[DIRECT LIVE] – 016

Je rentre chez moi et un besoin d’exploration se fait, intimement. Une aventure. Quelque chose que je ne trouve pas encore. J’ai beau feuilleter, j’ai beau me rendre dans toutes les librairies que je fréquente. Je ne trouve pas. Ce que cela signifie est très simple. Je le comprends de plus en plus tôt : un nouveau livre se prépare. Je cherche partout le livre que j’aimerais avoir écrit. Peu à peu s’installe l’idée qu’il faudra donc le faire. Quelque chose dit également qu’il est peut-être en préparation quelque part, dans mes différents travaux lancés, non en gestation, mais déjà commencé. Un soir, j’ai commencé, des dizaines de pages se sont succédées, je trouvais ça plaisant au moins à faire. Puis je me suis imité ailleurs, puis ailleurs, et j’ai ainsi des débuts un peu partout, prêts à l’emploi. Je retournerai dedans un jour et l’énergie se remettra à produire, au sens artistique du terme, c’est-à-dire, produire un effet, un élan, de l’enthousiasme à qui se trouve piégé dans les lignes, venu ici presque par empathie, je constituais mon peuple, mon socle, à partir de trois fois rien, et j’aimais l’ambiance nouvellement créée, où il n’y aurait plus rien de disloqué, de la matière fictionnelle brute, à partir de rien. Le pavé dans la marre. On pensait qu’il suffisait de s’asseoir et de continuer. D’ouvrir un cahier, un fichier. Les enfants ! Reprenez-vous ! Il faut des plans et des stratégies sinon vous êtes dans la case « moins-value ». Ça vaut moins. C’est pas mal, mais c’est moins bien. Il va encore nous raconter sa vie ? Et bien oui, je vais vous raconter ma vie, dans laquelle il manque un maillon pour que le bonheur soit à jamais extatique. Les poumons se soulèvent. On danse dans le salon ! C’est la fête. Encore une victoire ! Tout a fonctionné à merveille. Un voisin frappe à la porte. Vous pouvez pisser contre le mur, l’appartement est en vente depuis quarante-huit heures. Vous partez ? Je m’en vais. Avec un groupe d’amis, on s’est dit : « On envoie chier tout le monde et on se casse ». Et où partez-vous ? PARIS ! Et la fête scandait PA-RIS en hurlant, en riant, en dansant. Tout était prétexte pour le répéter. Il plaisait à dire, à chanter. Les corps se tordaient, grimaçaient. Les voix chutaient dans le grave. On imitait la guitare électrique. Tempo. C’est une question de cadence. Un deux trois quatre, tourne, cinq six sept huit, hop ! Bras hauts, bras bas. Pause. Cheerleader !

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[DIRECT LIVE] – 015

Il n’y a pas de doctrine à suivre, seulement une doctrine à créer. On parlerait aisément d’idéologie, c’est plus vaste, peut-être, tout à refaire en permanence, parce que c’est en permanence l’échec, visible sur la terre entière, la violence et les guerres, elles sont là, nous le savons, nous le savons même, parfois, si vite, que nous y serions presque, devant nos postes de télé, mais la télé ne montre que les guerres qui nous arrangent, dont on pourrait se détacher. On la voit, mais ce n’est pas de notre faute si elle s’enlise. On ne conçoit aucune opinion à partir des guerres encore agissantes sur certaines terres non médiatisées. Parce qu’on ne les voit pas, on ne nous les montre pas. Au sujet des guerres dont nous apercevons un bombardement, un enfant mort, nous avons un avis : « tous pourris » ou, plus aimablement : « je suis sioniste ou pro-palestinien », l’étiquette commerciale de la guerre, atroce, celle-ci désignée pour n’être que le fruit d’une opposition au sein du corps social, alors qu’il suffirait de dire : « STOP ! », on arrête d’armer, on arrête d’alimenter, et ce serait fini. « Mais ils ont des couteaux ! ». Oui, moi aussi, et je ne tue personne avec. C’est qu’il est possible de venir à bout de notre incapacité de se retenir de massacrer le voisin parce que notre existence ne ressemble en rien à ce que l’on nous aurait promis.

