Quatrième partie

Mardi, 11h45.

– Allô ? Salut Sylvie ! Ouais, c’est moi. Oh, tu sais pas quoi ? Il faut que je te raconte ! Hier, j’ai acheté un nouveau micro-onde. Et tu sais quoi ? Quand je suis passée devant la grille, le chien n’a pas hurlé. Il me pisse dessus directement, maintenant ! Comme ça, j’ai plus de temps pour chercher un magasin où on peut trouver des grille-pains waterproof. T’en connais pas, par hasard ?
– Tuut-tuut-tuut…
– Sylvie ? Syyyyylvie ?

Mince, elle a raccroché. D’habitude, ça dure une heure et ça finit par “Salut, à demain”. Là, ça fait à peine trente secondes. Et pas de “Salut, à demain”. Qu’est-ce qui a foiré ? Je ne comprends pas, j’avais tout enregistré sur mon dictaphone, j’ai tout appris par cœur hier soir. Une heure pétante ! Pas une minute de plus. Elle a dû avoir un problème. Un gros problème. Parce que, si c’était juste un collègue qui passait en feignant de ranger un dossier, elle aurait dû me demander d’attendre quelques minutes, elle m’aurait dit “Attends, y a quelqu’un”, et puis j’aurais avalé un verre d’eau. Non, non, elle a bien raccroché ! Y a du y avoir une coupure sur le secteur ! Ah, c’est bien ma veine. Juste le jour où je décide de me lancer ! Pas de répits pour les débutants ! Mince, alors ! Et si c’était plus grave ? un malaise ? Ah, la, la. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Des fois, quand elle n’est pas disponible à 11h45 à cause d’une réunion ou du pot d’anniversaire du patron, Béatrice raccroche. Elle dit “j’te rappelle”, et elle rappelle après. Elle a même mis le numéro de Sylvie en mémoire. La touche “0” pour sortir du réseau interne, la touche “1” pour commander une pizza, la touche “2” pour appeler “chéri”, la touche “3” pour Sylvie.

“1” = “Une quatre fromages… oui, oui, comme d’habitude, au deuxième étage.”
“2” = “Je vais arriver en retard ce soir, chéri, ne t’inquiète pas.”
“3” = “Allô, Sylvie, c’est Béatrice”. Et hop, c’est reparti pour une heure.

Sûr, il y a un problème. Il faut que je la rappelle. Allez, deuxième essai.

– Allô, Sylvie ? C’est Béatrice, qu’est-ce qui t’arrive ? Je me suis inquiétée, j’ai cru que…
– Tuut-tuut-tuut…
– (…)

Mince alors, ça marche pas. Il doit y avoir un problème dans le lancement de la session “conversation d’une heure”. Pourtant, j’ai tous les mots-clés, j’ai toutes les formules, j’ai tout mon temps d’enregistrement, j’ai étalé deux cent trente-cinq trombones sur le bureau pour les tripoter en parlant, j’ai déposé un verre d’eau au cas où quelqu’un viendrait, j’ai même laissé pousser quelques cheveux pour remonter ma mèche en coinçant le combiné sur mon épaule. Qu’est-ce que j’ai bien pu oublier ? J’ai beau regarder autour de moi, je ne vois pas. Les photocopieuses sont… Mais oui, suis-je bête ! Les photocopieuses ! Il faut qu’elles marchent ! Sans le brouhaha des photocopieuses, ça marche pas ! Vite. Combien y a de feuilles, là ? Une, deux, trois, …, quarante-deux, quarante-trois, …, cent trente-six, cent trente-sept, cent trente-huit. C’est bon, j’en mets soixante-neuf dans la photocopieuse “couleur”, et soixante-neuf dans l’autre. Une, deux, trois, …, quarante-deux, quarante-trois, …, soixante-huit, soixante-neuf. Hop, c’est parti pour la première ! À l’autre ! Une, deux, trois, …, quarante-deux, quarante-trois, …, soixante-huit, soixante-neuf. Recto-verso, ça fait encore plus de bruit ! Hi, hi, ça va marcher, ça va marcher. Vite, au téléphone ! “3”, et c’est reparti pour une heure ! Troisième essai.

– Sylvie, c’est Béatrice ! Oh, je t’entends mal avec ce BROUHAHA de photocopieuse (hé, hé, avec ça, si elle n’a pas compris le message). Oh, la, la, attends, il faut que je te raconte ! Hier, j’ai acheté un nouveau…
– Mais enfin, laissez-moi tranquille, monsieur ! Tuut-tuut-tuut…
– Je…

Monsieur ? Voilà qu’elle me prend pour un homme ? J’ai les mèches les trombones et le verre d’eau, je suis à mon bureau, le téléphone sonne à 11h45, je décroche ! Je suis Béatrice ! Mince alors, mais elle m’agace, celle-là ! J’ai passé des mois et des mois à trouver assez d’occupations dans une journée pour faire une heure d’enregistrement, j’ai acheté un micro-onde tous les jours, des grille-pains, du sucre et de la farine, j’ai suivi plus de soixante personnes dans la rue pour comprendre ce qu’elles font après leur travail. J’ai pissé sur un chien, compté les pavés, ouvert tous mes disques pour voir s’ils étaient dedans, j’ai pris le métro, le tram, le bus, le taxi pour avoir des grèves et des embouteillages. Ici, les gens ne parlent que de grèves et d’embouteillages ! J’ai eu trois grèves et vingt-cinq minutes d’embouteillage dans la rue Victor Hugo. Le chauffeur de taxi m’a même expliqué pourquoi il n’utilisait jamais les couloirs de taxi. Aujourd’hui, j’ai une heure d’enregistrement, j’ai bâillonné Béatrice sur mon siège pour éviter qu’elle me dérange pendant ma conversation. Elle gesticulait tellement que je l’ai mise dans le placard. Hop ! Aux archives, la collègue ! On n’en parle plus. Maintenant, c’est moi, Béatrice !

Mais non, ça suffit pas ! Il faut encore que je me fasse raccrocher au nez ! Voilà comment on est remercié par nos amies, hein ! Ah, c’est sûr, on peut toujours compter sur elles ! Attends un peu, je n’ai pas dit mon dernier mot.

– Allô ? C’est Béatrice. Salut, et à demain !
– (…)

Et voilà. C’est moi qui raccroche, cette fois. Ah, ah, elle ne croyait tout de même pas s’en sortir comme ça ! J’ai toute l’après-midi pour réviser, maintenant. Tomorrow is another day !

–> PLAY : “Aujourd’hui, j’ai acheté un nouveau micro-onde. Je suis passé devant la grille et pour la première fois, le chien n’a pas hurlé…”

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