Chapitre 5 – Les trois mondes

Le commandant de bord et son équipage vous remercient d’avoir choisi la « Compagnie des trois mondes » pour effectuer votre voyage intermondialique. Nous vous informons que la fréquence de liaison vient d’être atteinte et que les énergies nécessaires sont enfin réunies. Veuillez fermer les yeux et penser à autre chose. Dix, neuf, huit, sept…

Ils me font marrer avec leur simulacre de compagnie aérienne. Le commandant de bord, c’est un ordinateur ultra puissant qui fonctionne encore à l’énergie solaire, et l’équipage, c’est une sorte d’amalgame de fils électriques qu’on nous branche au bout des doigts. La seule personne vivante que j’ai jamais croisée ici, c’est la femme de ménage qui nettoyait les sièges en cuir qu’on nous alloue pour partir dans les autres mondes. À chaque fois, elle râle que les clients ne respectent rien, qu’ils laissent toujours des cochonneries partout. L’autre jour, elle m’a expliqué que les impulsions électriques qu’on nous injecte au bout des doigts provoquent une surtension artérielle et que les clients transpirent tellement qu’elle en ramasse souvent au pied de leur fauteuil. Bien-sûr, personne ne l’écoute, et le patron ne veut pas retirer le revêtement en cuir, et du coup, elle râle, elle nettoie et elle ramasse.

Je n’aime pas ces voyages intermondialiques. D’abord, il faut brancher les diodes. Facile pour la première main. La seconde, c’est plus acrobatique. Il faut arriver à brancher chaque doigt sans débrancher ceux qu’on a déjà branchés. C’est toujours quand on a trois doigts de branchés sur la main gauche qu’il y en a un qui se débranche à droite. Il faut alors ramasser délicatement la diode et se lancer dans une série « petit doigt en l’air » certainement très jolie à regarder mais pas très pratique. Pour l’instant, je n’ai pas trouvé d’autre solution que de placer la dixième diode dans ma bouche. Mais bon, je ne désespère pas.

Ensuite, une fois qu’on est branché, il faut s’installer dans le fauteuil en cuir, placer le petit casque et attendre. Attendre que « les énergies nécessaires soient réunies » comme ils disent. En général, ça veut dire : que votre demande soit entendue, que nous ayons consulté la liste des personnes à qui le ministre des voyages interdit de voyager, que nous demandions le formulaire d’autorisation de voyage, que nous le remplissions, que nous fassions parvenir le formulaire au bureau des formulaires (ils ont un fax), que le formulaire soit vérifié, visé et renvoyé, et que nous recevions leur réponse.

Enfin, on pense à autre chose, et on s’évade.

Le principe est simple : la machine envoie une série d’ondes radioactives dans notre cerveau, nous aidant ainsi à déconstruire notre corps spirituel. Une fois que nous sommes spirituellement partis, l’électricité traverse nos doigts, puis nos bras, et envahit notre corps physique pour le pousser dans l’autre monde. C’est une sorte de réincarnation. Notre corps physique reboosté se charge d’électricité, et pouf ! On disparaît. Enfin, on ne disparaît pas complètement puisqu’on quitte le premier monde pour arriver dans le second. C’est instantané. On se retrouve là où on veut, tel qu’on l’a pensé pendant le voyage. Pour revenir, il suffit de penser « je reviens », et on se retrouve sur le fauteuil, casqué et branché.

Ce que je n’aime pas dans ces voyages, c’est qu’il faut se forcer à « penser à autre chose ». Les voyages touristiques sont interdits. Il faut forcément penser à notre mission, au travail qu’on doit faire, à la personne qu’on doit rencontrer. Personne ne pense naturellement à son travail quand il travaille. Logique. En plus, une fois recomposé, notre corps physique tremblote, on a des fourmis dans les pieds, on louche, on se gratte les oreilles, on a faim. Ah ça non, je n’aime pas ces voyages !

Quand nos chercheurs ont trouvé l’existence des autres mondes, tout le monde s’est dit : « Chouette ! On va pouvoir faire de nouvelles rencontres ». Tu parles, le gouvernement a vite compris que ses missions ultra secrètes étaient bien plus importantes que nos loisirs. « Les voyages doivent restés sous le contrôle de l’armée, car tout ce que nous savons faire aujourd’hui, les autres sauront le faire demain, et nous risquons d’être envahis ». Y a aussi que tout le monde n’a pas de centrale atomique dans sa cave pour générer la puissance radioactive nécessaire. Ils ont gardé un contrôle drastique sur nos activités intermondialiques. Dès qu’on s’évade un peu de notre mission, hop ! retour à la case départ. Sanctions, chutes de salaire, interdictions de voyage, parfois même de la prison ! Le pire, c’est de se voir attribuer un binôme, une personne qui accompagne le moindre de nos mouvements, partout, dans nos maisons, dans nos piscines, dans nos cinémas, nos lits, nos douches, tout ! Sûr que je préfère encore penser à mon travail. Je suis tellement asocial que je ne supporterais pas d’avoir une ombre accrochée aux baskets, et j’ai tellement de dettes que la moindre chute de salaire serait fatale. Ici, sans argent, on est un homme sans vie, on attend dans une cave sombre que les pièces tombent de la poche des passants.

Six, cinq, quatre, trois…

Aïe, le compte à rebours ! J’ai toujours pas pensé à ma mission, moi ! Dans quel monde je vais, déjà ? Ah oui, le monde inverse. Ah non ! Pas celui-là, je l’aime pas ce monde ! Tout est à l’envers ! Tout ce qui est en haut est en bas, tout ce qui est à gauche est à droite, tout ce qui est chaud est froid, tout ce qui est bien est mal, tout ce qui est vivant est mort. Non, j’y vais pas. Je préfère la prison aux mutants. Tant pis pour la mission, tant pis pour le binôme, tant pis pour la prime de voyage, tant pis pour…

Monsieur, le commandant et son équipage remarquent bien que vous avez du mal à penser à autre chose. Afin d’éviter une issue tragique, la « Compagnie des trois mondes » est heureuse de vous offrir quelques secondes supplémentaires pour mieux vous concentrer. Vous pouvez encore penser « stop » ou accepter votre mission en pensant à autre chose. Dix, neuf, huit, sept, six…

« Stop », ça veut dire « binôme ». « Penser à autre chose », ça veut dire « prime de voyage ». Tant pis, je pars.

Cinq, quatre, trois, deux, un… Bon voyage !

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