de moi, c’est elle qui me l’a dit. En douze ans de psychanalyse, j’en ai pas appris autant. Et puis, tu comprends, il s’agit de ton avenir”. Mon avenir, mon avenir. J’ai plus de quarante ans, je suis propriétaire de ma boutique, mon mari ne sait faire que du pain et moi, je ne sais faire qu’une seule chose : vendre du pain. Alors, mon avenir, je ne vois pas trop ce qu’il pourrait contenir de si imprévisible pour que je me sente obligée d’aller me plier à ce genre d’escroquerie. Je crois que je vais vendre du pain tout le reste de ma vie, et puis c’est tout !

Mais bon, à force de réfléchir à ce qui ne va pas, on finit toujours par trouver quelque chose. C’est vrai, j’ai bien quelques soucis dans la tête, quelques dettes, et une famille légèrement en suspens. Ah oui, j’ai souvent mal aux jambes aussi, le dimanche matin. Quand je racontais ça à Dominique, hier, chacune de mes phrases hésitantes était ponctuée par un “Tu vois, je te l’dis qu’il y a des trucs qui ne vont pas”. Et puis, elle a réussi à me poser des questions auxquelles j’étais incapable de répondre. “Comme ça, tu sauras”. Et elle a raccroché. J’ai cogité une bonne partie de la nuit, et me voilà convaincue d’aller rendre visite à une inconnue qui va me prédire je ne sais quelle foutaise pour un prix exorbitant.

17 heures. Allez, c’est le dernier client. De toute façon, je n’ai plus rien, après. Je reviendrai au plus vite pour mettre de l’ordre dans l’arrière-boutique. J’ai un jour de congé par semaine, le lundi, le reste du temps, je me lève à six heures. Mon mari, lui, c’est 4h45. En général, je suis tellement obligée de le pousser hors du lit que je suis réveillée bien avant lui. Mais je reste au lit, en pensant à tout ce que je dois faire. Je connais parfaitement l’odeur de ce pain chaud qui me dit, chaque matin : “Allez, debout, maintenant”. Tous les soirs, on ferme à 20 heures, mais les clients viennent toujours au dernier moment. Tant que je n’ai pas fermé le volet extérieur, il y a un homme affairé et perdu qui se gare à cheval sur le trottoir en me faisant des grands signes pour le laisser entrer et lui donner la dernière bouchée de pain. C’est pas une vie, ça. Être en permanence à la merci des imprévoyants qui préfèrent prendre leur pain à 20 heures. En général, ce sont les mêmes qui parcourent toute la ville pour trouver une pharmacie en pleine nuit, et qui cherchent toujours le dernier numéro de VSD, celui de la semaine dernière, celui qui, évidemment, est toujours épuisé. Mais qu’est-ce qu’ils font, ces gens, pour être tellement occupés ?

Avec tout ça, j’ai pas beaucoup d’options pour les rendez-vous extérieurs. Le lundi, et puis c’est tout. Sauf que la voyante, elle ne pouvait qu’aujourd’hui, à 17h30, et y avait rien d’autre. L’heure où les astres sont favorables à la consultation, où la lune est pleine, où les Karmas sont ouverts. Et beh, ça promet. J’espère que je vais pas me faire agresser par un loup garou.

Bon, j’éteins tout. Fermé. Oh, il pleut, en plus. Je vois bien l’immeuble où cette fameuse voyante habite. À pied, j’en aurai pour un quart d’heure. Le temps d’une mini-promenade dans le quartier comme j’ai rarement le temps d’en faire. Rue Ménard. Tiens, c’est la boulangerie adverse. Réflexe professionnel, je m’arrête. Il ne faut pas que je reste trop longtemps devant la vitrine, sinon, je vais me faire repérer. Juste le temps de voir les prix affichés au-dessus de la caisse. Ah, j’en étais sûre, ils ont baissé le prix des brioches au sucre et des croissants. Je savais qu’il y avait un truc de ce côté-là. J’en vends moins depuis un certain temps. Et leurs religieuses au chocolat ! Vu la taille, c’est sûr qu’ils peuvent la faire cinquante centimes moins cher. Et la caisse électronique. Hein ? Ils ont les moyens ! Ah, la, la ! J’ai pas l’temps, j’ai pas l’temps. J’enverrai ma nièce pour vérifier tout ça. Demain, ou alors samedi.

Voilà le n°76. Où j’ai mis le code, déjà ? Ah oui, sur la photo de Mathilde. Bon, ben, c’est parti. Je m’attends à tout avec cette voyante. Elle va certainement m’accueillir dans une pénombre désagréable. Une pièce toute rouge, des velours partout, une petite table ronde au milieu d’un salon étroit. Pourvu qu’elle me fasse pas le coup de la boule de cristal et des gris-gris accrochés au-dessus des portraits de vampires, de sorcières et autres objets maléfiques. Aïe, aïe, aïe. Qu’est-ce je fais là, moi ? J’y crois pas à toutes ces conneries. Allez, dis-toi que c’est pour faire plaisir à Dominique.

Madame Bourrin. Sixième gauche. Pas d’ascenseur. Elle a la santé, la voyante. Ou alors, elle ne bouge plus de chez elle. Je sais pas pourquoi, je l’imagine vieille, et malvoyante, avec des grosses lunettes de soleil de l’assistance publique. Quand on voit dans l’avenir, c’est qu’on ne voit pas plus loin que le bout de son nez ! Hé, hé, une voyante aveugle ! Qui va venir m’ouvrir si elle ne peut plus se déplacer ? Et comment saura-t-elle que je lui ai donné la bonne somme d’argent ? J’aurais peut-être dû lui apporter un petit quatre heures.

Sixième gauche. La porte est entrouverte. Malin, je n’avais pas pensé à ça. Allez, Irène. C’est parti !

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