Chapitre 3 – Madame Bourrin

Pouh, j’ai froid. Et cette porte qui ne ferme jamais. Bon, je vais faire un peu de rangement avant le rendez-vous de 17h30, ça va peut-être me réchauffer. C’est une cliente qui me l’a envoyée. Je sais déjà presque tout d’elle depuis que ma cliente m’en a parlé. Qu’est-ce qu’elle est bavarde, celle-là. Et son mari, et ses enfants, et son travail, et sa mère, et sa tante, et sa petite-nièce qui refuse de manger des épinards. J’ai beau leur dire qu’ils n’ont pas besoin de m’en dire davantage, ils ne peuvent pas s’empêcher de me raconter leur vie et celles des autres. Mon premier maître m’a dit un jour : “Si vous ne faites pas des tarifs exorbitants, les gens resteront chez vous toute la journée et vous rebattront les oreilles d’histoires insignifiantes. Le prix, avant d’être celui du travail que vous fournissez, est celui de la tranquillité”. Grâce au tarif horaire que j’ai adopté, les gens vont rarement au-delà du quart d’heure supplémentaire. Et ils reviennent assez rarement aussi. C’est vrai que ça n’a aucun rapport avec le travail que ça me demande. Quand je les vois entrer dans l’appartement, je sais déjà tout d’eux. Tout est écrit sur leur façon d’aborder leur consultation. Les bégaiements, les hésitations, s’ils s’assoient de travers, les jambes croisées, s’ils se raclent la gorge avant de pousser la porte, s’ils avancent lentement dans l’appartement. Souvent, les dames tiennent leur sac à main contre les seins et les hommes puent tellement la cigarette que je suppose qu’ils doivent s’avaler la moitié d’un paquet sur le trottoir, avant d’entrer. En général, ceux-là, ils sont toujours un peu en retard.

Mon maître m’a dit aussi que, pour satisfaire la demande, il ne fallait jamais tout dire d’un coup. Et mieux vaut garder l’essentiel pour une autre séance. Si le client revient après un mois, c’est dans la poche, il suffit de lui parler de sa mère. S’il revient toutes les semaines, il faut l’envoyer chez un psy, dès fois que ce soit un serial killer ou une connerie comme ça. Pour le décourager, il faut habillement se tromper sur tout, sur l’âge du capitaine, le nombre d’enfants, le type de travail, la mort d’un oncle. En général, ça marche. Mais bon, il faut dire que la plupart du temps, j’ai des clients normaux. Je les mets en confiance, ils finissent par se calmer, je fais semblant de réfléchir, et ils finissent toujours par parler avant moi. Et puis, le flash. Toute leur vie passée et à venir passe sous mes yeux en un millième de seconde. J’ai tellement d’informations sur les gens que je peux écrire les mémoires du monde entier. Je teste un peu le client, et je balance. Tout ce qu’ils veulent entendre, dans l’ordre. Je commence toujours par un truc du passé, puis du présent, et je leur prédis un truc invraisemblable, qui marche à tous les coups.

Ah ! Pas facile, ce métier. Chaque détail a son importance. Ma pièce, par exemple. Si je reçois les clients dans un endroit normal, ils mettent plus de temps à me croire. Il faut une sorte de panoplie du parfait petit voyant qui facilite les échanges : d’abord, une ambiance sombre, mais chaleureuse. Le velours, c’est ce qu’il y a de mieux. J’en ai mis partout. Des rideaux en velours, des nappes en velours, un petit canapé en velours, un revêtement en velours sur les chaises, sans oublier ma robe de chambre, en velours. D’après mon maître, il vaut mieux avoir l’air de ne jamais bouger de chez soi. Alors, je porte une robe de chambre, comme si je sortais du lit, il y a une théière toujours chaude, et je ne porte jamais de chaussures. Que des chaussons, en velours. Il faut avoir l’air pauvre, et je dois travailler continuellement une attitude épuisée et fragile. Ensuite, pour l’ambiance, il faut une petite table, une sorte d’endroit spécial pour consulter la vie des clients, comme si un endroit spécifique était nécessaire ! Enfin, j’ai laissé tomber la boule de cristal, ça fait trop cliché. Et les gris-gris aussi, ça choquait les vrais africains. J’ai juste mis un portrait de ma grand-mère au-dessus du canapé. Elle a un regard fixe qui fait peur, et les clients se sentent toujours observés. Comme ça, ils n’en disent jamais trop, ils sont trop impressionnés.

Tiens, la voilà. Un petit coup d’œil sur sa fiche : Irène, 45 ans, boulangère, première visite, apparemment heureuse.

Ca va pas durer. Vie bouleversée par le meurtre de sa fille, agression d’un malade mental dans sa propre boutique, contrôle fiscal, fermeture de la boulangerie, suicide du mari, isolement dans un hôpital psychiatrique. Et beh, elle a bien fait de venir, celle-là. Maintenant, il va falloir que je trouve ce que je vais bien pouvoir lui dire. Peut-être le contrôle fiscal, c’est soft. Elle a poussé la porte. Logiquement, elle regarde le couloir, elle hésite encore à entrer, elle pense qu’il est encore temps de partir. Et non, c’est trop tard. Alors, elle se décide enfin à longer le couloir. Son regard se porte sur tous les détails, elle remarque que la moquette est verte et elle trouve ça moche. Ben quoi, elle le croit beau, son imperméable jaune ! Elle passe devant la glace. Le moment que je préfère. Les clients ne peuvent pas s’empêcher de se regarder une dernière fois avant d’entrer dans le salon. Comme si leur apparence avait quelque chose d’important pour moi. En général, ils se refont la coiffure, vérifient qu’un truc louche ne les trahit pas au milieu du visage. Allez, il est parfait, ton chignon.

“Entrez, Irène, c’est par ici.”

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