Meurtre à La Roche-Bernard – 01

C’était un jeudi comme de nombreux jeudis d’été dans notre belle commune de La Roche-Bernard. Dès cinq heures du matin, des camions de marchands s’étaient installés sur la place principale entourant bientôt l’église de leur plus beau stand de produits locaux. La réputation de ce grand marché dépassait de beaucoup les limites administratives de l’un des plus petits chefs-lieux de canton de France, la plus petite commune du Morbihan, comptant ses quelques sept cents âmes, logées sur quarante-deux hectares de terrain. Il était depuis longtemps le plus grand marché de la région. On voyait encore sur quelques cartes postales anciennes ce qu’avait été l’effervescence de ce rendez-vous hebdomadaire, ce grand Marché aux porcs où l’on trouvait, à l’époque, de la bonne bête vivante, avec, en plus des cochons dont on savait tirer toute la substance, de la volaille et tous les produits qui l’accompagnent : œufs, beurre, lait, fromage. Même si la vente, surtout des animaux vivants, était devenue au fil du temps plus discrète, on n’avait pas perdu certaines traditions avec, parmi elles, les petits camions de crêpiers où l’on venait se régaler d’une ou deux galettes bien garnies, parfois même d’une saucisse ou d’une andouillette dont on ne trouvait pas les saveurs ailleurs que sur le marché. Et tout le monde se réjouissait en voyant le ciel se dégager des brumes matinales : ça allait être une belle journée, et en ce joli mois d’août, on allait voir venir, en plus des fidèles clients, de très nombreux touristes.

C’était lors de ces journées que le marché s’étendait au plus large dans toutes les rues du bourg. Le centre restait occupé par ce qu’il y avait de constant (fruits, légumes, fromages, etc), mais l’été, on voyait s’installer des sortes de nouveaux commerçants, quelques stands où l’on trouvait toutes sortes de babioles bon marché, des sacs, des bagues, des montres, des bracelets, mais aussi des calebasses, des portemonnaies, des casquettes, des flûtes en tout genre, des ponchos, des produits nature-bio-étiquettes-vertes. Même parfois, des sandales en cuir dites artisanales. À chaque coin de rue, on entendait de la musique. Chacun déambulait dans les rues avec la fierté d’avoir su conserver une tradition locale tout en s’adaptant aux réalités du tourisme. Les petits producteurs du coin venaient là écouler leur stock, avec une drôle de politique tarifaire, plus cher pour les « touristes », mais surtout, moins cher pour les personnes dont on connaissait le prénom, l’âge, et le prénom des enfants, et chez qui on allait parfois passer une soirée ou deux, souvent en plein hiver.

La secrétaire du Maire savait que le jeudi était toujours un jour particulier et qu’elle avait beau prévoir de partir en avance, elle arriverait, comme d’habitude, un peu en retard. Elle avait de cela maintenant une expérience telle qu’elle avait appris à ne pas se presser. Elle aurait, de toute façon, quelque difficulté à circuler, puis à se garer, et elle rencontrerait quelques connaissances qui allaient profiter de l’occasion pour venir lui parler, comme si elle ne travaillait jamais les autres jours de la semaine, apparaissant en plein jour, tout à coup supposée plus accessible.

Elle arriva à son bureau, en retard donc, passé 10h30, heureuse comme elle se sentait toujours d’être l’une des premières à son poste dans la petite mairie, s’attelant à ce qu’elle faisait systématiquement en premier après avoir vérifié le degré d’humidité de quelques plantes en pot : déballer le courrier. Il y avait là, toujours, de nombreux documents qu’elle avait la charge de trier pour bien les distribuer dans tous les services. Aussi, évidemment, des documents qu’elle garderait, comme quelque prospectus, annonce publicitaire qu’on ne manquait pas d’adresser aux mairies dans l’espoir parfois de devenir client ou de remporter un prochain marché public. Elle passait donc en revue, scrupuleusement, tout ce qui sortait de chaque enveloppe, et son attention fut capturée par un envoi plus rare : un livre, bien emballé, avec sur la première page, une aimable dédicace. « À Monsieur le Maire, avec toutes mes amitiés », suivie d’une signature comme seuls savent le faire les écrivains et les docteurs, indéchiffrable. Martine se mit joyeusement à en parcourir les premières pages, avec cette curieuse distraction qui lui fit penser : « Voilà qui va me changer des factures et des rapports du PLU, du PLA ou de je-ne-sais-plus-quoi de trois à cinq lettres qu’il faut toujours avoir en mémoire parce qu’il faut ensuite classer tout ça dans la case urgent ou dans la case ça peut attendre que le Maire n’ait plus rien d’autre à faire.

