[DIRECT LIVE] – 020

Le premier point à travailler, — et tant pis si cela prend toute la nuit —, c’est la capacité qu’ont ces sujets de s’incruster dans le quotidien. On y pense après si longuement, que l’action doit avoir une certaine forme d’efficacité. Je ne veux pas croire (ou plus croire) que je suis un candidat idéal, faible par nature. D’abord parce que j’ai conscience qu’il suffirait de ne plus en parler pour que ça n’existe plus. Ensuite, parce que j’ai tout de même eu quelques expériences de harcèlement psychologique et que je sais à quel point la figure de ces bourreaux et de leur(s) manière(s) ne peuvent en aucun cas disparaître complètement. C’est dans l’émotionnel. Par vagues, tout revient. C’est parfois éphémère, mais ça revient. Aussi, ce serait mentir sur la réalité de ce que je traverse que de taire ces obsessions, mentir et donc participer au déploiement de la perversité. C’est le premier atout qu’elle met sur la table : le silence. Taire, faire taire, faire dire le contraire, faire croire, faire semblant, d’oublier, de se tromper, tout en manipulant, derrière, la grimace, et BANCO ! Je possède, je dirige, je contrôle. Il suffirait de fermer les yeux quelques secondes pour visualiser tout ce domaine de conséquences, avec cette polyphonie incontrôlable, ces sortes d’images se figeant dans l’espace, traversées par des vignettes, comme une trace lumineuse qui viendrait apparaître et disparaître une seule seconde, tout en mouvement, entrelacée, et encore, évoquer les secondes serait donner une mesure du temps, ce n’est pas ce temps-là, c’est bien plus vaste. On pourra dire au réveil : « Ça a duré presque douze heures », une fièvre, un délire, mais ce n’est pas possible, c’était bien plus long, il s’est passé tant de choses, il y a eu des vies entières qui sont passées. Tout cela n’a plus beaucoup d’importance. Le temps que cela prendra n’a plus beaucoup d’importance, car ce qui compte désormais, c’est de travailler sur ce qui focalise et revient non en boucle, mais de manière tellement récurrente que je me demande si un jour tout cela s’achèvera. C’est peut-être ce temps littéraire qui s’est mis en mouvement, de ce fait, de cette constatation, de cette humiliation. Les visages qui reviennent sont inscrits dans mon corps. Ils n’ont plus part aux rêves, ou du moins, je n’en sais plus rien. Ce sont des vagues, plus que des flashs. Des prénoms qui ne cessent de sonner. Ils insistent. Ils persistent. Ces personnages ont peut-être quelque chose en commun. On pourrait dire, globalement : « Ils sont deux ». Une femme et un homme, ou plutôt, une fille et un garçon. Côté comportements, il n’y a presque rien de commun. Je m’adresse aux deux encore malgré tout ce qui s’est passé. Je l’entends d’ici : « Il faudrait passer à autre chose, voir du pays, de nouveaux amis ». Tourner la page. Voir quelqu’un qui pourrait aider à y voir plus clair. Puisqu’ils sont là. Je n’ai qu’à faire avec. Je ne les nomme pas pour ne pas leur offrir la consécration, être tout à coup le sujet identifié d’un auteur en errance. Ce serait presque leur rendre hommage, et je m’y refuse, au même titre que toutes celles et tous ceux soit qui m’ont influencé soit qui m’ont formé. Je préfère l’évocation, car je sais que leur empreinte n’est que le masque d’émotions qui ne peuvent encore se gouverner, et c’est bien elles à travers eux que je veux interroger, en puissance, dans le silence de l’écriture, sans lendemain, que je sais vouer à ne rien devenir, ni reformulée, ni portée à quelconque connaissance, comme d’autres le feraient, racontant leur journée, leurs rencontres, quand le rendez-vous avec le quotidien se force avec quelques phrases, comme si nous avions besoin de cela, nous autres, de perdre ce temps précieux rongés par la curiosité