Chiquito 02

La route est encore mouillée mais il s’est arrêté de pleuvoir. À voir le ciel se dégager, il se dit que la journée sera peut-être plus belle que ce qu’il avait envisagé en prenant son haut de survêtement à capuche. Il pense qu’il arrivera un peu tôt sur le lieu de son travail, qu’il aura même le temps de se balader avant de prendre son service. La campagne est encore endormie sous une épaisse rosée. Il allume le poste de radio sur une chaîne musicale. Il reconnaît tout de suite l’inachevée de Schubert qu’il chante à tue-tête en imitant les gestes d’un chef d’orchestre avec ses bras. Le paysage qu’il découvre, le soleil levant, la brume se dissipant, la pleine lune encore haute dans le ciel, lui semble plus poétique, bucolique, accompagné d’une musique qu’il finit simplement par écouter en arrêtant de chanter. Il écrase sa cigarette dans le cendrier, respire l’air frais de la nature. Plus il approche, plus le ciel se charge de lourds nuages. Il commence à espérer qu’il pleuve une partie de la journée pour qu’il y ait moins de monde au bar. Ce sont des jours où son patron ne cesse de râler, d’annuler la venue des serveurs tout au long de la journée, d’afficher l’expression d’une profonde désolation sur son visage, mais lui, comme il doit rester quel que soit le temps qu’il fait, se réjouit parfois du calme qu’il trouve avec seulement quelques habitués, les gars du coin, qui passent de longs quarts d’heure à avaler leur café, à boire leur première bière, leur premier verre de vin blanc. La radio diffuse maintenant une longue phrase de Mahler qu’il ne connaît pas, admirable dans l’écriture et dans l’interprétation. Il ferme la fenêtre et augmente le volume sonore pour mieux percevoir les détails. Le doux désespoir des cordes, une pluie fine qui envahit le paysage. Il se voit seul défiler sur les routes de campagne. La nostalgie le gagne. Il sent la fatigue se répandre dans toutes les parties de son corps, les jambes, le dos, les bras. Sa respiration ralentit. L’inspiration s’approfondit. L’émotion circule lentement et remonte du ventre pour se concentrer dans la gorge. Il se parle doucement comme pour se rassurer. « Ça va aller ». Il se souvient de ce qu’il a envisagé cette nuit, qu’il demanderait une plus longue pause en début d’après-midi pour aller faire une sieste au bord de l’eau. Il entre dans la ville, croise quelques voitures, se dirige vers le port, passe devant le bar. Malgré la pluie, son patron installe déjà les tables de la grande terrasse. Il ne se fait pas remarquer. Il se gare plus loin, coupe le moteur. Il attend la fin de la longue phrase de Mahler puis éteint la radio. Il prend son sac à dos, sort de la voiture, verrouille la porte, s’allume une cigarette, regarde l’heure sur son téléphone portable, se confirme qu’il a encore le temps de se promener un peu. Il marche lentement le long du quai. La pluie est fine. Il place sa capuche sur sa tête, remonte la fermeture Éclair de sa veste, emprunte le pont qui permet de rejoindre l’autre rive du port où sont amarrés les vieux gréements endormis. Cette partie lui plaît particulièrement, bordée d’arbres. Le sol, qui n’a ici jamais été goudronné, fait un lien entre la ville et la forêt qui s’ouvre, sauvage, mystérieuse, dès le dernier virage au bout du pont. Il suffit de s’enfoncer quelques mètres pour se sentir ailleurs. C’est cette sensation qu’il cherche. La forêt le submerge. Il est immédiatement impressionné. Son pas ralentit comme pour respecter les lieux. Il veut se faire aussi discret que possible. Le seul chemin qu’il est possible de suivre lui demande quelques efforts. À cause de la pluie, la terre n’est pas stable. La montée est glissante. Il s’aide de quelques pierres, quelques branches. Il sent à nouveau l’extrême fatigue de son corps, prend une dernière bouffée de cigarette, se baisse pour l’éteindre et place le mégot dans sa poche de pantalon. Il connaît des passages lui permettant de s’écarter du chemin principal et d’explorer une partie rarement fréquentée de la forêt. Son petit parcours l’oblige à quelques contorsions entre les arbres arrachés, les hautes