Deuxième partie

Essai numéro 1 : “J’ai acheté un nouveau micro-onde”.

Bon, c’est juste pour essayer aussi. En parlant très lentement, j’arrive peut-être à cinq secondes. Si j’achète un nouveau micro-onde tous les jours, j’ai cinq secondes d’assurées sur mon enregistrement. C’est un début. Je tiens une piste. Si mes calculs sont exacts, je devrai acheter sept cent vingt micro-ondes pour arriver à une heure. Qu’est-ce que je vais faire de sept cent vingt micro-ondes ? Surtout que si j’achète sept cent vingt micro-ondes le même jour, il faudra que je dise “j’ai acheté sept cent vingt micro-ondes”. Je ne vais pas dire sept cent vingt fois “j’ai acheté un micro-onde”. On va me prendre pour un malade. Tous les achats de même nature devront être regroupés. Avec “j’ai acheté sept cent vingt micro-ondes”, au mieux, je gagne deux secondes, peut-être trois si je butte sur le nombre de micro-ondes. Il faudra que j’achète sept cent dix-neuf autres objets, tous les jours, pendant quinze ans, puis je doublerai le nombre d’objets pour rattraper le temps perdu. J’arrive à mille quatre cent quarante objets. C’est jouable. Si je décortique ma liste de courses, je devrais arriver à un certain nombre d’achats.

Elle doit en passer du temps, Béatrice, sur sa liste de courses. Surtout qu’elle fait ça par cœur tous les jours, sans ticket. Déjà que j’ai du mal à me souvenir que j’ai acheté du pain, alors si je dois apprendre le contenu de mon frigo, je ne suis pas couché ! Deux yaourts, cinq tranches de jambon, trois œufs, une bouteille de jus d’orange (multivitaminé), un camembert, le reste de pâtes d’hier, une boîte de conserve ouverte contenant des haricots verts… blancs ? Ah, ça doit faire longtemps qu’ils sont là, eux ! Voyons dans le freezer. Une barquette de lasagnes aux champignons, deux pizzas, des glaçons. Mouais, les glaçons, je ne les ai pas achetés, je les ai faits avec l’eau du robinet. Mais bon, rien ne m’empêche de dire à mon dictaphone que j’ai fait des glaçons avec l’eau du robinet. Avec cette chaleur, j’ai quand-même le droit de faire des glaçons avec l’eau du robinet. Et au lieu de regarder le journal télévisé, rien ne m’empêche de réchauffer mes glaçons dans un micro-onde, de les remettre au freezer, et de renouveler l’opération autant de fois que mon nombre de micro-ondes me le permettra. Je vais gagner un temps précieux sur la cassette. C’est sûr, il faudra que je développe, parce que si je dis seulement “j’ai mis sept cent vingt fois les glaçons au micro-onde pour les réchauffer puis je les ai remis au freezer”, on ne me croira jamais. Pourquoi devrais-je avoir besoin de sept cent vingt tentatives pour réchauffer des glaçons ? Ou bien on m’accuserait à juste titre de placer volontairement la minuterie sur “deux secondes”, ou bien on supposerait qu’aucun de mes sept cent vingt micro-ondes ne fonctionne. Ce s’rait pas de chance. Et ils m’entendront, au service après vente, si y en a aucun qui marche ! Non, non, le mieux, c’est que je dise sept cent vingt fois “j’ai mis les glaçons dans le micro-onde et je les ai remis au freezer”. Là, rien à dire !

Et beh, elle a une drôle de vie, Béatrice. Apprendre des listes de courses et réchauffer des glaçons, je comprends qu’elle raconte tout ça à Sylvie. C’est pas une copine qu’il lui faut, c’est un psy ! D’un autre côté, je ne crois pas qu’elle raconte sept cent vingt fois la même chose. Elle n’a pas l’air de bégayer. Dans une cuisine, il doit bien y avoir autre chose à faire que de réchauffer des glaçons au micro-onde. Il faut que je trouve six cent dix-neuf autres choses à faire. Voyons, voyons. Hum… je crois que j’ai des idées !

Essai numéro 2 : “Aujourd’hui, j’ai sorti des glaçons pour les réchauffer au micro-onde. Quand la sonnette a retenti, j’ai remis les glaçons dans le freezer. J’ai poussé la table pour aller chercher le crayon que je cherchais partout et que j’ai aperçu l’autre jour en passant le balai. J’ai changé le torchon qui essayait désespérément de sécher à côté du couteau à pain. J’ai mis le vieux torchon dans le panier à linge sale. J’ai feuilleté les réclames qu’on a gentiment déposées dans ma boîte aux lettres. J’ai transvasé une bouteille d’Evian écrasable dans une bouteille non écrasable. J’ai écrasé la bouteille vide en suivant les instructions de l’étiquette. J’ai essayé de reformer la bouteille écrasée pour voir si elles tiennent encore debout quand on les a déjà écrasées et puis j’ai essayé d’écraser à nouveau la bouteille. J’ai fait un petit tas avec les miettes du grille-pain puis j’ai soufflé dessus. J’ai décortiqué toutes les boîtes de gâteaux pour les aplatir. J’ai écrasé les gâteaux sur la table pour faire des minuscules miettes. Il y avait trente-cinq mille sept cent trois miettes. J’ai fait un tas avec les miettes puis j’ai soufflé dessus. J’ai rempli l’évier d’eau chaude, j’ai regardé si les glaçons étaient faits pour refroidir l’eau. Impossible, ils étaient encore chauds. J’ai donc vidé l’évier, puis je l’ai rempli d’eau froide. J’ai allumé le grille-pain et je l’ai plongé dans l’eau pour savoir si ça pouvait la réchauffer un peu. Les plombs ont sauté. J’ai remis le courant. J’ai jeté le grille-pain qui ne voulait plus marcher. J’ai regardé sur la notice de la ville pour voir si les grille-pains étaient à mettre dans la poubelle des déchets recyclables. Ils parlent des fers à repasser, pas des grille-pains. J’ai sorti tous les sucres en morceaux et je les ai écrasés pour faire du sucre en poudre. J’ai vidé la boîte de sucre en poudre pour voir si j’arrivais au même résultat. Pas mal ! J’ai fait un tas avec le sucre puis j’ai soufflé dessus. J’ai passé le balai pour ramasser les miettes et le sucre.”

Deux minutes. Elle a une drôle de vie, Béatrice…

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