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[DIRECT LIVE] – 014

Il n’y avait plus dictat de la Pensée, nécessité à n’être plus qu’entièrement servile au point de n’être qu’un conquérant des territoires physiques peuplant nos entourages. Il faudrait performer, il faudrait stimuler ? Alors qu’il faudrait jouer. Vous savez, à l’âge de deux ans, de trois ans, de cinq ans. Quand je les rencontre à l’hôpital, à sept ans, ils ont le même symptôme. Trop stimulés. « Tu seras intelligent, mon fils ». Tel père, tel fils. On applique. Les schémas directeurs. Et au lieu de jouer, il doit faire des exercices (oh, ça ressemble à des jeux, des calculs, des déductions, mais ce sont des exercices). Il le fait pour amuser papa, pour s’amuser avec lui, and during this time, il s’entraîne, à retenir son désir, à arrêter, de faire autre chose, de dire « non », tout en étant content, voire immensément heureux, de faire plaisir à tout le monde parce qu’il répond vite, et souvent parfaitement, car maman rit aussi, et elle est fière. On bloque, sans le savoir, sa capacité à élaborer des stratégies personnelles. Il doutera toute sa vie s’il ne prend pas en charge son éducation. Apprendre à apprendre, bien sûr, mais au right moment, pas trop tôt, lorsque les outils que l’enfant a à gérer ne sont pas trop lourds à manipuler — il y a des spécialistes qui vous diront à peu près quand et comment faire, mais globalement, c’est simple : laissez-le faire, il va trouver tout seul un chemin, et le jour où vous le verrez avancer, se lever, vous l’aiderez à marcher, puis à développer, car voilà un point fondamental : aider, c’est développer, c’est varier, c’est s’amuser lorsqu’il se trompe plutôt que de lui foutre une gifle —. « Pauvre petit », me direz-vous, mais franchement, où pensez-vous qu’on apprend la violence ? Dans la rue ? J’insiste sur ce point parce qu’on ne mesure pas la responsabilité qu’est la nôtre dans le maintien de la violence, et combien de docteurs pour la tête ont à s’occuper de ce problème de place dans la famille, c’est-à-dire, aussi, dans la fratrie, de ce moment où un enfant trop jeune a été trop longtemps et trop vivement stimulé comme on allume une télé, en changeant de chaînes à tout bout de champ, en éteignant brutalement, alors que toute pensée qui se constitue et qui, naturellement, se rendrait disponible à l’élaboration d’une Paix mondiale et définitive, n’aurait qu’à suivre son instinct de survie qui commande à la société de bien vouloir s’adapter à sa particularité, son unicité, sinon, c’est la guerre, ou au minimum, la contestation. « Tous des cons ». On l’entend à longueur de journées. Celui qui fout sa bagnole là, son vélo là, rentre à telle heure, regarde je ne sais quoi à la télé, lis cette connerie, écoute cette merde, et surtout, attends : va voter, s’te plaît ! Ces cas-là sont très certainement plus rentables pour les romans noirs que pour la psychanalyse, parce qu’au fond, il faudrait dire à un garçon devenu adulte : ta mère n’y est pour rien, et ce serait fini, non pas à la semaine prochaine, mais adieu, à toujours, à jamais, thème littéraire d’un amour confisqué entre une mère et son fils parce qu’un père n’assume pas qu’il n’est rien d’autre dans la société qu’une part reproduite de son père, et ainsi de suite depuis la nuit des siècles. « J’ai mal à la tête », « va voir ta mère ». « J’ai un problème de mathématiques », « va voir ton père ». On distribue ainsi le sens à donner à des inquiétudes physiques ou sociales. Mal à la tête, ça va passer, mais c’est long. Problème de mathématiques, c’est réglé en deux minutes : vive papa (maman est un peu lente à l’action). Il est vrai qu’on m’opposera que je généralise, mais dans combien de foyers encore ? Et pour combien de temps ? Ce que cela génère est ce que j’appellerai la « névrose constitutive du complexe de l’enfant ». Et de sa mère ? Non, de l’enfant, de sa nature à devoir patienter et à désirer créer de lui-même.

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[DIRECT LIVE] – 013

Il avait fallu légèrement se soumettre à une nouvelle disposition, et pour être très honnête, non seulement elle ne me déplaisait pas, mais en plus, je l’acceptais comme elle venait, comme un souffle, comme une marée plus forte, une lune plus rapide. Il n’y avait rien d’autre à en dire. Tout avait été repositionné. Autant le temps que l’argent. C’était nouveau. Je ne comptais plus. J’étais revenu à cette période heureuse où je savais vaguement de combien je disposais, mais n’étais plus obligé de faire tous les soirs des calculs improbables tentant de me ramener à une réalité économique du système dont, de toute façon, je resterais longtemps exclu, car j’avais beau y avoir cru un jour, nous n’étions pas sur les mêmes économies. Il était temps de se défaire de ce qui était toujours apparu comme un problème. Je ne m’enrichissais pas. C’était comme ça. Pas de patrimoine. Pas d’héritage. Ne plus s’angoisser sur ce point avait libéré d’autre secteur d’activité que je trouvais, pour le coup, plus lucrative. Au fond, j’aimais parler de cela. En faire un sujet récurrent. Une opposition en cours d’expression dans tous les domaines de mon existence. Oui, l’argent était un problème. Il l’avait été et l’aurait toujours été si je n’avais pas appris, intellectuellement, à posséder à nouveau les termes « investissement », « patrimoine », « héritage ». Ces termes avaient une fonction sociale. Et de tout à coup m’en sentir concerné m’avait en quelque sorte réhabilité. Pour moi-même. C’était l’essentiel. Je n’avais besoin de rien d’autre à ce moment-là de la vie. Je savais, après tout, et je le savais depuis longtemps, sans l’avoir ni considéré ni intégré consciemment. Mon héritage était fabuleux. Mon patrimoine, riche. Mon investissement, permanent et osé. Ce qui en découlait était la qualité. Je n’avais jamais conçu qu’on puisse se passer de l’essentiel, qu’on puisse l’effleurer, qu’il ne soit pas l’objectif d’une seule vie, chacun son tour, main dans la main. Une chaîne de l’humanité, de corps en corps, se laissant le temps de découvrir l’autre, puis de l’amener, doucement, dans son environnement. Je n’avais pas conçu les guerres, la concurrence, la malveillance. Tout cela m’avait saisi, en plein cœur. Sur certains points, me sentant privilégié, né au bon endroit à la bonne époque. Sur d’autres, c’était la consternation. Je luttais malgré tout, croyant encore que nous étions tous constitués de la même manière, jusqu’à peu à peu reconnaître les signes de ces maltraitances de l’être, au cœur de l’âme. Nous différions. J’avais beau en rencontrer de plus en plus, c’était la même consternation, un abattement moral, et ces mots, « encore », voyant se dessiner la duplication d’une même tendance. On ne voulait que profiter. Nous ne partagions rien. Dans la rue, nous croisant, nous serions restés étrangers. Le jour d’une grande bataille, nous nous serions combattus. C’était la guerre, partout, « encore », la guerre d’un nouveau siècle, les combats meurtriers loin de nos frontières, mais la haine, toujours, la même que j’avais lue, nous ne serions pas tous présents le jour de gloire. Ils ne seraient que quelques-uns, et on aimait ces héros, ces élus, ceux qui remplissaient les stades ou explosaient l’audimat.

