[MATP] – Ce qui le conduirait toujours à devoir affronter les inéluctables obstacles de ses improbables projets

Il était rentré de l’école et, comme à son habitude, il avait sagement pris son goûter avant de se mettre consciencieusement à son bureau pour préparer les devoirs du lendemain. Vers 18h30, sa mère rentrait à son tour d’une journée bien remplie et c’était souvent le moment du verdict. Si en passant le pas de la porte elle lançait un hystérique « Maaaaaarc, es-tu rentré ? Descends vite que je te raconte quelque chose d’incroyable ! », c’est qu’elle était joyeuse. Il savait que se préparait une soirée fort agréable et lâchait tout ce qu’il avait à faire pour venir l’accueillir en bas de l’escalier. Elle allait lui raconter toute sa journée sans oublier aucun détail. Tous les collègues allaient y passer un à un et, après un long fou rire auquel Marc se joindrait sans se forcer, elle allait prendre enfin des nouvelles de la journée de son fils. Ç’allait être reparti pour de longs fous rires, car Marc, sachant sa mère disposée à entendre qu’il suivait son chemin, allait dresser à son tour un portrait acerbe de son maître, puis de tous ses camarades de classe. Par contre, s’il n’entendait rien d’autre que la porte se fermer, — et c’était là tout ce qu’il redoutait —, il attendait un peu le temps de rassembler quelques souvenirs avant de la rejoindre même s’il savait que ça n’allait jamais être le moment de parler de quoi que ce soit. Descendant ces fois-là à pas de velours, il trouvait sa mère affalée dans le canapé, sirotant déjà un de ces cocktails qu’il n’était pas encore autorisé à goûter. C’est lui qui engageait alors la conversation par un timide « Ça va ? » et elle semblait toujours surprise que quelqu’un vienne interrompre son immense solitude, donnant toujours l’impression qu’il lui fallait quelques secondes pour se souvenir qu’elle avait même jamais eu un fils qui aurait pu la soutenir dans ces moments de profondes dépressions.

— Oh, Marc… Tu es là… Viens t’asseoir, mon lapin. Je suis passé devant le centre social et j’ai repensé au premier jour où j’ai rencontré ton pauvre père. Je sortais d’un rendez-vous avec une assistante. J’étais si démunie. Je n’avais plus rien. Je m’étais assise sur un banc et ton père était venu m’offrir une cigarette. En quelques minutes, je lui avais raconté tout ce qui s’était passé ces dernières années, depuis mon enfance si malheureuse, alors que j’avais fui ces parents qui m’avaient battue et séquestrée. En partant loin d’eux, j’étais persuadée que j’allais enfin réussir à refaire ma vie, mais tout était allé de travers. D’abord, ma tante, qui m’avait promis de me recueillir, m’avait vite fait comprendre que j’allais être un poids chez elle, car elle envisageait de nombreux voyages avec un nouvel amant. Il fallait qu’elle loue son appartement et je ne pouvais rester que quelques semaines. Ensuite, tous les petits boulots que j’avais entrepris pour subvenir un peu à mes besoins n’avaient été qu’une longue liste d’échecs. Je voulais à tout prix réussir à me payer des études pour avoir une situation, mais tous mes patrons n’avaient qu’une seule envie : me maintenir dans le cynique harcèlement sexuel qu’ils faisaient subir à toutes leurs nouvelles employées. Je ne pouvais supporter ces nouvelles violences. Dès que l’un d’eux s’approchait de moi, je rentrais paniquée et je ne revenais pas le lendemain. Ton père avait écouté toutes mes aventures avec beaucoup de mansuétude. Il m’avait proposé de me laisser une petite place dans son minuscule salon. Là, j’allais prendre tout le temps qu’il faudrait pour me remettre de toutes ces émotions. Trois mois plus tard, nous étions mariés.

Marc était arrivé dans leur vie quelques années plus tard, à une période où les jeunes mariés partageaient un bonheur qu’ils n’avaient jamais imaginé possible. Le récit familial s’interrompait souvent là, quelques minutes qui semblaient interminables. Il manquait toujours les mêmes éléments qui auraient permis à Marc de comprendre pourquoi son père n’était plus là. Il n’osait pas poser de questions. Tout devenait alors entrecoupé de longs soupirs. « Il a bien fallu que je me débrouille seule, à nouveau ».

Ah… Son père… L’avait-il vraiment connu ? Il en avait un souvenir, c’était certain, mais il se rendrait compte plus tard que sa mémoire n’avait été nourrie que des quelques photographies qu’il avait trouvées au fond d’un carton à l’âge de quatre ou cinq ans lorsqu’il cherchait un jouet que sa mère avait arbitrairement remisé au grenier. En voyant ce bel homme fier de montrer sa nouvelle voiture, il s’était dit qu’il lui ressemblerait et l’avait supposé militaire mêlant sans doute son propre désir d’être au sein d’un corps défendant celui qui peu à peu gravirait les échelons d’une saine hiérarchie.

Toujours moqué parce qu’il était trop grand pour son âge, Marc cherchait par tous les moyens à se rendre utile. Ses différents instituteurs l’appréciaient, car il était le premier à lever la main pour aller répondre au tableau, réciter une poésie, ranger la classe, mais il avait beau vouloir bien faire auprès de ses camarades de classe, on continuait de le surnommer Grand dadais, Fanfaron ou même Frankenstein durant la période où la puberté avait recouvert son front d’un champ de sébum prêt à ruisseler. Il ne désespérait pas qu’on reconnaisse sa vaillance, et se présentait chaque année à l’élection des délégués de classe où il ne recueillait jamais qu’une seule voix : la sienne. Il entreprenait pourtant d’admirables campagnes, rédigeant des projets de rénovation dans la classe, rappelant qu’il serait celui qui défendrait les plus démunis, qu’il aiderait les cancres (qu’il appelait « les pauvres »). Malgré toutes ces promesses, la classe en préférait toujours un autre, plus populaire que lui, pour des raisons qui lui échapperaient toujours, et dans la cour, comme sur les plages, il se retrouvait irrémédiablement seul. Alors, son projet de devenir soldat s’était peu à peu construit. Après les scouts, il serait au service de la Patrie. S’engager, s’engager. Et il s’engagea tant qu’en effet il gravit rapidement les échelons de la hiérarchie militaire, constamment au bord de devenir à son tour Général, bloqué aux portes du pouvoir suprême par son passé psychologique qui le rangeait inévitablement dans la catégorie des personnalités dont on avait clairement besoin mais à qui on ne pourrait confier de trop importantes responsabilités tellement on ne savait pas pourquoi il avait cette tendance à vouloir s’immoler chaque fois qu’il fallait défendre un intérêt supérieur qui ne lui apporterait aucune satisfaction personnelle.

Sa mère, vieillie et ravagée par l’alcool, qui le voyait rentrer, Tanguy, ses bottes crottées, le sourire béat d’annoncer qu’il allait être enfin promu tellement il s’était démené, murmurait ce désolé Pauvre Marc devinant qu’elle-même ne pourrait rien contre ce qui le conduirait toujours à devoir affronter les inéluctables obstacles de ses improbables projets.

À suivre…


Si vous avez manqué le début

Share