fougères, les ronces. Il arrive au bord d’une pente très abrupte qu’il choisit de ne pas descendre pour ne prendre aucun risque de glisser ou de ne pas pouvoir remonter sans se salir. Il reste en haut, aperçoit l’eau entre les feuillages. Il entend la pluie mais ne la sent pas. Il s’assoit sur un rocher, contemple longuement la nature qui l’entoure. Il inspire profondément, se dit qu’il aime cette odeur de feuilles mouillées, de terre et d’arbres. Des bruits lui font deviner la présence d’oiseaux. Il pose son sac à dos au sol, retire son haut de survêtement puis son t-shirt et les pose à côté de lui sur le rocher. Il se met debout, lève les bras comme pour s’étirer, exerce quelques mouvements de rotation avec la tête, redresse son torse et bloque de l’air en haut de ses poumons. Il sent son dos craquer, essaie d’étirer sa colonne vertébrale en courbant le bas du dos. Un frisson lui parcourt tout le corps. Il pousse un grand cri de soulagement et se met à rire. Il ramène ses bras presque croisés au niveau des épaules, entame des mouvements de torse de gauche à droite, se plie vers l’avant, tend ses bras pour atteindre ses pieds, se redresse, place les bras sur les hanches, continue ses mouvements de torse, replace ses mains au-dessus de la tête et s’étire encore. Il reprend une position normale et se rassoit sur le rocher. Il se saisit de ses affaires, enfile son t-shirt et son haut de survêtement qu’il ferme jusqu’en haut. Il place la capuche sur sa tête, attrape son sac qu’il place sur ses deux épaules, repart d’un pas rapide et assuré jusqu’au chemin principal. Il ralentit chaque fois qu’il sent que la vitesse de sa marche pourrait le faire glisser, mais la descente est déjà plus sportive. À l’entrée du port, il se met presque à courir, joyeux, fait sans raison un tour sur lui-même en expulsant un rire généreux accompagné de ses mains qui frappent au rythme de sa marche. En voyant une poubelle, il jette le mégot qu’il avait mis dans sa poche. Il enjambe la haie qui sépare la route de la terrasse du bar et commence son grand show d’homme toujours joyeux, toujours énergique, jamais fatigué, en saluant la compagnie bruyamment, serrant les mains de tous les clients, posant à tous de nombreuses questions sur leur soirée de la veille, demandant à ses collègues s’ils avaient vu cette magnifique pleine lune. Il embrasse les filles généreusement. Tous sont très heureux de le voir arriver. Il entre dans la réserve, jette son sac à dos dans un coin, retire sa capuche, ouvre sa veste, l’enlève et l’accroche à un portemanteau. Il place sur sa tête une casquette, se regarde dans un miroir pour l’ajuster, prend à bras le corps une caisse de bouteilles de coca et la porte près des frigos dont il est responsable. Ici, il est « Tchikie ». À partir du moment où il est derrière le comptoir, toutes les commandes de boissons et de glaces lui sont adressées, il recense les consommations sur des petites fiches client, vérifie les montants avec les serveurs. Il répond aux interpellations qui lui sont adressées. « Allô le bar », « Allô Tchikie », « un café noisette, une carafe d’eau avec quatre verres, trois allongés, deux Perrier », « Allô Tchikie », « un jus de pamplemousse, deux menthe à l’eau dont une sans glace, un double expresso ». Il n’a alors plus une minute de répit, car si les commandes ralentissent, il rince les verres, les tasses, les carafes, avant de les envoyer avec des gestes toujours rapides dans les trois lave-vaisselles express dont il dispose sous le comptoir. Dès que ses cargaisons baissent, il se rue vers la réserve et en revient les bras chargés de caisses. Malgré la pluie, de nombreux clients se sont amassés dans la salle et « Tchikie » voit ainsi défiler sa journée, devinant les horaires et l’évolution du temps à la modification des commandes. Premiers apéritifs, premières glaces. Les odeurs de fritures commencent à envahir l’espace. Le temps s’est dégagé. La terrasse s’est certainement remplie. Il agit comme un automate arborant toujours un large sourire, répondant gaiement aux sollicitations de tous ceux qui préfèrent rester au