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[DIRECT LIVE] – 012

Il n’avait jamais pensé à l’hôpital psychiatrique. L’endroit lui avait toujours semblé sordide. Le mot, déjà, « hôpital », avec ces drôles de construction de l’enfance, à partir de cette haute bâtisse aux apparences monstrueuses, une croix bleue géante, le parking presque aussi vaste qu’un hypermarché, avec toutes les difficultés du monde pour se garer, marcher si longtemps, les portes coulissantes, les panneaux de toutes les couleurs, des foules perdues, plusieurs grands ascenseurs qu’on emprunte toujours avec un brancardier poussant un corps, les petites chambrettes au carrelage froid, le lit démesurément haut, la petite télé suspendue au mur déversant des séries allemandes mal doublées et un store ne protégeant de rien, ni du ciel devenu inexpressif, ni de cette vue plongeante sur l’entrée des urgences. Il s’était imaginé qu’on y charcutait les corps, qu’on les endormait, qu’on les trifouillait, entièrement, y compris la tête, ouverte, pour remplacer des bouts, y placer des sondes. Des humanoïdes en sortaient rapiécés. Lui même, après avoir visité quelque malade (un membre de sa famille, sans aucun doute, ou un proche ami), après avoir malgré lui jeté un regard dans une chambre apercevant ce qui se levait d’un lit ou ce qui tentait de s’extirper d’un coin lavabo, en sortait tout chamboulé, les cauchemars hantés le maintenant éveillé quelque temps. Il s’était très certainement juré que ce n’était pas un lieu pour les enfants. Et pourtant…

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[DIRECT LIVE] – 011

L’idée de l’abstraction n’a pas à résister à cette forme décolorée de la vie. Au fond, c’est simple. J’aimerais juste en être informé. C’est du direct avec la pensée, le dehors tout à coup transformé. Il n’y a pas que là que je pourrai tout reconstituer. Entré dans la tourmente. Terminus. Aucun moyen de rentrer. Marche à pied. À l’autre bout de la ville. Qu’est-ce que ça veut dire ? (en marge et au stylo sur tous les cahiers). J’ai fait deux choix consécutifs. Et voilà l’infini. Passer par là. Comme le corps l’avait projeté, sans se soucier une seule seconde qu’il y aurait un grand nombre de bûches au travers de la route, s’exposant à nouveau à l’immense fatigue du lendemain, pour mieux entendre le rayonnement, que des mots viennent sonner, dire à l’autre, se préparant, dans l’intimité d’un savoir commun, tel que nous le voyions, sujets focalisants, jour et nuit, y penser, à la sanction, le manque de considération. Rien n’est grave, désormais. Nous publions. Il faut attendre que le regard se forme, oui, politique, pour reprendre le mot qu’on nous a volé pour en faire un métier. On croyait faire barrage à l’extrême droite à l’élection du Président, et on met des décennies à comprendre qu’on l’installe tranquillement, l’extrême droite, c’est-à-dire, ceux qui n’ont que faire de l’étiquette qu’on leur colle sur le front, ça fait bien, sécurité pour tous et nous d’abord. Cela dit, on ne pensait pas qu’il fallait y faire barrage aussi à l’intérieur même de la fonction publique territoriale, au rez-de-chaussée, les jours de grande affluence, autour d’un café, on ne s’entend plus parler, le ton des voix va crescendo et on attise la haine, on sort sa théorie, et t’as vu l’article du Figaro ?, et ces cons de gauchos, et le syndicat qui fait rien, et le maire qu’on voit jamais. Alors on le désigne pour aller parler à la place du groupe. Sauf que les jours de forte affluence, il n’y a pas d’opposition. Personne pour dire qu’il ne faut pas faire comme ça, qu’il existe un « cadre » de loi. Alors ce fonctionnement s’installe. Et on pense à tout recommencer. Parce que quelque chose a été mal désigné. L’extrême droite. C’est pas ça. C’est un autre mot. Une autre expression.

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[DIRECT LIVE] – 010

Ne vous inquiétez pas. Parfois je dis « je » et parfois je dis « il ». C’est une question de style. On doit d’abord se perdre un peu, et j’aime me regarder faire. « Je » pourrait vous raconter comment « il » en est arrivé là, mais ça n’intéressera personne. Aussi, « je » préfère aller droit au but. « Il » n’a pas cette science. Il doit toujours se souvenir de ce qui s’est passé ces dernières années alors que je marchais dans la rue avec mon sac de tortue. Pas de chauffeur à disposition. Pas de placard non plus. La grève dans les transports m’obligeant à me lever plus tôt, à rentrer plus tard. Je le dis tout de suite : je n’ai rien contre les grévistes. Je les envie, même. Dans le milieu où je travaille, on nous dit « ça ne changera rien ». On préfère aller frapper à la porte du patron, râler et réclamer son classement hors-classe. Un whisky et une bonne blague sur les mini-jupes. Ça finit toujours par marcher. Pendant ce temps-là, des agents pensent qu’en remplissant leurs obligations avec professionnalisme (et donc, assiduité), ils seront reconnus à leur juste valeur, mais les avis défavorables tombent chaque année à la même période (problème de budget). Il n’était pas passé par la case « whisky et mini-jupe ». Il avait même entendu qu’il n’était pas prioritaire. Prioritaire sur quoi ? Je vous le demande. Il suffit de faire un tableau, de classer les agents par ordre d’arrivée. Chacun son tour. Pas besoin de mystérieuse meilleure manière de faire. J’ai travaillé. J’ai cotisé. Je n’avais pas compris que ça arrivait à tant d’autres sauf à moi. C’est terrible, de s’en rendre compte. On ne se sent pas seulement exclu, on se sent méprisé. À notre départ en retraite, on aura un bon d’achat pour un magasin de bricolage si nos collègues ouvrent une petite enveloppe à l’accueil. Et le directeur fera la scène finale d’une tragédie, larme à l’œil. Tout est dépeuplé. Vous allez beaucoup nous manquer. Bien sûr. Mon salaire, par contre, y va pas vous manquer. Y aura pu. A pu salaire. C’est comme ça. On ne remplace plus. On peut faire mieux avec des agents moins bien payés, voire avec des agents moins spécialisés, qui savent presque faire pareil. On n’a plus besoin de vous. Et pendant ce temps-là, les plus riches s’enrichissent.

