Chiquito 02

La route est encore mouillée mais il s’est arrêté de pleuvoir. À voir le ciel se dégager, il se dit que la journée sera peut-être plus belle que ce qu’il avait envisagé en prenant son haut de survêtement à capuche. Il pense qu’il arrivera un peu tôt sur le lieu de son travail, qu’il aura même le temps de se balader avant de prendre son service. La campagne est encore endormie sous une épaisse rosée. Il allume le poste de radio sur une chaîne musicale. Il reconnaît tout de suite l’inachevée de Schubert qu’il chante à tue-tête en imitant les gestes d’un chef d’orchestre avec ses bras. Le paysage qu’il découvre, le soleil levant, la brume se dissipant, la pleine lune encore haute dans le ciel, lui semble plus poétique, bucolique, accompagné d’une musique qu’il finit simplement par écouter en arrêtant de chanter. Il écrase sa cigarette dans le cendrier, respire l’air frais de la nature. Plus il approche, plus le ciel se charge de lourds nuages. Il commence à espérer qu’il pleuve une partie de la journée pour qu’il y ait moins de monde au bar. Ce sont des jours où son patron ne cesse de râler, d’annuler la venue des serveurs tout au long de la journée, d’afficher l’expression d’une profonde désolation sur son visage, mais lui, comme il doit rester quel que soit le temps qu’il fait, se réjouit parfois du calme qu’il trouve avec seulement quelques habitués, les gars du coin, qui passent de longs quarts d’heure à avaler leur café, à boire leur première bière, leur premier verre de vin blanc. La radio diffuse maintenant une longue phrase de Mahler qu’il ne connaît pas, admirable dans l’écriture et dans l’interprétation. Il ferme la fenêtre et augmente le volume sonore pour mieux percevoir les détails. Le doux désespoir des cordes, une pluie fine qui envahit le paysage. Il se voit seul défiler sur les routes de campagne. La nostalgie le gagne. Il sent la fatigue se répandre dans toutes les parties de son corps, les jambes, le dos, les bras. Sa respiration ralentit. L’inspiration s’approfondit. L’émotion circule lentement et remonte du ventre pour se concentrer dans la gorge. Il se parle doucement comme pour se rassurer. « Ça va aller ». Il se souvient de ce qu’il a envisagé cette nuit, qu’il demanderait une plus longue pause en début d’après-midi pour aller faire une sieste au bord de l’eau. Il entre dans la ville, croise quelques voitures, se dirige vers le port, passe devant le bar. Malgré la pluie, son patron installe déjà les tables de la grande terrasse. Il ne se fait pas remarquer. Il se gare plus loin, coupe le moteur. Il attend la fin de la longue phrase de Mahler puis éteint la radio. Il prend son sac à dos, sort de la voiture, verrouille la porte, s’allume une cigarette, regarde l’heure sur son téléphone portable, se confirme qu’il a encore le temps de se promener un peu. Il marche lentement le long du quai. La pluie est fine. Il place sa capuche sur sa tête, remonte la fermeture Éclair de sa veste, emprunte le pont qui permet de rejoindre l’autre rive du port où sont amarrés les vieux gréements endormis. Cette partie lui plaît particulièrement, bordée d’arbres. Le sol, qui n’a ici jamais été goudronné, fait un lien entre la ville et la forêt qui s’ouvre, sauvage, mystérieuse, dès le dernier virage au bout du pont. Il suffit de s’enfoncer quelques mètres pour se sentir ailleurs. C’est cette sensation qu’il cherche. La forêt le submerge. Il est immédiatement impressionné. Son pas ralentit comme pour respecter les lieux. Il veut se faire aussi discret que possible. Le seul chemin qu’il est possible de suivre lui demande quelques efforts. À cause de la pluie, la terre n’est pas stable. La montée est glissante. Il s’aide de quelques pierres, quelques branches. Il sent à nouveau l’extrême fatigue de son corps, prend une dernière bouffée de cigarette, se baisse pour l’éteindre et place le mégot dans sa poche de pantalon. Il connaît des passages lui permettant de s’écarter du chemin principal et d’explorer une partie rarement fréquentée de la forêt. Son petit parcours l’oblige à quelques contorsions entre les arbres arrachés, les hautes fougères, les ronces. Il arrive au bord d’une pente très abrupte qu’il choisit de ne pas descendre pour ne prendre aucun risque de glisser ou de ne pas pouvoir remonter sans se salir. Il reste en haut, aperçoit l’eau entre les feuillages. Il entend la pluie mais ne la sent pas. Il s’assoit sur un rocher, contemple longuement la nature qui l’entoure. Il inspire profondément, se dit qu’il aime cette odeur de feuilles mouillées, de terre et d’arbres. Des bruits lui font deviner la présence d’oiseaux. Il pose son sac à dos au sol, retire son haut de survêtement puis son t-shirt et les pose à côté de lui sur le rocher. Il se met debout, lève les bras comme pour s’étirer, exerce quelques mouvements de rotation