comptoir, commentant les exploits sportifs qui défilent sur un grand écran de télé, fouillant dans la playlist du patron ce qui pourrait rendre l’ambiance encore plus détendue, estimant seul la qualité des musiques. « Allô le bar », « Allô Tchikie », il virevolte, sélectionne les verres au fur et à mesure où il entend défiler les commandes. Son patron l’interpelle, lui dit que c’est l’heure de sa pause-déjeuner, qu’il peut passer sa commande au chef cuistot et s’installer dans la salle où il trouvera de la place, mais il ment et dit qu’il s’est apporté quelque chose à manger, qu’il l’a laissé dans sa voiture et qu’il préfère aller manger à l’extérieur. « Comme tu préfères. Reviens dans une demi-heure ». Entendant cela, il pense qu’il est trop tard pour négocier une longue pause. Il laisse tout en plan, attrape sa veste et l’enfile en traversant la pièce. Le soleil a en effet envahi le ciel. La lumière l’éblouit et lui fait penser qu’il a oublié son sac à dos. Il court presque le chercher dans la réserve, en sort ses lunettes de soleil, son paquet de cigarette, ses clés de voiture. Dès qu’il n’est plus en vue de la terrasse, il ralentit, range ses clés de voiture dans son sac, s’allume une cigarette, salue aimablement des clients qui le reconnaissent. Il reprend sa marche vers la forêt. Le sol est déjà sec. Il rejoint rapidement le rocher qu’il avait atteint le matin-même et s’assoit, finissant tranquillement sa cigarette qu’il écrase. Il sort un mouchoir en papier de son sac, enrobe le mégot et remet le tout dans sa poche, puis sort son téléphone portable. Il constate l’heure qu’il est. Aucun message. Il pense à sa mère et imagine qu’elle est debout depuis longtemps maintenant. Il se dit qu’il devrait peut-être l’appeler pour se justifier de ne pas l’avoir réveillée comme il l’avait promis, mais il se reprend, en souriant lui-même que de toute façon, vu l’état dans lequel elle était la veille, elle ne s’en souviendrait pas. C’était l’un des traits significatifs de cette maladie, qu’il appelait désormais « alcoolisme », que d’effacer presque intégralement la mémoire immédiate durant les rares mais puissantes périodes de profond sommeil tel que celui dans lequel sa mère avait manifestement sombré après sa crise de vomissements. Il fallait faire avec l’absence de suivi d’un trop proche passé. Seules les vagues d’un temps beaucoup trop ancien remontaient à la surface de la conscience nourrissant, comme il l’avait supposé en analysant la nature de ses propos durant ces grandes crises, un terreau d’angoisses et d’incompréhensions, car toutes les images, les faits et leur chronologie, semblaient se confondre et prendre une allure suffisamment saisissante d’effroi pour qu’il n’y ait plus que l’ivresse et les images hypnotisantes d’un écran silencieux pour en neutraliser l’afflux apparemment incessant. Il se sentait impuissant lorsqu’il pensait au mal qui rongeait sa mère, mais il se rassurait en croyant qu’un déclic allait forcément la faire réagir, que ce n’était qu’une période qu’elle traversait le temps de stabiliser les bouleversants événements qui avaient ponctué leur vie. S’il ne devait être présent que pour la soutenir, il le serait jusqu’à ce qu’il trouve le bon moment pour aller s’occuper de ce problème avec des services compétents. Des questions difficiles à formuler, auxquelles il se sentait incapable de répondre, s’imposaient dans ses pensées. Il n’y faisait face que dans l’urgence de la situation, au moment où elles se présentaient, selon l’état dans lequel il trouvait sa mère en rentrant, selon ce qu’ils partageaient lorsqu’il passait une journée de repos avec elle, selon, finalement, le quotidien de la maladie, se sentant en partie responsable de devoir s’occuper de ce qui pouvait immédiatement mettre sa mère en danger, mais ne pensant pas qu’il pourrait être celui qui empêcherait l’addiction de s’installer au point de la dégrader si vite, de la vieillir si vite, de la rendre si vite presque constamment inaccessible à toute forme de discussion pouvant toucher de près ou de loin les conséquences, et encore moins les causes, de son alcoolisme.