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Meurtre à La Roche-Bernard – 05

Elle reprenait un chemin qu’elle n’empruntait plus depuis longtemps déjà. Chaque craquement de ses pas dans la terre, chaque arbre, chaque chant d’oiseau, chaque mouvement provoqué par le vent, chaque rayon de soleil, modifiaient son point de vue et articulaient l’importance d’un événement. C’était là, au cœur de l’énigme, qu’elle allait le vivre et sans plus lutter contre l’émotion qui la gagnait, elle pensait : « La première fois que je suis passée sur ce pont, voyant comme une carte postale tous ces navires dormant sur un fleuve si paisible, je me suis dit que j’avais trouvé un lieu pour me sauver. Je m’y suis presque tout de suite installée après la mutation qui a été acceptée rapidement. On cherchait une secrétaire de mairie. Ce ne pouvait être qu’un signe de plus. J’ai déménagé et je me suis acclimatée. C’était comme une vie nouvelle. J’avais oublié ce qui m’avait menée sur les routes à tenter au hasard de fuir des souffrances si anciennes que je ne les envisageais plus que perpétuelles. Et l’effet avait été comme magique. Oui, je ne souffrais plus. Je revivais pleinement, entourée, mais peut-être que mon goût de l’extraordinaire avait réussi à laisser une trace dont il serait impossible de parler, à cause de ce qu’elle avait d’étrangement mortifère, malgré la vie simple d’ici. Il était toujours là, le criminel. Présent, tous les jours, m’accompagnant partout. Je me sentais observée. J’avais accepté que l’on puisse peut-être soigner les blessures profondes, avec un spectre incrusté dans tout l’émotionnel ». La secrétaire du Maire s’était arrêtée sur le pont, le visage tourné vers l’aval du fleuve. Le bruit des voitures avait coupé l’accès au chant des oiseaux. Elle pleurait.

La petite cellule d’urgence, les yeux rivés sur l’écran, s’était apaisée. Sans le préméditer, Martine avait réussi son premier effet, et chacun établissait un lien avec sa propre personne, sa propre souffrance. Qu’allait-il advenir de ce meurtre ? Il n’en était plus question, de même qu’il n’était plus question de faire vite, à présent. La voie était ouverte. Martine, face à son premier public, sentait le silence pesant l’entourant. Elle se tourna vers le Maire, bouleversé.

— C’est beau comme être soi-même, en effet, maître d’un navire en train de conquérir des domaines inexplorés, comme réaliser son propre rêve.

Puis, elle reprit.

« Il est vrai que je l’ai été. Que tout cela a eu lieu. Que je ne pouvais pas concevoir que cela puisse être, — peut-être étais-je trop jeune —, alors ce fut la consternation, puis la consternation encore, chaque fois qu’il revenait, chaque fois qu’il recommençait ». Des larmes, la secrétaire du Maire passait à la colère et s’accusait. Elle repensait à toutes les fois où elle aurait dû dire « non », à toutes ces occasions manquées. C’était sa faute. Elle n’avait pas été assez forte, et on rirait d’elle, bientôt, lorsqu’elle en parlerait, redoutant les tu l’avais bien cherché ou les bon OK, mais maintenant, c’est fini, car elle n’avait rien cherché, et ce n’était pas fini. C’était là qu’il fallait aboutir, sur ce pont, deux solutions, et la première était comme la dernière, en finir, tant pis, oui, partir, partir vraiment, et ne plus rien savoir de l’après, mais ce n’était pas suffisant, le criminel restait, le criminel gagnait. Il allait falloir se battre, et peut-être tuer.

Les pages défilaient sous les regards ébahis. Martine ficelait son récit, développait ce qui donnait tant de courage à son personnage qui ne quittait plus le pont. Le criminel entrait à nouveau en scène, convoqué, provoqué. Il était là. « Tais-toi ». « Non, cette fois-ci, c’est toi qui va te taire et m’écouter ». « Je n’ai rien à entendre, c’est trop tard ». Les cris passaient au-dessus des moteurs devenus effrayants. « Tu as tout à entendre, au contraire ».

