Chapitre 4 – Relais H

Voilà mon amoureux. Dites donc, il n’a pas l’air tranquille ! Je l’ai reconnu tout de suite. Il faut dire qu’aucun des vacanciers qui débarquent dans la gare n’a une allure aussi rapide, aucun ne regarde autant à gauche, autant à droite, en consultant sa montre toutes les dix secondes, et puis ils ont tous au moins deux sacs, un sur le dos, un au bout du bras et quand ils attendent devant le café, c’est juste pour vérifier qu’ils ont bien la somme nécessaire pour avaler une boisson chaude et, pourquoi pas, un petit croissant sec. Voyons combien de temps il lui faut, à mon amoureux, pour voir que je n’appartiens pas à cette foule mal coiffée. Hé, hé ! Il hésite encore. On dirait qu’il pencherait bien pour ce grand autrichien, sûrement parce qu’il est chauve. Mais il n’a pas entendu comme moi que le serveur avait dû lui faire répéter trois fois avant de comprendre qu’il voulait un café, et non une cave. Il s’approche de l’Autrichien. J’entends déjà le dialogue de sourds. C’est qu’il faut le faire parler pour reconnaître ma voix, seul indice dont il dispose, avec, bien-sûr, le simple fait que je me trouve ici, à sa demande.

— Bonjour, Monsieur.
— Guten Tag. Was wollen Sie, bitte ?
— Oh… désolé…

Hé, hé. Pourtant, tu n’es pas loin. Regarde à gauche ! Une table, deux tables, trois tables et hop, je suis là ! Il s’essuie le front, consulte sa montre, regarde autour de lui, s’essuie le front à nouveau. La couleur qui teint son visage, provoquée par la honte de s’être trompé, est apparemment aussi alimentée par la chaleur. C’est qu’il doit commencer à avoir soif, avec toutes ces émotions. Je ne pensais pas qu’un rendez-vous dans un café de gare, à l’aube, pût provoquer une telle hystérie. Il va peut-être déçu, avec mon cigare. Merde, alors ! Comment je vais me sortir de cette histoire ? Il m’a vu. Il approche.

— Excusez-moi, Monsieur, est-ce que…
— Oui, oui, c’est bien moi. Asseyez-vous.

Il s’affale sur la chaise en poussant un long soupir. Il a l’air soulagé de m’avoir trouvé. Je lui commande immédiatement un café, et une grande carafe d’eau. Quelques secondes de silence, il me regarde fixement. Cet homme semble maîtriser l’art du mot juste, qui évite qu’on balance des salades pendant plusieurs heures, juste pour passer le temps. Il fouille dans sa mallette, en sort son téléphone portable et tout son kit de chargement. Il n’a pas dû être assez chargé. Je ne suis pas sûr qu’on acceptera de lui charger son téléphone à la terrasse du café de la gare, à moins que ce ne soit un nouveau service payant qu’ont trouvé les patrons pour essorer jusqu’à la moelle le portefeuille déjà bien entamé des voyageurs noctambules.

— Un jour, un homme m’a interpellé dans la rue. Il m’a tendu ce téléphone portable avec son kit de chargement. Il s’est approché de mon oreille et, d’une manière étrangement compulsive, s’est mis à chuchoter ces quelques phrases : “Ce téléphone va bientôt devenir le centre de tous vos intérêts. Vous avez juste à le brancher pour éviter que les batteries ne se déchargent. Ne l’utilisez jamais pour appeler, il se désactiverait. Gardez le toujours en éveil (en veille, en éveil, je ne sais plus trop les mots exacts), aussi bien lorsque vous dormez que dans tous vos déplacements. Un jour, il sonnera, et vous répondrez. Méfiez-vous, il ne sonnera qu’une seule fois”. Imaginez mon stress : avoir un téléphone en permanence, comme ça, à recharger. J’avais peur qu’il tombe en panne, et à chaque fois que j’allais dans un rendez-vous, que je dormais avec des amis, il fallait que je le laisse à proximité, au cas où…
— Au cas où quoi ?
— … au cas où il sonnerait ! Au cas où, au bout du fil, il y aurait une histoire merveilleuse, vous comprenez. J’ai été obligé de l’éteindre une seule fois, à l’enterrement de mon grand-père. Je m’en suis voulu ! Depuis tout ce temps, je m’en veux, je m’en veux ! J’ai l’impression que j’ai raté quelque chose, que tout est arrivé à cet instant précis alors que mon grand-père retournait sous terre. Au début, je vivais dans l’espoir, et puis tout s’est transformé en remords. Vous ne pouvez pas vous imaginez à quel point le remords ronge encore plus que le doute. Je ne dors plus, j’ai perdu tous mes amis.

Il parle de plus en plus fort. Au début, il m’amusait, maintenant, il me fait peur. Ces malades sont capables de vous sauter à la gorge et de vous assassiner devant tout le monde.

— Bien, bien. Je vais peut-être vous laisser, maintenant.
— Attendez, ce n’est pas fini. L’homme m’a dit que le téléphone, une fois qu’il aura sonné, devait revenir à celui qui appelle. Il est à vous, à présent, et c’est vous qui attendrez qu’il sonne à nouveau.
— Oh ! Mais, euh, vous savez, j’ai dû faire une erreur de numérotation, tout simplement.
— Ah non, alors ! Là, le téléphone, vous allez le prendre et me foutre la paix !
— Mais, enfin, pensez à ce mystérieux personnage qui vous a donné ce téléphone, vous croyez qu’il serait allé mettre le numéro sur le mur des lamentations politiques du bassin des trois sirènes ? C’est loufoque ! Je vous dis que je me suis trompé. Ne voyez aucun mystère dans mes intentions, c’était très clair !
— De toute façon, il est à vous. Si je le prends, je vous le vole et si vous l’oubliez sur la table, il partira aux objets trouvés et sonnera dans le vide. Je vous laisse à votre propre conscience. Au revoir.”

Il est parti. Il est parti sans payer. Il est parti sans payer et sans me laisser son nom. Il est parti sans payer, sans me laisser son nom et en abandonnant son téléphone sur la table. Me voilà bien, tiens !

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