Il voit les bateaux défiler à travers les arbres, se dit qu’il serait bien, là, pour faire la sieste à laquelle il avait pensé. Il pose ses mains, bras tendus, sur le rocher, renverse la tête en arrière. Les cimes doucement mouvantes. Le ciel. La splendeur de toutes ces dimensions vertigineuses. Il ferme les yeux, ne fait plus que sentir ce qui l’entoure. Il se balance légèrement. Une musique d’accordéon lui revient en mémoire. Une valse certainement entendue au bar dans la matinée. Il chantonne sans chercher à reproduire les thèmes, souriant pour lui-même, se laissant aller jusqu’à prendre le risque de s’endormir, forçant presque le rêve, s’imaginant dansant au milieu d’un grand champ, tournant, tournant, les bras tendus, riant d’être juste là, comme ça, avec cette personne-là, finissant par l’enlacer, l’embrasser, tomber et ne plus faire que rire. Il ouvre les yeux brutalement, ressent comme un vertige, se maintient au rocher, redresse la tête, essaie de se calmer. Il repart vers le port, presque en courant. Avant d’arriver au bar, il s’arrête, jette son mégot dans la poubelle. Il regarde l’heure sur son téléphone portable. Il a encore quelques minutes. Il appelle chez lui pour avoir quelques nouvelles de sa mère. Elle ne décroche pas sur le fixe. Il essaie sur son téléphone portable et tombe sur sa messagerie. C’est plutôt son genre de ne pas répondre au téléphone. Il se dit qu’il essaiera dans l’après-midi. Il arrive en bordure de la terrasse du bar. Il est à nouveau « Tchikie », s’arme de son plus beau sourire, fait son entrée triomphante, dépose son sac dans lequel il range ses lunettes de soleil, accroche sa veste dans la réserve et retourne derrière le comptoir. « Allô Tchikie », « Trois boules fraise dans un verre, une carafe d’eau avec deux verres, deux Leffe, un déca allongé, une limonade, une Stéphanie ». L’après-midi ressemble à toutes les après-midis d’un jour d’été bien ensoleillé. Les rares moments où il se retrouve seul dans la réserve, avalant le contenu d’un grand verre d’eau qu’il s’est préparé en hâte, il se regarde dans le miroir, pense que son mal de tête n’a toujours pas cessé, trouve que les traits de son visage sont tirés par la fatigue. Il porte ses mains sur ses joues, se frotte comme s’il se savonnait, s’approche du miroir, inspecte le fond de ses yeux, se recule, ajuste sa casquette, mime le grand sourire qu’il s’est promis de ne jamais quitter. Il voit de loin l’effervescence de la salle, se dit que malgré cela, il a bien mérité une petite pause, sort une cigarette de son sac ainsi que son téléphone portable, prévient le patron qu’il prend quelques minutes, traverse la terrasse bondée et ensoleillée, s’éloigne un peu au bord de l’eau, s’assoit sur le quai, les jambes croisées, allume sa cigarette. Il essaie une nouvelle fois d’appeler sa mère, d’abord sur le fixe, puis sur son téléphone portable. Elle ne répond ni sur l’un, ni sur l’autre. Il soupire longuement. « Qu’est-ce qu’elle fout, encore ? », pense-t-il. Il se dit qu’à l’heure qu’il est, elle est très certainement en train de tuer de longues heures d’ennui devant la télévision, qu’elle a sans doute laissé son téléphone portable dans sa chambre. Il rappelle plusieurs fois sur le fixe, s’arrête en plongeant son regard dans le mouvement lent des bateaux qui passent au loin. Il murmure, plus inquiet qu’énervé cette fois-ci. « Qu’est-ce qu’elle fout, putain ? ». Il se relève, marche lentement le long du quai, regarde la terrasse du bar, écrase sa cigarette au sol, tripote nerveusement son téléphone portable, réfléchit aux options qui s’offrent à lui de savoir ce que peut faire sa mère. Appeler les voisins. Y aller. Rien ne lui semble raisonnable. Il se force à ne pas s’inquiéter pensant aux nombreuses fois où il s’était retrouvé dans la même situation, rentrant à pleine vitesse chargé d’angoisse pour finalement la découvrir dans un état d’ébriété qu’il avait mis de longs mois à accepter comme le quotidien presque passif d’une forme de dépression. Il charge ses poumons d’une profonde inspiration et s’interpelle en pensées. « Ne t’inquiète pas. Tu es fatigué. Ça ne va rien changer d’y aller maintenant ». Il sent comme un voile frais se déposer sur son front. Un vent léger le fait frissonner. Et en expulsant l’air qu’il a longuement gardé, il dit tout haut. « Tout va bien », « Tout va bien », « Tout va bien », frappe rapidement dans ses mains, agite ses jambes comme pour se préparer à une course folle, place son téléphone portable dans sa poche de pantalon et retourne à son poste plein de sa joie feinte fraîchement recomposée.