Et maintenant, elle le menaçait avec l’arme que son grand-père lui avait léguée. Elle racontait. Elle rappelait les faits, son âge, les dates, la première fois, la seconde fois, puis d’autres fois, dans le désordre, jusqu’au pire, presque en public, et son sourire à lui, chaque fois, sa condescendance, son absolue certitude de puissance. Alors, oui, c’était puissant, ce qui dévaste le plus dans le corps d’une enfant. De cet angle d’attaque, il ne s’était pas trompé, mais c’était sans compter sur d’autres puissances à l’œuvre, plus fortes encore que toutes les justices. « Croyais-tu que j’allais te lâcher comme ça, dans la nature ? Juste fuir et me faire oublier ? Je t’ai scellé dans chaque mot. Te voilà prisonnier. Tu n’as plus rien qui te protège. Et puisqu’il faut un cadavre, je ne vais pas me sacrifier à cela. Comment veux-tu mourir ? ». Elle brandissait le revolver sans trembler. Le criminel pleurait. « Ma petite chérie, ma petite chérie, je m’excuse ». Toutes les justifications revenaient une à une. Les mêmes qu’elle avait tant de fois entendues, mais qui faisaient cette fois-ci l’effet d’un marteau-piqueur dans sa tête. Elle ne voulait plus rien entendre. « ASSEZ ». Il tentait le tout pour le tout. « ASSEZ ». Elle ferma les yeux quelques secondes et inspira profondément avant de hurler : « Ne m’appelle pas ta petite chérie. T’excuser, tu l’as fait à chaque fois. Et plus je résistais, plus tu me rappelais tout ce que tu m’as inventé toutes ces années et que tu viens encore me servir comme une soupe pleine des moisissures du passé. Tu n’avais pas réussi à te contenir ? Et bien, vois-tu, c’est mon tour. C’est moi qui n’y arrive plus ». Elle vit dans son regard qu’il avait compris la détermination de sa victime et qu’il était temps d’en finir. Elle tira et le corps s’effondra, sans bruit.

Dans la cellule d’urgence, on applaudissait, la virtuosité de l’auteure, le meurtre. On était convaincu de la victoire. Les commentaires sur les réseaux sociaux pleuvaient. Le Maire sautait de joie. Il criait : « Martine ! Que c’est original de faire tuer le criminel par la victime ! Mais où êtes-vous aller chercher cela ? ». Et pendant que la fidèle secrétaire recevait de toutes parts de généreuses félicitations, le Maire avait saisi le fameux livre qui les avait tenu en haleine toute la journée. « Nous t’avons eu, Criminel ! ». Il feuilletait les pages avec arrogance et riait de découvrir ce qu’il entrapercevait entre les lignes. Son idée avait été la bonne. Il ne s’était pas laissé piéger. Puis, il interpela sa secrétaire :

— Martine, Martine ! Il faut achever. Que pensez-vous que notre auteur à placer à la fin ?

Il semblait qu’il lui lançait un nouveau défi, mais elle était sûre d’elle à présent et elle lui répondit sans hésiter, un éclat de joie dans la voix : « UN ÉPILOGUE ».

— Bravo, Martine ! Et pour fêter cela, je vous invite tous à la salle des mariages où je vous en ferai une lecture intégrale.

Les portes de la mairie se rouvraient. La foule accourait. Le Maire allait faire un discours très original. On avait versé quelques verres de Muscat en attendant que chacun trouve une place et que le service technique installe le micro ainsi que le visionnage en direct pour celles et ceux qui avaient suivi l’aventure au-delà du périmètre de la ville. Le Maire, retrouvant sa gaieté du matin, réclama le silence et ouvrit le livre au dernier chapitre. « ÉPILOGUE ». Et tout le monde hurla de joie, applaudissant comme en voyant apparaître sur la scène une star de rock aux centaines de milliers de fans.

Mes chères Rochoises, mes chers Rochois,

 Je dois dire à quel point je suis ému d’être face à vous pour conclure cette journée tout à fait passionnante que nous avons vécue tous ensemble, et tout d’abord, j’aimerais vous faire part d’une nouvelle qui nous réjouira tous : le Conseil Général a accepté de financer notre proposition d’aménagement aux bords du fleuve. Vous pourrez ainsi vous promener sans danger pour admirer nos splendides rives bordés de forêts. Mais puisqu’il me revient de conclure cette aventure, je ne le ferai pas sans remercier chaleureusement toutes celles et tous ceux qui se sont mobilisés autour d’un enjeu extraordinaire qui, j’en suis absolument convaincu, restera dans la mémoire collective de notre petite Cité de caractère. Je remercie donc, même s’il a choisi le pseudonymat, l’auteur du défi qui a déclenché cet exceptionnel roleplay à échelle humaine et que nous avons failli considérer comme une affaire sordide dont nous n’aurions pas réussi à nous extirper sans l’efficacité de notre cellule d’urgence qui a prouvé que le brainstorming avait encore de beaux jours devant lui. J’aimerais surtout remercier ma très fidèle secrétaire que vous connaissez tous (Il désigna Martine avec fierté) et qui a été dans cette histoire plus qu’une aide, mais une véritable héroïne. Je ne vous cache pas mon admiration pour son courage et sa détermination, et j’aimerais vous annoncer sans plus tarder… (Il ralentissait) que je la nomme… (Il ralentissait encore)… en créant… (hésitando ma non troppo)… un nouveau poste ?… (Il regardait Martine à nouveau comme pour lui demander s’il devait continuer, poursuivant la lecture du passage en silence, jusqu’au bout. Et il se mit généreusement à rire).

— Mouhahaha ! Oui, Martine, je vous nomme : Directrice Générale Adjointe des affaires culturelles !

Les applaudissements explosèrent à nouveau. Le Maire referma le livre et le posa sur son pupitre, savourant l’effet de cette foule heureuse. On acclamait sa fidèle secrétaire qui le méritait bien, et il se remémorait toutes les fois où elle avait été là, à son poste, pour faire que tout soit merveilleusement appliqué à l’intérieur de ses services. Les cris de joie se calmèrent et il en profita pour ajouter un mot :

— Je dois dire, à titre personnel, que j’ai eu comme une révélation aujourd’hui s’agissant de la littérature. (Il observait Martine d’un regard complice). Les auteurs se cachent parfois derrière un pseudonyme, et je ne sais pas pourquoi, mais j’ai tout à coup l’impression qu’il y a derrière tout cela de drôles d’intentions que j’espère revivre sous d’autres formes, ma chère Directrice Générale Adjointe. Mais avant cela, préparons-nous un verre de l’amitié et fêtons ensemble cette bonne humeur.