envers une pseudo communauté, toujours à continuer la bavure sociale de la reconnaissance, du m’as-tu-vu, d’un nombre abjecte qui se précipite, alors j’imagine tout ce qui n’a pas été dit, tout ce que tout cela pouvait contenir, lorsqu’il suffisait d’expliquer. C’est simple, nous avons un lieu que notre aspiration a fondé pour créer, et nous avons besoin de chacun pour que cela ait du sens, mais la plupart reste aux portes, aux frontières, en surface, au-dessus, pas trop loin. « On vous prendra en compte ». Le mensonge se répète, et pour éloigner, on utilise une vieille méthode. Un mot que l’on comprend suivi d’une phrase énigmatique se développant sans égard. Nul ne serait censé ignorer ce dont il s’agit. Regards de « Ah oui ? ». Départs discrets. En profondeur. Vers le roman suivant. Puisque que c’est de lui dont il ne peut être que question. Puisqu’il n’y a que cette histoire qui se raconte, ici, dans l’antre du présent, que j’ai désiré comme un repos, ne laissant plus rien agir, le balancement revenu. Ils étaient deux. En construction. Un roman à deux voix. Pour une oreille ou pour l’autre. Dans les deux sens. De ce qui s’écoute au cœur de l’être. À force de toujours vouloir guider. Pour éviter l’impasse. Je ne suis donc pas au bon endroit et quelque chose s’évite. Je l’entends lorsque je me le dis, lorsque je me parle. Ce n’est pas vraiment tourner la page ou passer à autre chose. C’est plutôt comme en finir là. De ce lieu où je me suis engouffré par nécessité, pour tout élever au-dessus de ce qui m’avait conçu. J’y avais été désigné comme on envoie le fils d’une fratrie dans un autre pays pour y saisir des moyens, de l’argent. Ou je m’étais proposé. Ou j’avais cru que ce pouvait être cela, un rôle à tenir, une place à prendre. Je ne m’en souviens pas. Il doit y avoir un peu de tout cela. J’étais si jeune, et pourtant une mémoire ancienne me revenait. Une vie d’avant agissait. Ce sera mon moyen d’y arriver. Je me le suis toujours dit. Je ne me souviens pas d’autre désir que celui-ci. Une seule option. Pour en être là, après tout ce qui a été traversé. Je n’ai plus que les nuits pour y penser, sans jamais rien conclure qui pourrait me mettre en danger, socialement. Il faudrait un ravage. Un effondrement. Mesuré. Calculé. Quelque chose qui vienne s’interposer dans le langage d’une telle manière que cela révélerait l’enjeu auquel je suis venu me confronter. Les liens se feront en temps et en heure. Pour le moment, les temps sont séparés. Ils œuvrent chacun de leur côté. Tout oublier, violemment. Dès que je me retrouve face au seul travail qui compte, alors que je vois ce qu’il faudra bientôt remplacer, parce que cela disparaît, à cause d’une masse qui s’est peu à peu éreintée à ne vouloir que dire une forme du réel au sein duquel il n’y a rien à attendre. C’est l’inespéré. C’est l’inattendu. De ce qui s’écoute au bord d’un canapé, la cigarette aux lèvres. Entre chaque point un univers tout entier pour se laisser gagner par l’absolue suspension de tous les décors faussés de notre imaginaire lorsque les mots n’ont plus qu’un seul réseau où se trouver pour former ces cascades infinies qui de la source à l’estuaire pulsent, tracent, les contours d’un monde unique pour seulement quelques-uns. La frontière est franchie. Je suis de l’autre côté. Si je regarde dans cette ancienne direction, c’est plus pour vivre l’intensité d’un autre point de vue que de contempler avec regret le paysage que je viens de quitter. Comme une dernière fois, soupirer. C’était là que tout m’identifiait, me signifiait. Je me retourne et je marche lentement sur cette nouvelle rive où j’entends mieux le chant des oiseaux, où je respire mieux le parfum de la terre humide, des feuilles, des troncs d’arbres. Bientôt une ville ou un village. J’y serai