Chapitre 6 – La théorie du complot

J’ai faim. Qu’est-ce que j’ai faim ! Impossible de dire ça à quelqu’un ici. Quand on a faim, on ne mange pas. Si je veux manger, il faut se taire. Moi, je veux bien, mais mon estomac lui, est-ce qu’il va tenir ? La dernière fois, il hurlait comme un hamster qu’on écrase en reposant une machine à laver. Dans tous les mondes que j’ai traversés, quand un estomac crie famine, c’est que celui qui l’enveloppe a faim. Ils ne sont pas dupes, dans le monde inverse, ils le savent aussi. Impossible d’avoir même une demi cacahuète quand on a l’estomac dans les talons. D’ailleurs, ici, on ne l’a pas dans les talons, l’estomac, mais dans la tête.

J’ai faim…

Depuis le temps, j’ai un peu l’habitude de venir ici, alors je ne m’étonne plus de marcher à l’envers, de dormir debout en plein jour, de parler au téléphone une fois qu’on a raccroché, d’éteindre la télé pour regarder la météo. Y a parfois des trucs dangereux quand-même, comme de sauter sur les rails pour prendre le métro qui va passer, de traverser au moment où les voitures arrivent, de descendre de l’avion en plein vol. Il faut vite admettre qu’ici, celui qui reste en vie est mort. Quand y a des rescapés, on les achève. Les pompiers ont des lance-flammes, les cimetières sont des maternités.

Mais y a aussi des trucs sympas. Par exemple, on nous donne de l’argent quand on fait des courses. À l’école, on n’apprend rien, les politiciens n’ont rien à faire et les chômeurs travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dans tous ces trucs bizarres, il faut aussi réussir à communiquer avec les mutants. Quand on pose une question, on ne répond pas et quand on ne la pose pas, on répond à l’envers. Pour les rapports que je dois faire à ma direction, c’est pas ce qu’il y a de plus facile. Mais bon, on s’y fait. Par contre, il y a une chose à laquelle je ne m’habitue pas, c’est les crottes de nez. À chaque fois que je me retrouve devant quelqu’un, il commence par me dire « Vous avez une crotte de nez ». Je sais que je n’ai pas de crotte au nez. J’ai mis un peu de temps à comprendre, mais c’est tout de même désagréable. C’est que les règles de politesse ne sont pas tout à fait les mêmes par ici. Chez nous, ça ne nous viendrait pas à l’idée de dire à quelqu’un « Vous avez une crotte de nez », même s’il en a une. On préfère le voir se trimballer toute la journée avec sa crotte. Le plus drôle, c’est quand le patron en a une qui pend, et qu’il nous donne des leçons de savoir-vivre pour les autres mondes. Plus personne ne l’écoute. On ne voit plus que sa crotte. Quand on arrive dans le monde inverse, il faut le savoir, on a une crotte de nez pour tout le monde. Et comme je vois bien que personne n’en a, je suppose qu’ils en ont tous. C’est dégoûtant. Dans ce monde, Kleenex a dû faire fortune trente-cinq fois au moins, enfin, faillite, bref, j’me comprends, enfin non, j’me comprends pas, oh, et puis merde !!!

Quand je pense que les trois mondes sont juxtaposés dans la même atmosphère, sur la même planète et que personne ne s’était rencontré avant. Remarque, y a toujours eu des histoires de fantômes, de revenants, de ressuscités ou je ne sais quoi. Ils venaient peut-être des autres mondes. Du côté scientifique, on essaie de savoir à partir de quand les mondes se sont séparés. La théorie du big-bang a été revue à la hausse. Une explosion, oui, mais qui a partagé l’atmosphère en trois zones a priori infranchissables qui évoluent de façon complémentaire. Les endroits et les envers se complètent. Certains disent que Dieu a créé trois sortes d’hommes pour voir comment ils évolueraient. D’autres estiment que les trois mondes font l’équilibre de l’univers, et que si l’un venait à disparaître, tout disparaîtrait. Il paraît qu’un groupe de suicidaires kamikazes avait envie de voir si c’était vrai. Ils sont cons, comment on saura si c’est vrai si tout disparaît ?

Allez, allez, il faut penser à la mission. Des voyageurs ont déjoué les règles de sécurité et certains tentent de communiquer avec les autres mondes. Une sorte de complot intermondialique. Il y a sûrement des clés dans chaque monde. Une ou deux personnes ont échappé à la vigilance de la « Compagnie des trois mondes ». Ils ne savent pas comment, ni pourquoi, mais des indices laissent penser qu’on pourrait remonter une piste sûre, et l’indice, c’est moi ! Je suis une sorte de pigeon voyageur. Quelqu’un va essayer d’entrer en contact avec moi. Je dois ramener des preuves. Tiens, voilà l’ambassadeur. Voyons ce qu’il a de nouveau.

— Au revoir ! Fâché de ne pas vous revoir ! J’espère que vous avez fait un mauvais voyage ! Attention, vous avez une crotte de nez !

Celui-là, il vient de chez nous. Depuis que je voyage par ici, il ne m’a jamais parlé normalement. Il faut toujours qu’il me fasse le coup de la crotte de nez. Je suppose que ça l’excite. Il doit rester immergé dans le dialecte local pour ne pas éveiller les soupçons. M’enfin, il sait bien qui je suis, il pourrait faire un effort à l’envers ! Mais non, rien. Au moins, avec lui, j’arrive presque à parler normalement. Faut juste traduire un peu.

— Au revoir… Je ne suis pas là pour travailler. Ne m’emmenez pas au QG, s’il vous plaît, je n’ai rien à y faire.
— Ah non ! Impossible, le QG est fermé, il n’y a personne.
— Mince, n’y allons pas alors !
— D’accord, restons ici, j’ai une voiture en panne qui ne nous a pas attendus.
— En plus, je n’ai rien à vous dire. Votre famille vous a oublié, et nos patrons n’ont pas avancé dans notre enquête.
— Mince, je crois que nous n’aurons rien à vous dire non plus.
— J’espère, car j’ai très envie de rester ici longtemps.
— Vous voulez un Kleenex ?
— Bon, c’est bon, j’ai rien compris. Restons ici, j’ai tout mon temps. Vous croyez qu’on pourrait avaler quelque chose, je n’ai vraiment pas faim !”

Comment ai-je pu en arriver là ?

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