Le Maire quittait la tribune sous les applaudissements et se dirigeait vers Martine qu’il s’autorisa, pour une première fois, à serrer dans ses bras comme une vieille amie, lui glissant à l’oreille : « Bravo Martine » et, se reculant un peu pour se faire entendre de tous :

— Bravo pour votre « promotion ».

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Meurtre à La Roche-Bernard – 04

— Ne parlons plus de meurtre. Nous allons l’éviter. Oui, oui, l’éviter. La ville n’est pas bien grande. Il suffit de faire une battue. Allez partout où vous pouvez aller, et surtout, près du port. Inspectez les lieux, et maintenant que peu à peu, nous ciblons la liste des personnes qui pourraient être impliquées, convoquez-les sans plus tarder. (Il se tourna vers le Capitaine). Vérifiez si elles sont là en ce moment. Le savez-vous d’ailleurs ?
— Oh, ben oui, on est presque sûrs, surtout lorsque les plaisanciers sont sur un corps-mort. Ils sont obligés d’utiliser les annexes du port ou de gonfler la leur. On inspecte le plan d’eau plusieurs fois par jour, et on les voit traverser. Parfois, nous les croisons se dirigeant vers les sanitaires, et puis, vous savez, comme vous le dites, ici, ce n’est pas bien grand. Vous faites vos courses dans deux ou trois endroits possibles, vous allez dans deux ou trois bars possibles, vous mangez dans deux ou trois restaurants possibles. On sait vite que vous êtes arrivé. On s’étonne même parfois que vous ne soyez pas déjà passé boire un verre alors qu’on vous a vu plusieurs fois traverser la rue principale.

Et pendant que les opérations se déployaient sur la zone, le Maire fit enfin part de l’idée lumineuse qu’il avait élaborée. Il suffirait d’écrire comment le meurtre avait été déjoué, faire, en somme, ce que l’auteur avait tenté de faire et bien sûr mieux le réussir que lui. Le Maire avait bien conscience du temps que cela prendrait d’écrire une histoire. Il fallait tout balancer sur le WEB et que la publication soit immédiatement effective. Déjà, en écrivant que les forces de l’ordre étaient sur une première piste, l’auteur allait le lire et s’inquiéter du fait que son plan était en train d’échouer. Peut-être même, se manifesterait-il. Il le savait, les meurtriers finissaient la plupart du temps par avouer. Ils retournaient parfois sur les lieux du crime, le remords au ventre. Le Maire fut interrompu par la Directrice de la bibliothèque.

— Tout cela ne tient qu’à la condition que vous supposiez que c’est l’auteur le meurtrier.
— Qui ça pourrait être d’autre ? On le voit bien à la teneur de la situation. C’est lui, là, en ce moment, qui contrôle ce qui se passe. S’il a fait de nous des personnages de fiction, c’est qu’il tire quelques ficelles machiavéliques et qu’il y a parmi nous quelqu’un qui va mourir.

La dernière phrase du Maire fit parcourir dans l’assemblée un courant glacial. Il comprit à la gêne de chacun qu’il fallait à nouveau accélérer. Il devait désigner un écrivain et, naturellement, il proposa à Martine qui, d’un geste de la main, tenta de refuser. Elle ne devait pas rester sur le souvenir de ses propres échecs. Si elle était si forte en grammaire, c’est qu’elle maîtrisait la langue. Elle n’avait qu’à décrire ce qui se passait sous ses yeux ou analyser une situation réelle. Ce qu’il avait compris, c’est qu’elle était mauvaise dès qu’il s’agissait de raconter le passé, mais là il s’agissait de construire l’avenir en racontant le présent. Et pour achever de la convaincre, il lui avoua qu’il n’avait jamais lu de compte-rendu plus précis que ce qu’elle avait jusqu’à présent produit, et que son Rapport sur l’Activité des Services (RAS) était tout simplement admirable.

— Si vous propulsez votre connaissance du terrain au futur, dites-nous ce que vous écririez ?
— Que nous avons tous peur de ne pas y arriver. Que la situation est devenue intenable.
— Et la secrétaire du Maire, qu’est-ce qu’elle écrirait ? Quel serait son désir ? — Vous le savez, mon premier réflexe serait d’aller m’enfermer dans le bunker de mon grand-père.
— Alors, Martine, j’ai envie de vous dire : allez-y.

On mit rapidement en place un poste de travail. Le responsable informatique créa une page sur Google Drive, en informant Martine que ce qu’elle écrirait serait en direct dans le monde entier. Il conseilla d’en faire immédiatement la promotion sur tous les réseaux sociaux, et le Maire revécut un instant ce qui avait fait qu’il avait désiré être Maire un jour, voyant là une opportunité rêvée de faire un coup médiatique de grande ampleur qui ferait parler de sa ville dans toute la région et, pourquoi pas, puisque comme il le pressentait le livre serait « puissant », dans toute la sphère francophone qui entoure le monde. Il riait de l’impact qu’il était en train de créer et les idées lui venaient par rafales. Il demanda qu’on vérifie sur un autre poste informatique que le roman n’était référencé nulle part, ni sur le WEB, ni à la Bibliothèque Nationale. En quelques clics, il vit son plan prendre forme. Il n’y avait aucune information sur cet ouvrage. Et dans un rire démoniaque, il exulta :

— Inscrivez vite le titre de votre roman, Martine : « Meurtre à la Roche-Bernard ». Nous allons lui couper l’herbe sous le pied à ce meurtrier. Voilà la faille à laquelle il n’avait pas pensé. Nous avons peut-être entre les mains le seul exemplaire en circulation en ce moment, ce qui veut dire que si personne encore ne l’a lu, nous sommes les seuls à pouvoir contrer l’effet que l’auteur a souhaité en annonçant dans son titre qu’un meurtre allait avoir lieu.
— Mais je ne veux pas écrire le meurtre de qui que soit.
— Allons, Martine, vous êtes l’auteure, à présent. Inventez ! Qu’est-ce qui pourrait vous sauver ?