Dès le premier chapitre, ce fut la sidération. À quelques détails près, Martine revivait tout ce qui avait précédé son arrivée à la mairie, sa difficulté pour circuler, puis pour se garer, son absence totale d’inquiétude en lien avec ses quelques minutes de retard, la découverte du livre, le début de sa lecture, et comme un coup de foudre, le présent, l’étonnement, presque le saisissement, au moment où elle réalisa qu’elle regardait ce livre comme elle aurait été face à un miroir, se mettant presque machinalement à trembler. « C’est moi, c’est entièrement moi. C’est moi maintenant comme c’était moi il y a un quart d’heure. Et si je tourne la page, ce sera moi encore, ayant tourné la page. Et si je saute des pages ? Moi dans un quart d’heure, demain, dans trois jours, dans six mois !!! ». Elle regarda à nouveau le titre et sa bouche expulsa un hurlement sinistre, entrecoupé d’une toux rauque l’étouffant au point qu’elle plongea dans son sac pour y saisir son kit d’urgence : un spray de Salbutamol dont elle s’aspergea le fond de gorge les yeux écarquillés avant de retrouver ses esprits. Elle se mit à courir à travers le long couloir qui séparait son bureau de celui du Maire. Elle hurlait.

— Monsieur le Maire ! Monsieur le Maire ! Au secours ! Monsieur le Maire ! Monsieur le Maire ! Au secours ! Au secours ! AU SECOURS !

La porte du bureau du Maire était fermée. Elle prit seulement conscience que personne n’était encore arrivé et qu’elle était seule dans l’établissement. Le Maire profitait des grands jours de marché pour aller redorer le blason de sa popularité. Si tous les commerçants venus sur les places n’étaient pas forcément ceux qui votaient dans cette ville, il savait que les clients aimaient le voir déambuler dans les rues, avalant un radis, un morceau de fromage, parfois même un quartier de pomme. Il ne refusait jamais un petit verre de quelque chose, de vin doux, de vin fort, d’alcool maison, se laissant aller à quelque ivresse lorsque l’ambiance devenait sympathique, et finissant toujours au Relais où l’on savait à quelle heure on pouvait venir offrir un pot au Maire lorsqu’on avait quelque chose de précis à négocier.

Martine revint à son poste en essayant de s’occuper avec d’autres courriers, mais le livre, comme un aimant, avait sur elle une forme d’attraction qu’elle n’avait connue qu’à l’âge de huit ans quand elle avait vu pour la première fois la flamme gigantesque du feu de cheminée que ses parents avaient fait dans un chalet qu’ils avaient loué une semaine à Chamonix. Elle entendait encore la voix prévenante de son père. « Martine, ne touche pas la flamme. Tu vas te brûler très fort et nous allons être obligés de t’emmener à l’hôpital ». Elle n’avait jamais vu des couleurs crépiter. La flamme était devenue fascinante et de la même manière, le livre, à son tour, devenait une tentation folle. Elle l’ouvrit là où elle l’avait laissé. Ses yeux n’allaient plus s’en égarer. Elle revivait ses moments d’angoisse, ses hurlements dans les couloirs de la mairie, son retour, ses tentations et le souvenir de son enfance. La flamme était là. Tout y était. Il fallait maintenant qu’elle sache ce qui allait se passer. Elle se mit à lire et à penser en même temps, frénétiquement.

Monsieur le Maire va arriver à onze heures. Il va passer dans mon bureau pour me saluer. Un peu aviné, joyeux, il va remarquer que je suis pâle comme une morte et me demander si tout va bien. Avec ma voix tremblante, je vais lui répondre que oui, oui, tout va presque bien, mais que j’ai reçu quelque chose ce matin qui demande qu’on en parle immédiatement. Il va me répondre que je n’aurai qu’à passer dans une heure quand il aura fini son petit tour des bureaux, mais mon effroi va s’imposer. Je vais lui tendre le livre en lui montrant le titre et en lui disant d’un air apeuré : « Je suis désolée d’insister, Monsieur le Maire, mais c’est une question de vie ou de mort ».

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