Il sait que son patron n’aime pas que les employés gardent avec eux ces machines qu’ils finissent toujours par consulter frénétiquement jusqu’à parfois répondre à un appel devant les clients pour n’avoir qu’à dire qu’ils ne peuvent pas parler, mais il préfère le garder dans sa poche. Aussi prévient-il son patron que sa mère a eu un malaise la veille et il lui demande l’autorisation de lui répondre au cas où elle appellerait. Le patron accepte. Il ne connaît pas exactement la situation mais sait, pour avoir saisi quelques confidences énigmatiques, que « Tchikie » passe beaucoup de temps à s’occuper de sa mère. Un furtif échange discret et amical s’installe. Le patron réclame, sans insister, quelques nouvelles, et « Tchikie » le rassure en mentant qu’il n’y a rien de grave, à son avis, mais qu’il avait demandé à sa mère de le tenir informé si elle arrivait à voir un médecin dans la journée. Il est seul à savoir qu’elle ne l’a jamais fait, et qu’elle ne le fera pas plus aujourd’hui. Son mensonge le plonge dans un profond remords. Il pense à toutes ces fois où c’est peut-être ce qu’il aurait dû faire, appeler un médecin, même au milieu de la nuit, afin qu’on administre à sa mère des produits pour la calmer plus efficaces que les tisanes qu’il lui préparait. Ses pensées sont fragmentées par les commandes qu’il continue de recevoir, neutralisées par son devoir. Il n’a plus aucun goût à être là où il est, sent bien que chaque heure passe de plus en plus longuement, que l’effort de paraître joyeux est plus difficile à fournir. Malgré cela, il sourit largement, mais les réponses qu’il adresse aux incessantes sollicitations sont plus courtes, intelligemment conclusives. Il cherche à s’occuper pour n’avoir aucun moment d’interaction avec les clients. Le brouhaha du bar, la musique, les cris de joie des joueurs de flipper, l’empoisonnent. Il a posé un verre sur le bord du comptoir. Dès qu’il le peut, il le remplit d’eau et en vide le contenu par de larges gorgées. Quand il tire une bière, quand il prépare un café, qu’il plonge les ustensiles dans la glace, il sent de la tension dans ses bras, de la violence dans ses gestes. Le tiroir-caisse, les portes de frigo et de lave-vaisselle, tout est ouvert et fermé avec nervosité. L’eau qu’il avale à longueur de temps ne dissout pas la boule d’émotion qui s’est formée dans sa gorge.

Mona vient d’arriver au comptoir. Il connaît à peu près ses horaires. Grâce à elle, il sait combien de temps il lui reste encore à faire. Il sait surtout que le service va se calmer, que les cuisines vont fermer, qu’il n’y aura bientôt plus de glaces à faire, que des boissons à servir. Il profite de son arrivée pour aller fumer une cigarette avec elle sur la terrasse. Mona est une fidèle cliente. Elle vient presque chaque soir après son service, embrasse tous les serveurs, le patron, comme si elle était chez elle, pose un premier billet sur le comptoir, et comme toujours, une Ruby, avant d’aller fumer une cigarette. Le bar est comme une deuxième maison pour elle. Elle y maintient des relations qui lui font assimiler toutes ces connaissances à une famille propre. C’est une fidèle en amitié. Elle est pleine d’espérance en l’humanité. Elle fait du bien quand on la rencontre, parce qu’elle écoute et respecte beaucoup l’identité de toutes les personnes qu’elle côtoie. Elle s’entend bien avec « Tchikie », essentiellement parce qu’elle fait souvent la fermeture du bar, finissant par l’aider à ranger les dernières caisses, à rassembler les derniers verres, les dernières bouteilles, à vider les cendriers, à sortir les poubelles. Elle est aussi souvent là lorsque le bar n’est plus réservé qu’aux employés débauchés à qui il est autorisé de prendre un verre avant de partir. Mona est plutôt du genre à se confier rapidement à tous ceux qu’elle trouve sympathiques, mais la part la plus intime, elle la réserve à « Tchikie ». En retour, il lui fait également part de quelques préoccupations qu’il garde la plupart du temps pour lui. En dehors du bar, Mona et « Tchikie » ne se voient jamais. Leur relation ressemble tout de même à de l’amitié. Comme on pourrait vivre, en couple, dans une chambre séparée, ils vivent, en amitié, dans leur propre univers. Ils se sont échangés leurs numéros de téléphone portable, se promettent souvent de s’appeler, mais ne l’ont jamais fait jusqu’à présent.

