Chapitre 6 – L’élu de Dieu

Six minutes. Top chrono. Et voilà ma rue envahie par les sirènes, les appareils photo, la paroisse de Grimont au grand complet, la police et le Maire. Tu penses, en période électorale, y a pas de petits événements pour les maires. Une barrière a été posée pour bloquer la rue. J’entends d’ici les voisins qui se demandent ce qui se passe “encore” chez Norbert. De ma fenêtre, je vois la jambe de la bonne sœur. Je savais pas qu’elles mettaient des collants, les bonnes sœurs. Le Maire discute avec les policiers. Derrière la barrière, les journalistes attendent de pouvoir bombarder de flashs la pauvre nonne qui n’a pas bougé depuis tout à l’heure. Je reconnais le père Ipate. Il interpelle les policiers en agitant son calepin. Certains m’ont dit qu’il avait fait tout un article sur moi dans son journal. Pas vu, je ne lis que les journaux qui parlent de puzzles. Bon, ce qui est bien, c’est que les pompiers ont pris leur lance à incendie. J’espère qu’ils ont prévu de nettoyer mon portail.

On amène la sœur au milieu du trottoir. Du coup, je la vois mieux. Et sa jambe, qu’est-ce qu’ils vont en faire, de sa jambe ? Le chef des pompiers demande à ses collègues d’éloigner le public. Il recouvre la sœur d’un drap blanc. Gloups. Elle est morte. La jambe est mise dans un sac-poubelle. Le gendarme approche de mon portail et me fait des grands signes.

Ey ! J’ai rien fait ! C’est pas vrai qu’ils vont encore m’accuser d’un meurtre que je n’ai pas commis. C’est la voiture, là ! En plus, les voitures, pour ce que j’en pense. Avant l’explosion de la maison, j’avais une Visa. C’est mon grand-père qui me l’avait donnée. Depuis qu’il était devenu aveugle, il s’en servait plus beaucoup. Quand je suis sorti la première fois avec, tout le monde rigolait. Même quand le gros Gilbert était resté coincé dans son tracteur au milieu du marché, je ne les avais pas vu rire autant. Simone me répétait tout le temps : “Ne te vexe pas”. Facile à dire, à chaque sortie, j’avais l’impression d’avoir une poule sur la tête. Je voyais les piétons se dépêcher de traverser en me voyant arriver. Et ces applaudissements, ah, ah, ah, très drôles, applaudir quand une Visa démarre, qu’est-ce que c’est drôle ! Je me réveillais la nuit avec des tambours dans la tête. Clap, clap, clap. Je partais à six heures le matin pour arriver au travail avant tout le monde. Clap, clap, clap. Le gardien de nuit. J’attendais 20 heures pour repartir. Clap, clap, clap. La femme de ménage. Et plus ça allait, plus j’entendais les gens crier “Ola” quand je passais. Le plus dur, c’était le jour où le gendarme m’a arrêté pour excès de vitesse. 70 km/h. Clap, clap, clap. Saleté de gendarme. Il en a parlé à tout le monde.

Du coup, démarrer la Visa était devenu tellement traumatisant que Simone avait caché les clés dans la cave. Marre des voitures, marre des moteurs, marre des explosions.

“Que pensez-vous de toute cette affaire, Norbert ?”

Marre qu’on m’accuse de meurtre, qu’on m’enferme dans des prisons, qu’on change mon papier peint, qu’on critique ma voiture, qu’on salisse mon portail, qu’on me dérange dans mes collages !

“Norbert ?”

Marre qu’on prenne ma rue pour un circuit automobile et mon trottoir pour une chapelle ardente, qu’on fasse des articles sur ma vie, que les pompiers ne viennent que chez moi, que Madame Urtin ne fasse pas son travail.

“Norbert, s’il vous plait, que pensez-vous de tout ça ?
– VOUS N’AVEZ QU’À INTERDIRE LES VOITURES DANS LES VILLES !!!!”

Silence. Qu’est-ce que je raconte, moi ? Je m’énerve, je m’énerve et je viens de hurler contre le gendarme. Oups. Il se tourne vers le Maire, lui fait signe. Le Maire passe mon portail en jetant un regard torturé sur le sang déjà sec de la sœur Béatrice. La foule s’approche déjà pour mieux entendre mon inquisition. J’espère qu’il n’y a pas de comparution immédiate pour tapage diurne.

“Hé, hé, bonjour, M’sieur le Maire.
– Vous venez de dire une parole digne d’un grand visionnaire, Norbert.
– Ah ?!”

Avec un badge “Votez pour moi”, les maires donnent toujours l’impression de s’intéresser de près aux problèmes des citoyens. Avec un peu d’expérience, ils peuvent même paraître sincères. Notre maire, il s’est fait élire six fois de suite à Grimont. Alors, de l’expérience, il en a. Sauf que depuis qu’il a mis le nouvel éclairage dans la salle des fêtes, on dit en ville qu’il est peut-être en train de laisser sa place au parti des vendeurs de fruits et légumes, représenté par le gros Gilbert. C’est qu’il est populaire, le Gilbert. Il a prévu des trucs pour les handicapées, pour l’accès des tracteurs au marché et tout plein d’autres trucs fort utiles. Clap, clap, clap. Dans la rue, la foule n’arrête plus d’applaudir.

” Seriez-vous prêt à faire partie de ma liste électorale, Norbert ?
– Ben, c’est à dire que…
– Ensemble, nous ferons de grandes choses. Écoutez les gens dehors, un seul mot dans votre bouche et ils applaudissent.
– Ben, d’accord, mais, plus de voitures dans ma rue, alors ?
– Promis, Norbert.”

Il se tourne vers la foule.

“PLUS DE VOITURES DANS NOS VILLES !”

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