Chapitre 5 – Les voies publiques sont impénétrables

Pfffff. Satanées bonnes sœurs ! Faut toujours qu’elles s’arrêtent devant chez moi et qu’elles chantent des “ave maria” à tue-tête. Encore, y en aurait qu’une de temps en temps, je dis pas. Je n’ai pas de télévision ni de radio, ça fait un peu de musique. Mais là, c’est tous les jours ! À 17 heures pétantes. Et puis, c’est faux. Archi-faux. Même un sourd pourrait dire que c’est faux. À croire que les bonnes sœurs, elles ne sont pas allées souvent à la chorale de Madame Urtin, la prof de musique du cours élémentaire. Elles me cassent les oreilles. Alors, du coup, dès que mon bout est collé, je vais fermer la fenêtre. Et hop, pas manqué, voilà que les bonnes sœurs s’agenouillent sur le trottoir. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il y ait de la gadoue ou des merdes de chien, à chaque fois que je passe devant ma fenêtre, elles s’agenouillent et crient “Merci, Norbert, que Dieu vous garde”. Je sais pas ce qu’il est encore allé leur raconter, le curé de Grimont. En tout cas, ça marche. Une fois, il avait dit à la messe que les pommes de Michel étaient sources de richesse. Tout le village était allé se goinfrer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de pommes. Lui qui vendait pas une pomme avant, il a été obligé d’en faire venir d’Amiens pour satisfaire la demande. Au bout d’un moment, ils ont arrêté et ils se sont mis à dévaliser le boucher qui n’avait pas mis un sou dans sa caisse depuis qu’il était installé à Grimont. Mais là, je sais plus pourquoi. Une histoire de péchés, je crois. Et moi, depuis mon retour, j’ai des bonnes sœurs sur mon trottoir. Remarque, c’est peut-être un coup du palais de justice. Il était question un moment que je sois en liberté surveillée. Les bonnes sœurs, c’est peut-être des agents déguisés pour surveiller tous mes faits et gestes. Bof, je crois pas, parce que tout le monde a un peu changé d’attitude à mon égard. On me dit bonjour avec un grand sourire, on me tient la porte de la boulangerie, on m’apporte mon courrier sur le pas de ma porte, on me demande si “tout va bien, Norbert”, et tatati, et tatata. Alors, des bonnes sœurs sur mon trottoir, pourquoi pas ?

J’ai plus personne pour jouer à la belote amicale. Y avait Maurice avant, mais il est parti à Berck. Jamais eu de nouvelles. Y en a même qui disent qu’il est en Amérique. Les gars de la prison, eux, ils sont pas prêts de sortir. Surtout Léon. Heureusement, j’ai mes puzzles. J’ai trouvé un nouveau truc. Intéressant. Je les décolle à l’Acétone et je les recolle après. Le produit est plus efficace pour décoller les pièces de puzzle que pour détartrer un fer à repasser. Et puis l’entreprise qui le met en bouteille m’en a envoyé des caisses et des caisses, à ne plus savoir qu’en faire. Je les ai mises dans un coffre, pour éviter d’autres malheurs. Ma pauvre Simone, elle n’est plus là pour me dire si c’est un paysage ou un portrait. Pas grave, je mélange les pièces et je repars à zéro. L’autre jour, j’ai cru que je refaisais le cafard éthiopien. En fait, c’était une araignée.

Criiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii… Schlambalamb’… Bing… Paf !

Un crissement de pneus ? Étrange. C’est jamais arrivé à Grimont des bruits comme ça. Allez hop, à la fenêtre, allons voir ce qui se passe.

Tiens, tout à l’heure, il y avait cinq bonnes sœurs agenouillées dans la gadoue et maintenant, il n’y en a plus que quatre et elles gesticulent dans tous les sens en chantant des “Dies irae”. C’est toujours aussi faux, même à quatre voix. Mais, qu’est-ce qu’il y a là-bas, sur mon portail ? Oh, mais c’est du sang !

“Ey, mon portail !
– Norbert, pitié, appelez les pompiers. Il est arrivé un grand malheur à Sœur Béatrice de la Bonté du Christ.
– Qui ça ?
– Sœur Béatrice de la… Oh, peu importe, appelez, je vous en supplie.”

J’appelle à nouveau les pompiers. Ils ne sont pas sortis de leur caserne depuis l’explosion de Simone. Le chef des pompiers, et c’est bien normal, me demande ce qui se passe dans ma rue qui vaille la peine qu’ils sortent à nouveau. “Vous comprenez, les restrictions budgétaires nous imposent d’économiser l’essence et de veiller à la moindre usure du matériel”. Comme je ne sais pas vraiment ce qui se passe, je retourne demander à nouveau à la sœur qui gesticule toujours autant.

“Le chef, il demande ce qui se passe.
– Sœur Béatrice de la bonté du Christ vient d’être renversée par un chauffard qui a pris la fuite. Elle s’est agrippée à votre portail salvateur, mais son sang ruisselle déjà de son pied arraché et elle s’est évanouie devant chez vous, Norbert, parce qu’elle sait que vous pourrez la sauver !
– Qui ça ?
– Sœur…
– Non, non, c’est bon, je vais lui dire “la dame”, au chef, ça ira.”

La sauver, la sauver. Je sais pas si je vais pouvoir faire grand chose, moi. Je colle des pièces de puzzle, pas des jambes. Bon, je vais dire tout ça au chef des pompiers. Il va pas être content, parce que sincèrement, je pense qu’il va falloir qu’il se déplace.

PrécédentSuivant
Retour au sommaire

Share