Sur la terrasse, « Tchikie » écoute Mona lui raconter en désordre une grande partie de sa journée. Elle est bavarde et développe parfois des sujets assez peu pertinents, mais sa nature généreuse n’oublie jamais de donner la parole à celui qui l’accompagne. « Tchikie » lui dit qu’il est terriblement fatigué et qu’il commence à trouver le temps long. Il parle à mi-mot de sa nuit de quasi-insomnie dont il attribue la cause, aussi pour brouiller les pistes, à la pleine lune. Mona rit de l’imaginer en loup garou, visage déformé, torse nu, hurlant dans la forêt. « Tchikie » rit à son tour de cette coïncidence en se remémorant quelques images de son cauchemar, et en se revoyant sur son rocher le matin-même. Ils écrasent leur cigarette et retournent au bar. La soirée devient plus légère. Les parties de billard s’enchaînent. Les touristes se raréfient. C’est le temps des amis du coin qui se retrouvent pour s’amuser. Mona boit Ruby sur Ruby. L’ivresse la rend très heureuse. Elle danse au milieu de la salle, entraîne les autres dans sa joie, offre des verres, des parties de billard, des cigarettes. Elle reproduit son schéma familial utopique, basé sur la générosité. Elle donne sans compter. Elle réclame encore une chanson, encore une danse, encore un verre, quand le patron commence à faire comprendre à l’assemblée, unie dans l’ivresse, qu’il est bientôt temps de fermer. Pendant que les derniers clients profitent de chaque minute offerte, pensant à celles qu’on pourrait leur voler, les serveurs rassemblent les chaises et les tables de la terrasse. À l’intérieur, on sort les balais, on pose les chaises libérées sur les tables, on rapporte les verres au comptoir, on refuse de servir quoi que ce soit, quelle que soit la quantité, on prépare les fiches, on encaisse. Seuls restent à traîner les amis proches qui savent, en feignant toujours d’en être surpris, qu’il y a le dernier verre du patron offert avant tout aux employés. « Tchikie » n’en profite pas encore, occupé derrière le comptoir à rendre l’espace impeccable pour commencer la journée du lendemain. C’est seulement quand il est sûr d’avoir fini qu’il se tire une première bière qu’il avale en quelques gorgées, seul derrière son comptoir, observant l’heureuse compagnie, écoutant où en sont les conversations. Mona l’interpelle. Il se sert une seconde bière et les rejoint, s’installant sur la terrasse, acceptant la cigarette que lui tend Mona, Mona la généreuse, riant de le voir enfin se joindre aux autres. Il parle peu, boit rapidement sa seconde bière, sent que l’ivresse le gagne. Mona sautille devant lui, lui tend les bras comme pour l’inviter à danser. Il fait mine de refuser d’abord, puis il accepte. Il y a encore de la musique à l’intérieur du bar. Ils dansent ensemble sous les encouragements des autres qui rient de les voir tituber. « Tchikie » lâche les mains de Mona et se lance dans un solo chorégraphique rythmé et sensuel, soulevant son t-shirt en se passant les mains sur le ventre. Les serveurs s’amusent en détournant leur manière de s’adresser à lui tout au long de la journée. « Allô Tchikie », « un striptease ». « Tchi-kie », « Tchi-kie », « un striptease ». Ça tape des mains. « Tchikie » s’enflamme, il prend sa casquette, la fait tourner au-dessus de sa tête avant de la lancer à Mona qui l’attrape en plein vol. Il fait vite de même avec son t-shirt qu’il retire rapidement, fait tourner au-dessus de lui. Il le tend entre ses mains, le place derrière lui, en bas du dos, danse ainsi en tortillant le bassin avec une franche provocation. Pris d’un fou rire, il s’assoit brutalement, et sous les applaudissements hystériques, les sifflements, les regards d’un patron amusé de voir ses employés se détendre et rester malgré leur longue journée de travail, il saisit le verre de Mona, le vide entièrement, se relève en se frappant le torse bombé et s’adresse à lui-même. « Allô Tchikie », « Deux