Première partie

On ne peut pas dire qu’il se passe beaucoup de choses dans ma vie. Pas vraiment. Oh, bien-sûr, il y a les événements de la vie courante, les grippes, les factures, l’anniversaire de mes petites nièces mais tout ça, c’est un peu comme la pluie qui tombera demain, ça ne dépend pas de moi. Rien à faire, j’ai beau chercher, il n’y a rien qui vaille la peine d’être raconté à quelqu’un. À moins que l’achat d’un micro-onde soit un événement particulièrement intéressant. Bof, pas vraiment. Je me vois bien téléphoner à un ami comme le fait cette collègue qui passe tous les jours plus d’une heure avec la même personne. Comme j’aimerais savoir ce qu’elles se racontent, ces deux piplettes. Je n’ai jamais réussi à entendre une phrase complète. À chaque fois que je m’approche en feignant d’aller chercher un dossier dans le placard le plus proche de son bureau, je l’entends dire : “Attends, Sylvie, y a quelqu’un”. Elle a l’impression que je ne l’entends pas, elle me suit du regard comme pour vérifier l’utilité de mon déplacement, elle en profite toujours pour avaler un verre d’eau et puis elle attend que je m’éloigne. “C’est bon, Sylvie, il est parti”. Je sais juste qu’elle s’appelle Sylvie.

J’imagine que pour passer plus d’une heure chaque jour au téléphone, il faut avoir autre chose à se dire que “j’ai acheté un nouveau micro-onde”. En une heure, on a le temps de raconter un film qu’on vient de voir, un livre qu’on vient de lire, on a le temps de raconter toute son enfance heure après heure depuis sa première communion. Et après ? Ses rêves, ses fantasmes, les problèmes avec la réservation de la maison pour les vacances d’été. Et après ? Décortiquer l’actualité du jour, chercher dans π tous les chiffres qui se trouvent après la virgule, nommer toutes les étoiles du système solaire. Et après ? Jour après jour, années après années, ma collègue de bureau arrive à trouver plus d’une heure de sujets de conversation qu’elle propose à une même Sylvie qui, de son côté, doit enregistrer les noms, les chiffres, les rêves, les problèmes, les livres, les films, tout ça en réagissant d’une manière positive. Elle prend des notes ou quoi ?

Mais qu’est-ce qu’elle peut bien lui raconter ?

Après tout, cette collègue, à peu de choses près, doit avoir une vie qui ressemble à la mienne. Voilà presque quinze ans que nous travaillons dans le même bureau. On arrive à la même heure, on repart à la même heure. Comme moi, elle rentre chez elle, décortique le courrier, sort le linge de la machine, prépare à manger, regarde le journal télévisé, s’endort devant la télé et va se coucher. Au pire, elle nourrit un chat, discute avec une voisine, appelle sa mère. De là à raconter ça à Sylvie ! Où trouve-t-elle le temps de faire tout ce qu’elle raconte ? On dirait qu’elle a parcouru le monde et monté trois fois l’Everest dans la nuit, qu’elle a rencontré un acteur Américain qui l’a emmenée dîner dans un ranch au Texas. Elle commence toujours par la même phrase : “Oh, tu sais pas ? Il faut que je te raconte”. Et puis les phrases se perdent dans le brouhaha des photocopieuses. Il faut que je te raconte quoi ?

Ah, elle m’agace ! À chaque fois que le téléphone du bureau sonne à 11h45, j’ai des angoisses. Et puis quand il sonne en retard, j’angoisse aussi. Et puis quand elle est malade, je réponds à sa place. Sylvie me demande si Béatrice est là. Combien de fois j’ai failli lui demander où elles en étaient dans leurs discussions ? Et si elle savait que c’était moi la personne qui l’oblige à attendre la suite parce qu’il y a “quelqu’un qui vient” ? Bonjour, à chaque fois que vous appelez, je suis à vos côtés, j’entends les rires explosifs de Béatrice, je vois ses mains qui tripotent les trombones, je sens, quand elle recule sa chaise en poussant avec ses pieds sur son bureau, qu’elle fatigue et qu’elle va bientôt raccrocher, est-ce que vous l’avez déjà vu coincer son combiné sur son épaule en remontant sa mèche de cheveux, savez-vous que je vais bientôt vous mettre sur écoute pour vérifier si tout ce qu’elle vous raconte est vrai, pour savoir si elle ne dit rien sur moi, et puis je vous rappellerai, nous passerons des heures au téléphone, je vous raconterai la véritable vie de Béatrice, je vous raconterai qu’on rentre du bureau, qu’on décortique le courrier, qu’on sort le linge de la machine, qu’on prépare à manger, qu’on regarde le journal télévisé, qu’on va se coucher, qu’on s’endort l’un à côté de l’autre. Hier, on a acheté un nouveau micro-onde.

Je vais rentrer. Aujourd’hui, je vais marcher dans la ville au lieu d’aller chez moi, je vais essayer de rencontrer des gens, de parler avec eux. Je vais essayer d’allonger les soirées jusqu’à ce que je ne puisse plus tenir debout, j’irai dormir sous un pont, et demain, j’achèterai un dictaphone, j’enregistrerai tout ce qui m’est arrivé pour voir s’il est possible de remplir une mini-cassette de soixante minutes puis je la remplirai à nouveau le lendemain, puis le surlendemain et ainsi de suite pendant quinze ans. Et quand je serai bien entraîné, je doublerai le temps d’enregistrement pour rattraper les heures perdues à regarder Béatrice.

Je vais avoir tant de choses à te raconter, Sylvie !

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