Meurtre à La Roche-Bernard – 02

Il était onze heures. Le Maire arrivait. Revigoré par son petit bain de foule et quelques gorgées de Muscat qu’il n’avait pas réussi à refuser, il passa dans le bureau de Martine pour la saluer. En lisant l’inquiétude sur son visage, il prit gentiment de ses nouvelles.

— Vous êtes toute pâle, Martine. Est-ce que tout va bien ?
— Oui, oui, Monsieur le Maire, tout va presque bien.

Le visage de Martine en pâlit deux fois plus. Le livre et la réalité se rejoignaient.

— Nous avons reçu quelque chose ce matin (Sa voix tremblait, elle avait l’air déjà de réciter ce qu’elle venait de lire, et s’en effrayait) qui demande que nous en parlions rapidement. Pardon. Immédiatement. (Elle tentait encore de changer quelques mots, mais une énergie folle l’obligeait à se corriger).
— Très bien, très bien. Vous n’aurez qu’à passer dans mon bureau d’ici une heure quand j’aurai fait le tour des services.

Et lui tendant le livre en lui montrant le titre, elle s’écria, d’un air apeuré :

— Je suis désolée d’insister, Monsieur le Maire, mais c’est une question de vie ou de mort.

Le Maire entra le premier dans son bureau et s’installa dans son large fauteuil. Martine, resta debout en tenant le livre dans ses deux bras croisés comme elle portait les parapheurs, attendant qu’elle soit invitée à présenter, rapidement, une sorte de résumé d’une à deux phrases maximum afin que le Maire ait un avis éclairé et, surtout, une fiable connaissance de tout ce qu’il s’apprêtait à signer presque aveuglément. Ce n’était qu’une petite mairie, mais les codes étaient les mêmes que dans les grandes : le Maire devait paraître affairé. Il n’avait pas le temps pour les broutilles, alors il signait n’importe quoi. C’était pour cela qu’il avait engagé des personnes de confiance. Voyant au comportement de sa fidèle secrétaire que la situation était quelque peu exceptionnelle, le Maire invita Martine à s’asseoir et à prendre un verre d’eau pour se remettre de ses émotions.

— Alors, Martine, qu’a-t-il de si important, ce livre ?
— Je… (Elle s’effondra presque)… Vous savez que ce n’est pas dans mes habitudes d’outrepasser mes fonctions… Depuis le temps que je travaille avec vous, je sais qu’il y a parfois des courriers personnels qui vous arrivent en mairie et souvent je ne lis que la première phrase et la formule de salutation pour être sûre qu’il n’y a là rien qui concerne directement les affaires de la ville.
— Soit, Martine, venez-en aux faits.
— Je suis arrivée tôt ce matin… Enfin, tôt… Comme un jeudi, quoi… Vous savez, c’est toujours difficile de circuler et de se garer, et il y a toujours cinq ou six personnes profitant de ce jour pour vous interpeler en public. Alors, on traîne, on voit pas passer l’heure, on est obligé d’être impoli avec certains et…
— S’il vous plaît, Martine, épargnez-moi quelques détails (Il expulsait déjà ce ton exaspéré de la puissance publique).

Cette deuxième interruption plongea Martine dans un de ces silences pesants qui précèdent l’aveu. Elle reprit son souffle, avala une gorgée d’eau et continua.

— Je voulais tester si ce que vous alliez me dire allait être ce que vous alliez me dire.

Le Maire avait le regard de celui qui ne comprend plus rien et il regrettait de laisser tant de temps à une personne qui semblait si troublée qu’il voyait déjà se pointer la nécessité d’une visite à la médecine du travail.

— Nous avons reçu ce livre ce matin. Il vous est dédicacé. J’ai commencé à parcourir les premières pages. C’est troublant, saisissant, même, parce que le début raconte avec précision les quelques minutes que j’ai passées avant d’arriver en mairie et d’y trouver le livre. Oh, bien sûr, il n’y a pas de nom, mais, voyez-vous, dès le premier paragraphe, on peut lire (Elle rouvrit le livre à la première page) : « La secrétaire du Maire arriva, comme tous les jeudis,… ». (Elle lisait seulement les débuts de phrases, avançait, feuilletait). Vous même, enfin, ce n’est qu’un « Monsieur le Maire », parmi d’autres, je vous l’accorde, mais ce Maire arrive à onze heures, passe dans le bureau de la secrétaire, et (Sa voix se remit à trembler), regardez ce qui est marqué là.