Ruby pour Mona et Tchikie ». Mona crie « oui » en tapant des mains. Le patron les prévient que ce sera le dernier. « Tchikie » se dirige déjà vers le comptoir. Il enfile son t-shirt, tire les deux bières. Mona l’a suivi et lui tend sa casquette qu’il replace sur sa tête. Fiers de leur petite échappée, ils rient ensemble et restent au comptoir pour boire lentement ce dernier verre autorisé. Le patron entre éteindre la musique et la lumière de la terrasse. Il félicite « Tchikie » pour son show en lui tapant sur l’épaule. Il l’invite à vite finir sa bière car la météo prévoit une journée équivalente à celle qu’ils ont eu aujourd’hui et donc, pour eux, une journée épuisante qui commencera tôt. « Tchikie » arbore généreusement son plus beau sourire. Il a les yeux brillants d’alcool et de fatigue. Il finit sa bière en même temps que Mona, prend les deux verres, les rince et les place dans le lave-vaisselle. Il passe encore deux trois coups de chiffon sur le comptoir, entre dans la réserve, enfile sa veste, enlève sa casquette qu’il accroche au portemanteau, se regarde dans le miroir, s’ébouriffe les cheveux, place sa capuche, attrape son sac qu’il jette d’un geste brusque sur ses épaules. Il sort en emportant Mona qui, entretemps, s’est préparée aussi. Ils saluent amicalement tous ceux qui sont restés. « À demain ». Mona et « Tchikie » se retrouvent sur le quai, longent le port. Le ciel est dégagé, la lune brille encore aussi fortement que la veille. Mona s’arrête devant le chemin qu’elle doit prendre pour rentrer chez elle. Ils s’embrassent et se souhaitent une bonne nuit. Mona part en courant. « Tchikie » marche paisiblement jusqu’à sa voiture, déverrouille la portière, l’ouvre, pose son sac sur le siège passager, ferme la porte et place ses mains sur le volant. Il se rend bien compte qu’il a trop bu pour conduire, regrette de s’être laissé emporter par la fatigue et l’ambiance, se souvient tout de même qu’il s’est bien amusé, sourit encore en se revoyant danser sur la terrasse. Il sort son téléphone portable de sa poche. Il consulte l’heure. Il pense que sa mère ne l’a pas rappelé. Il n’envisage plus de l’appeler. Elle pourrait être déjà couchée et, si ce n’est pas le cas, il l’a verra dans peu de temps. « Dans quel état », pense-t-il. Ces mots dans sa tête lui rappellent son état à lui. Il pousse son siège vers l’arrière, se dit qu’il pourrait fumer une cigarette comme ça avant de repartir. Il s’allonge, ferme les yeux. Sa tête est prise d’un violent vertige. Ses pensées lui échappent. Il s’endort instantanément. Au moment où il se réveille, en sursaut, il a l’impression qu’il ne s’est écoulé que quelques secondes. Il consulte l’heure sur son téléphone portable et n’en croit pas ses yeux. Il vient de dormir deux heures. Il redresse son siège brutalement. « Oh putain, Tchikie, tu déconnes, là ! ». Il s’insulte, frappe sur le volant, crie « tu vois ce que ça fait de boire comme un trou », « t’es bien le fils de ta mère ». Il sort de la voiture, court jusqu’à la haie, déboutonne son pantalon, urine, reboutonne son pantalon, revient à sa voiture en courant, s’assoit, ferme la porte, consulte à nouveau l’heure sur son téléphone portable, cherche sa clé de voiture les mains tremblantes. Il est furieux contre lui-même, met le contact, sort du parking rapidement. La route semble longue. Il roule vite, s’allume une cigarette, finit par se calmer. Il se dit que si sa mère est encore devant la télé il ne faudra pas qu’elle remarque qu’il a bu. Tout en conduisant, il fouille dans son sac à dos, trouve des chewing-gums, son déo dont il s’asperge les mains pour s’en appliquer sur le visage. Il écrase sa cigarette dans le cendrier, ouvre grand la fenêtre. Il arrive dans sa rue, entre dans le jardin, se gare, ferme la fenêtre, coupe le moteur, prend son sac à dos, ouvre la portière, sort de la voiture, referme la portière, verrouille. Aucune