l’étranger. Ici, un autre langage domine. Il est plus qu’utile de la comprendre et d’en maîtriser l’écrit, sinon il est impossible de s’y voir mêler, d’y être pris en compte. On n’y existe pas, réellement. Seulement sous la forme d’une idée qu’on se ferait de ce qu’on n’a jamais rencontré autrement que dans l’effroi d’un ailleurs hostile. Dans le tableau qu’on avait toujours admiré, l’œil se met à observer un détail, une ombre qu’on n’avait jamais vue. C’est évident. Ce n’était pas là avant. On s’approche. Et pourtant, c’est bien incrusté. Ça devait l’être mais je ne l’avais pas remarqué. Ou c’est l’œuvre d’un faussaire. « Non, non ! L’analyse que j’avais faite ne tenait pas compte de cette tache. Je parlais d’une autre globalité, lorsque je disais tant de beauté. Si j’avais vu cela, je n’aurais parlé que de cela ». La voix se lève contre l’usurpation. C’est une irruption dans le réel. Une contrefaçon. « Il n’y a rien de légitime là-dedans ». Et tout tombe. Le temps de se remettre. Il faut vider le sac d’ordures. J’ai été bombardé toute la journée. Jusqu’au mépris que je supporte encore. « Mets-toi là, fais ci, fais ça ». Je passe la porte. Je tente l’oubli immédiat. C’est si difficile que je tourne en rond pendant plusieurs heures avant de revenir à mes propres préoccupations. J’enclenche le compte à rebours. Il a voulu détruire l’happy end, saccager le désir même de s’être mis en scène à l’intérieur de sa propre fiction. Il faudra tout emporter, revenir sur chaque pas. Tout cela ne fait que prendre de la distance. Sous la forme d’un rapport d’enquête. Voilà ce qui se passe : nous sommes harcelés. Nous nous harcelons. Nous nous constituons en petits groupes pour nous harceler. Les rôles sont distribués à l’entrée, puis plus rien ne change. À chaque étape de la vie. Impossible de transformer ces visages, d’adapter ces tenues, à travers lesquelles se lisent comme dans un livre ouvert nos piètres conditions. Alors, le supérieur le perçoit. Il le voit et l’entend. Il a un ton assuré mais ce n’est pas le bon. Il est le seul à ne pas le savoir. Comme un chien dans un jeu de quilles. Limite si ce n’est pas l’odeur qui témoigne des cafés avalés au comptoir, des cafés angoissés plongeant le regard dans les écrans animés, quand il faudrait tout inverser, puisque eux aussi ne font que relater ce qu’on leur a dit. Ils ont juste un droit de parole convenu d’avance. Rendons tout anonyme et nous ne ferons pas la différence entre ces personnalités qui s’expriment, au nom des horreurs du langage, des « membres d’un peuple », affiliés de fait aux puissances belliqueuses, la marque de l’autorité qu’on n’aurait pas le décence d’interroger, pour nous mentir en permanence, ne faire que masquer les réelles conséquences de l’action, des morts, des morts, des morts, partout des morts, à cause de nous, silencieux. L’humanité qui se tait, consternée. Nous en sommes encore à rejeter nos propres pans, à nous trancher les bras, à nous empêcher de vivre entièrement, et ce silence, lorsqu’il est possible de le faire en nous après avoir tout nettoyer, je ne vois qu’une option à toujours continuer : transformer ces violences en rages textuelles, écrire sur les murs, crier dans un micro sur une basse continue, désarticulée, sur laquelle s’entend l’air ancien n’admettant aucune référence. J’aimerais une détermination simple : qu’on nous explique, qu’on nous traduise, et non qu’on nous transmette sporadiquement les fruits d’une enquête qui aura mis cinq années pour être rendue publique à force d’être constamment reportée, invalidée, délégitimée. « Ah ! Scandaleux ! Voilà donc ce qui se préparait » ou « Ah ! Scandaleux ! Ce meurtre était commandité » et « Ah ! Scandaleux ! Tout ça avec notre argent ! ».

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