Et sans répondre à la question, elle se mit à écrire.

La secrétaire s’arrangea pour quitter discrètement la cellule d’urgence que le Maire avait mise en place. Elle ne supportait plus la pression, et puisque personne ne prenait en compte cette angoisse qui l’avait saisie en découvrant qu’elle était à nouveau en danger, elle n’y réfléchit pas à deux fois, elle s’échappa par la porte de service, car il n’y avait pour elle qu’une seule option désormais : aller se protéger dans le bunker de son grand-père. Il ne fallait éveiller aucun soupçon. À pied, comme en pleine guerre. Sans regarder en arrière, le revolver prêt à être dégainé. Tout droit, par le chemin le plus court. En quelques minutes, elle était sur les bords du fleuve, anonyme, presque déjà soulagée de voir des enfants jouer dans le parc, des plaisanciers tranquillement plongés dans leurs lectures, des promeneurs heureux du calme qu’ils trouvaient là avec, apparaissant parfois sur le plan d’eau, les canards et les cygnes qui faisaient le bonheur de chacun. Sur le fleuve, des voiliers glissaient lentement portés par un vent faible, et la secrétaire du Maire revoyait cette drôle de maison aux volets bleus perchée sur la colline richement arborée devant laquelle on maintenait l’entretien d’un pré fortement pentu où paissaient quelques moutons.

Entre les phrases qu’elle écrivait, Martine se laissait aller à quelques pensées et se rendait compte peu à peu que si elle n’avait jusqu’ici jamais réussi à raconter le passé, c’était peut-être parce que quelque chose l’en empêchait, un traumatisme sans doute. Elle découvrait que l’écriture n’était pas seulement ce que les lecteurs en liraient, mais aussi tout ce qui se formait dans cet espace intérieur, et que personne ne pourrait entraver. Sans le formuler encore, elle y était déjà, dans le bunker de son grand-père, protégée.

Il y avait de la puissance dans ce qu’elle était en train de faire en direct, quelque chose du vivant auquel elle ne s’attendait pas, une forme nouvelle dans ce qu’elle ressentait, une autre manière de l’aborder, de le dire, laissant l’écriture revenir à des sujets qu’elle ne soupçonnait plus agissants, ne s’attardant plus sur les éléments du réel puisqu’il lui suffisait de transporter son esprit vers un paysage qui n’était peut-être pas celui qu’elle avait devant elle. Et pourtant, elle y était. La mémoire n’était donc pas ce qui revient toujours du passé, mais aussi ce que l’on se raconte, au présent, soit pour se rassurer, soit pour rester en quelque sorte à la place de victime qu’on s’est assigné à soi-même.

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Meurtre à La Roche-Bernard – 03

— Que voulez-vous dire, Martine ?
— C’est très simple, Monsieur le Maire. Je n’ai pas envie de découvrir un peu trop tard que vous allez entrer dans mon bureau alors que je suis en train de lire ce fameux livre, avec un couteau de cuisine, et m’égorger sur le tapis, après m’avoir violée.
— Enfin, Martine, qu’allez-vous imaginer là ?
— Rien, Monsieur le Maire. Je n’imagine rien, moi. Je ne suis pas écrivain. Je suis secrétaire. Je me suis arrêtée aux rédactions de collège, à « racontez vos vacances en famille ». J’ai eu 18 en grammaire toute ma vie, mais en composition personnelle, j’ai toujours eu 4. Je sais, c’était aussi très mystérieux pour tous les professeurs qui se sont occupés de moi durant toute ma scolarité. Forte en grammaire, mais nulle en composition. C’est comme ça. Je ne sais pas raconter. Je n’ai aucune imagination, et dès que j’essaie de me souvenir, je me trompe, je confonds. J’ai besoin que tout soit bien rangé, bien tamponné et bien classé. C’est pour cela que je suis secrétaire, et je suis très heureuse. Alors, voyez-vous, un livre qui commence par me raconter ma journée, qui me retrace à peu près tous les détails de ma vie en quelques pages et qui finit très certainement, comme son titre l’indique, dans un bain de sang, et bien voyez-vous, je vous le répète : je n’ai pas besoin d’en savoir davantage et je vous demande de bien vouloir m’autoriser à bénéficier dès maintenant de quelques RTT pour que je prenne, je ne sais pas, peut-être une semaine de repos. Je vous laisse mon numéro de téléphone portable personnel et, si vous découvrez à la fin de je ne sais quel chapitre que le meurtrier a trouvé le lieu où je suis censée n’y être pour personne, je vous saurais reconnaissante de bien vouloir m’en informer par un texto rapide qui me fera comprendre que je dois m’enfermer à triple tour dans le bunker que mon grand-père a construit pendant la guerre et qui a déjà sauvé une grande partie de ma famille de cette menace fantôme venue de l’Est. Même les Américains ont mis six mois à nous trouver et nous étions déjà tous portés disparus jusqu’à ce que mon grand-père considère que le danger était écarté et que nous pouvions désormais sortir en toute sécurité. Voyez-vous, sur son lit de mort, mon grand-père m’a confié les coordonnées de ce lieu que ma mémoire d’enfant avait totalement oublié, ainsi qu’un revolver, et il m’a dit que si, un jour, une nouvelle menace venait à se former dans mon entourage, je n’avais aucune autre question à me poser, aucun acte héroïque à réaliser, et à prendre mes clics, mes clacs, et à m’isoler jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de menace.
— Enfin, Martine, calmez-vous. Nous sommes face à une situation tout à fait inédite, je vous l’accorde, mais nous avons toujours réussi à faire face. Reprenons ensemble, dans le plus grand calme, la lecture de ce livre. Je vous ouvre mes tiroirs et vide mes poches sur ce bureau. Vous verrez que je n’ai rien qui puisse constituer une quelconque menace contre vous. Si vous le souhaitez, vous pouvez vous-même reprendre la lecture à haute voix et, même si je reste convaincu que nous sommes devant une grande farce, certainement fomentée par ce petit groupuscule d’extrême gauche qui tente à chaque élection d’arracher un siège pour constituer un banc d’opposition et imposer son point de vue radical sur l’exploitation agricole de notre territoire, et bien, si vous lisez qu’à un moment, je me livre à un comportement bizarre, que je me lève nerveusement, menaçant, fouillant dans je ne sais quel endroit obscur de ce bureau auquel je n’aurais pas pensé, et bien, je vous autorise à fuir et à prévenir la police. Reprenez la lecture. Où en étiez-vous ?
— « Le Maire entra le premier dans son bureau et s’installa dans son large fauteuil ».
—Bon, ça, il semble que nous puissions le passer. Allez quelques pages plus loin.