lumière dans la maison. Pas de télé dans le salon. Il se rassure en pensant qu’il va donc vite aller se coucher. La porte d’entrée est verrouillée. Il sort sa clé, déverrouille sans faire de bruit, entre et referme à clé derrière lui. Il monte directement dans sa chambre sans rien allumer, pose son sac sur le sol, retire sa veste, ses nu-pieds, son t-shirt et son pantalon. Il redescend dans la salle de bain, ferme la porte avant d’allumer, retire son caleçon, enjambe la baignoire, se mouille rapidement, se savonne, se rince, attrape une serviette, s’essuie énergiquement, place la serviette autour de sa taille, se lave les dents, s’inspecte dans le miroir. Il éteint la lumière, ouvre la porte de la salle de bain, sort, hésite quelques secondes en écoutant le silence de la maison. Il a tout de même envie de savoir si sa mère va bien et si, comme il le suppose, elle dort. Il se dirige vers sa chambre. La porte est comme il l’avait laissée le matin-même, entrebâillée. Il ouvre. Il est doublement saisi, tétanisé, par l’odeur et par l’image. L’odeur pénétrant dans son corps tout entier. L’image de sa mère dans la même position. Il ne se formule rien, met même plusieurs secondes à s’acclimater aux formes que la nuit dessine. La conscience le frappe et neutralise ses pensées. Son torse encore humide se met à frissonner. Une lourde salive envahit sa bouche. Sa gorge brûle. Il s’accroche à la poignée de la porte. Sa respiration s’emballe. Il suffoque. Ses jambes tremblent. Il court jusqu’à la salle de bain, ouvre violemment la porte, allume la lumière, jette sa tête dans la cuvette des toilettes et se met à vomir bruyamment. Il tente de reprendre de l’air en toussant. Son corps tout entier n’est plus que tremblements. La bile qu’il vomit est amère, son estomac n’arrête plus de se contracter dans le vide. L’odeur envahit toutes les pièces. L’image lui revient. Il crie « Maman ». Il crie « Maman » tant de fois, toutes les fois où son souffle l’autorise à expulser le mot, hurlant, plaintif, angoissé, sans mesure, sans savoir, sans comprendre, jusqu’à ce qu’il s’assoie contre la baignoire, à côté de la cuvette des toilettes, repliant ses jambes contre son torse. « Maman ». La suffocation devient insupportable. Il se lève, claque la porte de la salle de bain, tire la chasse d’eau une première fois, une seconde fois, une troisième fois. Il fait couler de l’eau dans le lavabo, plonge ses mains pour s’en passer sur le visage, la nuque, boire quelques gorgées au passage. Il détache sa serviette, s’essuie, reste longuement la tête plongée dans la serviette, se retourne, regarde autour de lui. Un étau sert sa tête. Il tousse, il pleure, il tremble. Il attrape son caleçon, l’enfile. Il ouvre la porte et la referme aussi sec. Il tente de remettre du sens dans ses pensées. Il tourne en rond dans la salle de bain, éteint et allume la lumière frénétiquement. Ses mains tremblent de plus en plus. Il frappe contre le lavabo à plusieurs reprises. Il se redresse, hurle une dernière fois « Maman » pour que la terre entière l’entende, attend comme une réponse, comme un espoir, se voit dans le miroir à demi-nu, attrape un peignoir, l’enfile, croise ses bras autour de sa poitrine. Il a subitement froid. La nausée le gagne à nouveau. L’odeur. L’image. Il se précipite hors de la salle de bain, hors de la maison. Il est dans le jardin, court jusque chez les voisins les plus proches, sonne, tambourine. Il n’a plus qu’une phrase à la bouche. « Je suis désolé », « Je suis désolé ». Il ne fait plus que pleurer. Les voisins ouvrent, terrorisés. « Je suis désolé ». « Que se passe-t-il, Théo ? ». « Je suis désolé ». « Théo, calme-toi, que se passe-t-il ». « C’est Maman ». « Il est arrivé quelque chose à Maman ». « Oh, mon dieu, Théo ». Le mari s’habille en hâte. « Appelle le SAMU ». Il soutient Théo. Ils traversent la rue.

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