Chapitre 2 : Maison d’arrêt d’Amiens

Bah, c’est pas si terrible que ça, la prison. Y en a qui disent qu’on n’en ressort pas indemne. Moi, j’ai pas changé grand chose à mes habitudes. Sauf que, comme je ne travaille plus, je fais encore plus de puzzles. Le directeur de la prison m’a même dit que mes puzzles sont vendus dans les vide-greniers, au profit de l’amicale laïque des anciens combattants d’Indochine. Il paraît qu’il en reste. Le directeur, il m’a dit que, grâce à ça, je pourrai peut-être avoir une remise de peine. Quelle idée j’ai eue, aussi, de donner à Simone la bouteille d’Acétone ! Je lui avais dit de ne pas repasser sans ses lunettes. C’est sûr, y a eu des éclairs partout et une très grosse flamme. Elle n’a même pas eu le temps de crier, ma Simone.

Par contre moi, j’ai crié. J’ai crié contre ce foutu bon dieu qui tue des innocents et qui sépare des gens qui s’aiment, j’ai crié contre cet imbécile de gendarme qui a cru que je voulais assassiner ma femme, j’ai crié contre cet avocat véreux qui a fini sa plaidoirie en disant, les larmes aux yeux : “Vous vous rendez compte, mes chers jurés, que l’autopsie n’a même pas pu déterminer si la PAU-VRE Simone était morte à cause de ses brûlures ou à cause de l’électrocution !”

J’ai été condamné à quinze ans de prison pour le meurtre de ma femme. Je n’ai plus de maison, plus de voiture, plus de femme. Remarque, valait mieux que je sois enfermé ici. Sinon, dehors, je crois que je n’aurais pas tenu deux jours et je me serais jeté dans l’Authie (petit fleuve de la Somme).

Ici, on me nourrit bien. J’ai rencontré quelques types sympathiques. D’abord, il y a “Dieu”. On l’appelle comme ça parce qu’il fait apparaître tout ce qu’on veut. Il suffit de lui demander un truc, n’importe quoi, une paire de chaussures, des ciseaux, un tube de colle, des timbres de collection, une cafetière électrique, un livre de Georges Simenon et hop, deux jours plus tard, il vous le glisse discrètement au repas de midi. Bon, il faut payer, bien-sûr, mais Dieu, on dit ici qu’il fait des miracles. Il m’a même dégoté un puzzle qui représente Grimont. Je savais même pas que ça existait. C’était marqué 1910 sur une des pièces. Y avait encore la maison de mon grand-père et l’ancienne chapelle. Ce puzzle, je l’ai pas donné au directeur, et je le garde sous mon lit, comme un trésor de guerre. Y a aussi Léon. Lui, c’est “le chimiste”, il fabrique des formules magiques avec n’importe quel ingrédient qu’il trouve sur ses pas. Il écrase du fromage de Hollande et du sucre, il met je ne sais plus quel produit et hop, il crée de l’électricité. Avec ça, on peut faire fonctionner une ampoule électrique pendant presque une heure et ça me permet de finir mes puzzles après le couvre-feu. Y a aussi Justin, “le poète”. Il ne parle qu’en alexandrins. Tout le monde vient toujours lui poser des questions idiotes pour l’entendre déverser ses phrases dodécasyllabiques.

“Alors, Justin, t’as bien dormi ?
– Les ronflements intempestifs de mon voisin
Ont su une fois de plus reporter à demain
L’espoir de faire de moi un heureux pèlerin
Qui cherche dans ses rêves, par n’importe quel moyen,
L’issue un peu plus noble de son triste destin.”

J’ai appris aux copains la belote amicale et on joue tous les jours, après la promenade de dix heures. Même au jeu, Dieu trouve toujours des cartes que personne n’a jamais. Il gagne tout le temps, ce qui fait que, pour constituer les équipes, nous sommes obligés de tirer à courte paille.

Ici, personne ne sait ce que l’autre a fait pour être enfermé. On garde ça précieusement. Comme ça, au début, on passe pour un chauffard qui a écrasé un petit chien et plus on reste, plus on devient l’ennemi public n°1 qui a perpétré des braquages. Au-delà de dix ans, on a forcément tué quelqu’un. Pour le respect, c’est important. S’il n’y a aucune remise de peine, c’est que la victime devait être ambassadeur de Chine ou fils d’une reine d’Angleterre. Alors là, généralement, on vous laisse passer le premier à la douche et tout le monde rigole quand vous racontez une blague que tout le monde connaît. Léon, ça fait tellement longtemps qu’il est là qu’il n’y a personne, aucun gardien, aucun prisonnier, qui ne l’a pas toujours connu et qui ne soit arrivé avant lui. Alors, vaut mieux ne pas lui demander ce qu’il a fait.

Moi, ça fait huit ans que je suis ici. Personne ne croit encore que j’aie pu tuer ma femme.

“Norbert, une visite au parloir !”

Une visite au parloir… En huit ans, je n’ai eu qu’une seule visite, celle de Maurice, mon adversaire amical à la belote. Il était venu me dire que sa femme était morte d’un cancer et qu’il partait tenter sa chance à Berck avec un snack de moules-frites. C’est sûrement lui, encore, pour me dire qu’il a raté ses moules et qu’il rentre au pays.

“Norbert, parloir !
– Deux petites secondes, j’ai un bout qui colle !
– Je les connais tes petites secondes ! Au parloir, et que ça saute !”

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