Chapitre 16 – Low batteries

Michel. Un fou squatte l’entrée d’un local associatif, interpelle les passants, parle tout seul en alternant chuchotements et cris d’angoisse, se fait passer pour un insomniaque paranoïaque à la mémoire trouée par des tortionnaires sanguinaires, et à force de poser quelques questions judicieuses, il finit par lâcher le morceau : il s’appelle Michel. C’est incroyable comme un prénom aussi banal peut rendre banale la personne qui le porte. Je suis presque déçu. Tous les mystères s’effondrent. Quand on s’appelle Michel, on ne peut pas avoir voyagé dans trois mondes différents, on ne peut pas avoir participé à la plus grande campagne de résistance de tous les temps, on ne peut pas avoir été un espion pourchassé et lobotomisé.

Et pourtant.

Quand j’ai dit à Michel que je possédais le téléphone qu’il cherchait, j’ai cru qu’une auréole s’était mise à briller sur ma tête et que Dieu lui-même me faisait les oreilles d’ânes dans le dos comme dans les cours de récréation des écoles primaires. Jamais vu une telle réaction. Michel s’est immédiatement arrêté de bouger. Il est resté bouche bée pendant plusieurs minutes et, en faisant un effort surhumain pour percevoir les sons qui semblaient grelotter sous sa langue, j’ai compris que de cette bouche immobile sortaient des syllabes qui, mises bout à bout, ressemblaient à une question.

— Ê, euh, ou, a, é, i ?

En y mettant quelques consonnes et après plusieurs tentatives, j’ai trouvé quelque chose de cohérent : Qu’est-ce que vous avez dit ? Pauvre Michel. Trop d’émotions d’un coup, certainement. Je lui ai répété ma phrase, lentement, calmement, comme si je parlais à une personne très malade, malade au point où les mots peuvent déclencher aussi bien une survie miraculeuse qu’une expiration fatale. Trouver le ton juste, le bon rythme, Le téléphone…, pas trop fort, … que vous cherchez, …, sans heurts, sans violence, … il est dans ma poche, et attendre anxieusement… Ouf ! Il a fini par comprendre ce que je lui disais. Il s’est jeté à mes pieds, puis s’est mis à me serrer les jambes d’une telle force, que j’ai cru que l’une d’elles allait casser sous la pression. Il s’est levé d’un coup sec, s’est mis à tourner autour de moi en entamant une sorte de danse sacrale effrénée. Un vrai Sioux. Il s’est planté devant moi, m’a tendu la main, et m’a enfin avoué : je m’appelle Michel.

J’ai failli m’enfuir.

On a ensuite pu parler normalement. Tous les arguments qu’il a développés m’ont bien décidé à poursuivre mon objectif d’autodestruction intermondialique. Le plus dur, c’était de ne pas faire qu’une petite action de rébellion, mais bien de mettre définitivement fin au programme d’exploitation de la Compagnie des Trois Mondes. Selon Michel (décidément, je ne m’y ferai jamais), il n’y aurait aucun moyen de reproduire une machine comme celle qu’il avait utiliser. C’était un pur hasard. Des scientifiques englués dans des recherches stériles essayaient de construire une machine à laver révolutionnaire qui sèche et qui repasse. Un jean était passé dans un des mondes et sans aucune explication, un homme l’avait enfilé. Il était ainsi revenu dans la machine, comme par magie. Il suffira donc de détruire le seul et unique exemplaire. Aucun scientifique n’a encore réussi à comprendre comment le processus intermondialique se déclenche. Mais rien ne dit qu’ils n’y arriveront pas mais sans le prototype, ils n’auront aucune chance. Nous nous sommes quittés avec un plan infaillible : Michel se rendra au siège de la Compagnie, il détruira la machine, et moi, j’abandonnerai le téléphone dans un caniveau. A deux, nous sauverons le monde !

Et voilà !

Voilà comment je vais mettre fin à tous mes rêves. Voilà comment je vais rester un sauveur de monde anonyme. Voilà pourquoi je vais bêtement retourner travailler lundi. Voilà pourquoi j’ai jeté tout à l’heure la prise qui permettait de recharger le téléphone. Voilà pourquoi j’ai embrassé les éboueurs qui emportaient mes poubelles. Voilà pourquoi je suis au milieu de mon salon à regarder le téléphone s’éteindre à petit feu.

Ah ! Comme l’euthanasie est un acte cruel. Les morts sont toujours si longues à venir. Comme j’aurais préféré avoir le courage de retirer la batterie, ou de massacrer l’écran à coups de marteau ! Le besoin d’un destin meilleur est plus fort que tout, et je crois bien qu’au fond de moi, j’espère que le téléphone sonnera et qu’il sera encore temps de trahir Michel. Tant pis pour lui, je m’enrichirai tout seul.

Low batteries

Ce n’est plus qu’une question de minutes, maintenant. Le téléphone clignote, comme un dernier appel au secours. Bientôt, il n’aura plus aucune force pour afficher quoi que ce soit. Que vais-je bien pouvoir faire de tout ça ? Bah, j’écrirai certainement un roman de science-fiction. Avec un peu de chance, ce sera un succès, et je me ferai un peu d’argent.

Low batteries

Adieu, petit téléphone. C’est drôle, il me revient une petite comptine que chantait ma grand-mère quand elle ramassait un petit oisillon agonisant. Dors, dors, petit oiseau… Et le petit oisillon s’endormait dans sa main, comme ça, calmement. Ah ! Comme c’est difficile ! Et ce temps qui ne passe pas ! Combien de fois vas-tu encore clignoter ? Pourquoi a-t-il fallu que….

Driiiiing !

Ah ! Pas possible ! Il sonne ! Il sonne ! Au secours ! Vite ! Ah ! Le destin m’a choisi, encore une fois ! Qu’est-ce que je vais lui dire ? Et si Michel a déjà détruit la machine ? Et si on m’appelle juste pour que je suce gratis ? Ah ! Vite ! Il faut faire vite !

Driiiiing !!

J’arrive, j’arrive. Je suis là, je suis prêt. A moi la gloire et la richesse éternelle !!!

— Allô ? Allô ? {Mais il n’ose pas parler ou quoi ?} Allô ? Je vous écoute ! {Il m’entend pas. Il va croire qu’il y a personne. Il va raccrocher. Il ne rappellera jamais}. ALLÔ ?? JE SUIS LÀ ! JE SUIS PRÊT !!!!

Mince, alors. Il marche plus. Il aura sonné une seconde avant de crever, ce con !

Et je crois bien qu’il ne sonnera plus jamais.

Et zut !

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