Le maire prit le livre et lut à haute voix le paragraphe que Martine lui désignait :

— « Et le Maire prit le livre et lut à haute voix le paragraphe que sa secrétaire lui désignait ».

Un rire gigantesque envahit sa poitrine.

— Mouhahaha ! Excellent ! C’est sans conteste ce qui vient de se passer. (Il feuilleta une page en amont et lut à nouveau en riant). « Vous êtes toute pâle ». Excellent ! C’est exactement ce que je vous ai dit en arrivant. (Il la regarda avec un air complice). Il faut dire que vous étiez toute pâle, Martine ! « Vous n’aurez qu’à passer quand j’aurai fait le tour des services ». Mouhahaha ! Que c’est précis et bien vu. Mais ça colle parfaitement à la réalité ! Comment est-ce possible ? (Il regarda autour de lui, amusé). Sommes-nous sur écoute, en direct sur la chaîne publique de la République des Lettres ?

Il reposa le livre en s’essuyant une larme de bonheur. L’ivresse du Muscat agissait encore. Il avait ce teint rouge de ceux qui n’osent pas dire qu’ils n’abusent pas vraiment de l’alcool, mais qu’il y a toujours un verre de quelque chose de temps en temps, tout au long de la journée.

— Allons, allons, Martine, je ne vois pas ce qui vous inquiète. C’est drôle de trouver tout cela. Quelle merveille ! Contactons cette personne qui écrit si fidèlement la réalité. Êtes-vous allée jusqu’au bout ? J’ai hâte de savoir ce qu’il va se passer dans ma vie aujourd’hui. Allons-nous avoir ce fameux financement du Conseil Général qui nous permettra enfin d’aménager les bords du fleuve pour que les promeneurs puissent s’y rendre été comme hiver ? Parce que, vous savez, c’est aujourd’hui qu’ils doivent nous adresser une réponse. Le Conseil Général nous a dit que c’était en bonne voie. (Il tourna le livre dans tous les sens, parcourut rapidement la quatrième de couverture). « Une secrétaire de mairie découvre un livre…. ». (Il riait, feuilletait au hasard sans réellement porter attention au contenu, cherchant tout de même sans se l’avouer une allusion au financement dont il venait de parler). Mouhahaha ! Écoutez ça : « Déjà, sa vigilance ne cherchait plus que le croustillant détail qui le mettait face au plus beau canular qu’on ait pu lui offrir de toute sa vie de Maire ». C’est tout à fait vrai ! Il continuait sa lecture : « Son enthousiasme retomba presque instantanément lorsqu’il s’aperçut qu’il en avait oublié sa fidèle secrétaire qui, loin de partager son hystérique excitation, ne faisait plus que se (Il ralentissait sa lecture en observant Martine) triturer le bout des doigts ».

Il s’arrêta. Martine semblait être ailleurs. Elle se triturait en effet le bout des doigts, nerveusement. Soudainement apaisé, il lui dit :

— Enfin, Martine, qu’est-ce qui vous inquiète tant ?

Elle lui répondit, effarée :

— LE TITRE ? AVEZ-VOUS SEULEMENT LU LE TITRE ?
— Ah oui, suis-je bête… le titre… c’est important le titre… (Il consultait la couverture)… Ah, je… Eh oui, ça aussi, ça a l’air précis… Et, donc, Martine, vous semblez avoir lu ce livre un peu plus loin que moi. De quoi s’agit-il exactement ?
— À vrai dire, Monsieur le Maire, je n’ai pas vraiment besoin d’en savoir davantage.

Et elle se leva pensant qu’il était sans doute temps de mettre en application ce qu’elle avait lu en formation concernant les droits et devoirs du fonctionnaire qui pouvait, à tout moment, considérer qu’un ordre qu’il recevait allait à l’encontre de la sécurité des personnes, la sienne, celle des autres, voire pour des questions d’éthique (jamais politiques, bien sûr, à cause du « devoir de réserve »). C’était le droit de « retrait ». C’était le jour où elle allait le mettre en application. Sa détermination s’était peu à peu construite et elle venait de faire son choix.

Quoi qu’il ordonne, je prends mes cliques et mes claques, et je me mets en arrêt maladie.

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