Elle feuilletait, hésitante.

— Attendez… « bunker »… « héroïque »… « groupuscule d’extrême gauche »… Ah, j’y suis. « Et la secrétaire, convaincue de l’honnêteté du Maire, reprit à haute voix la lecture de l’histoire ».

Au fur et à mesure, ils se regardaient, désormais tous les deux inquiets, trouvant en direct tout ce qui se passait même dans leurs pensées les plus intimes. Ce fut finalement le Maire qui s’en irrita le premier, surtout à cause des allusions systématiques à ses penchants pour l’alcool. Tout lui sembla tout à coup évident, et il fallait immédiatement considérer le caractère d’urgence de la situation. Il allait bien y avoir un meurtre dans sa ville, et il devait absolument agir.

— Je préviens la police.

Au téléphone, le Maire adopta l’un de ses tons les plus graves. Il réclamait l’attention de son interlocuteur et alla droit au but. Il fallait immédiatement venir sur place et se renseigner sur l’identité d’un auteur de fiction dont il épela le nom deux fois. Dans la foulée, il contacta le Préfet pour lui demander qu’une cellule d’urgence soit constituée, discrètement. En moins de quinze minutes, la mairie était transformée en poste de commandement. Les employés étaient maintenant tous arrivés. Les ordres tombaient. On laissait tous les dossiers en cours. On fermait au public. Silence absolu. Ni presse, ni tweet. Rendez-vous en salle des conseils.

Le Maire totalement dégrisé était désormais le chef des opérations. Il venait d’élaborer une stratégie mais n’en parlait pas encore. Si ce livre était un témoignage de la réalité, alors, ce qu’il était en train de faire devait certainement être déjà écrit. Son seul moyen pour déjouer le meurtre serait sans doute de transformer l’histoire. Il pensa alors aux lecteurs, et il se dit qu’il fallait y mettre un peu de grandiloquence, car si l’auteur avait souhaité ainsi saisir son lectorat comme il l’avait parfaitement réussi avec sa secrétaire puis avec lui, c’est qu’il contrôlait bien sa matière. Mais lui aussi, à présent, contrôlait bien la situation. Il mesurait à l’épaisseur du livre qu’il avait sans doute le temps de mettre en place tout ce qu’il était en train d’envisager. Après tout, il était peut-être le héros de l’histoire. Les premières informations sur l’auteur arrivaient. Il souriait, excité, de se voir en train de ferrer le poisson. On apporta également plusieurs livres.

— Décortiquez-moi ça rapidement. Je veux tout savoir de ce que vous y trouverez, et si vous avez une question de grammaire, (Il désigna Martine), c’est elle l’experte et personne d’autre.

Tous les employés se mirent à l’œuvre. On trouvait, dans les textes, comment l’auteur s’était installé à l’abri des regards indiscrets, sur un bateau, comment il passait son temps dans la ville à observer les résidents et comment il décrivait, en effet, fidèlement, ce qui s’y passait depuis de nombreuses années. Le Capitaine chargé du bureau du port fut convoqué. Il fallait la liste de toutes les personnes possibles. On lut au Capitaine les descriptions du paysage, afin qu’il définisse mieux l’emplacement du bateau. Il ne fallait rien négliger, et en particulier le fait qu’il devait certainement utiliser un pseudonyme étant donnée la teneur de cette nouvelle œuvre qu’ils avaient reçue et qui faisait que tout avait été chamboulé. Quelqu’un osa tout de même poser la question que tout le monde avait sur les lèvres :

— Pourquoi ne lisez-vous pas la suite pour savoir ce qu’il en est vraiment ?

Le Maire s’expliqua. Il ne voulait pas arriver trop tard. De toute évidence, le roman était écrit en temps réel et il leur fallait juste aller plus rapidement que la vitesse de lecture. Ce qu’il avait pensé comme un piège inextricable se retournait contre son auteur, car le volume prouvait que l’histoire était longue. C’était maintenant à eux de la détourner stratégiquement, et de la raccourcir. Il fallait faire intervenir un expert en roman. La Directrice de la bibliothèque fut appelée en renfort. Elle expliqua que dans tous les livres de ce genre, le meurtre était plutôt l’élément introducteur et qu’on voyait débarquer les enquêteurs, un peu à la manière du célèbre Columbo qui passait ses épisodes à coincer le meurtrier. C’était plutôt cela que l’on recherchait dans un roman policier. Le Maire fut pris d’effroi.

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