avec la tête, redresse son torse et bloque de l’air en haut de ses poumons. Il sent son dos craquer, essaie d’étirer sa colonne vertébrale en courbant le bas du dos. Un frisson lui parcourt tout le corps. Il pousse un grand cri de soulagement et se met à rire. Il ramène ses bras presque croisés au niveau des épaules, entame des mouvements de torse de gauche à droite, se plie vers l’avant, tend ses bras pour atteindre ses pieds, se redresse, place les bras sur les hanches, continue ses mouvements de torse, replace ses mains au-dessus de la tête et s’étire encore. Il reprend une position normale et se rassoit sur le rocher. Il se saisit de ses affaires, enfile son t-shirt et son haut de survêtement qu’il ferme jusqu’en haut. Il place la capuche sur sa tête, attrape son sac qu’il place sur ses deux épaules, repart d’un pas rapide et assuré jusqu’au chemin principal. Il ralentit chaque fois qu’il sent que la vitesse de sa marche pourrait le faire glisser, mais la descente est déjà plus sportive. À l’entrée du port, il se met presque à courir, joyeux, fait sans raison un tour sur lui-même en expulsant un rire généreux accompagné de ses mains qui frappent au rythme de sa marche. En voyant une poubelle, il jette le mégot qu’il avait mis dans sa poche. Il enjambe la haie qui sépare la route de la terrasse du bar et commence son grand show d’homme toujours joyeux, toujours énergique, jamais fatigué, en saluant la compagnie bruyamment, serrant les mains de tous les clients, posant à tous de nombreuses questions sur leur soirée de la veille, demandant à ses collègues s’ils avaient vu cette magnifique pleine lune. Il embrasse les filles généreusement. Tous sont très heureux de le voir arriver. Il entre dans la réserve, jette son sac à dos dans un coin, retire sa capuche, ouvre sa veste, l’enlève et l’accroche à un portemanteau. Il place sur sa tête une casquette, se regarde dans un miroir pour l’ajuster, prend à bras le corps une caisse de bouteilles de coca et la porte près des frigos dont il est responsable. Ici, il est « Tchikie ». À partir du moment où il est derrière le comptoir, toutes les commandes de boissons et de glaces lui sont adressées, il recense les consommations sur des petites fiches client, vérifie les montants avec les serveurs. Il répond aux interpellations qui lui sont adressées. « Allô le bar », « Allô Tchikie », « un café noisette, une carafe d’eau avec quatre verres, trois allongés, deux Perrier », « Allô Tchikie », « un jus de pamplemousse, deux menthe à l’eau dont une sans glace, un double expresso ». Il n’a alors plus une minute de répit, car si les commandes ralentissent, il rince les verres, les tasses, les carafes, avant de les envoyer avec des gestes toujours rapides dans les trois lave-vaisselles express dont il dispose sous le comptoir. Dès que ses cargaisons baissent, il se rue vers la réserve et en revient les bras chargés de caisses. Malgré la pluie, de nombreux clients se sont amassés dans la salle et « Tchikie » voit ainsi défiler sa journée, devinant les horaires et l’évolution du temps à la modification des commandes. Premiers apéritifs, premières glaces. Les odeurs de fritures commencent à envahir l’espace. Le temps s’est dégagé. La terrasse s’est certainement remplie. Il agit comme un automate arborant toujours un large sourire, répondant gaiement aux sollicitations de tous ceux qui préfèrent rester au comptoir, commentant les exploits sportifs qui défilent sur un grand écran de télé, fouillant dans la playlist du patron ce qui pourrait rendre l’ambiance encore plus détendue, estimant seul la qualité des musiques. « Allô le bar », « Allô Tchikie », il virevolte, sélectionne les verres au fur et à mesure où il entend défiler les commandes. Son patron l’interpelle, lui dit que c’est l’heure de sa pause-déjeuner, qu’il peut passer sa commande au chef cuistot et s’installer dans la salle où il trouvera de la place, mais il ment et dit qu’il s’est apporté quelque chose à manger, qu’il l’a laissé dans sa voiture et qu’il préfère aller manger à l’extérieur. « Comme tu préfères. Reviens dans une demi-heure ». Entendant cela, il pense qu’il est trop tard pour négocier une longue pause. Il laisse tout en plan, attrape sa veste et l’enfile en traversant la pièce. Le soleil a en effet envahi le ciel. La lumière l’éblouit et lui fait penser qu’il a oublié son sac à dos. Il court presque le chercher dans la réserve, en sort ses lunettes de soleil, son paquet de cigarette, ses clés de voiture. Dès qu’il n’est plus en vue de la terrasse, il ralentit, range ses clés de voiture dans son sac, s’allume une cigarette, salue aimablement des clients qui le reconnaissent. Il reprend sa marche vers la forêt. Le sol est déjà sec. Il rejoint rapidement le rocher qu’il avait atteint le matin-même et s’assoit, finissant tranquillement sa cigarette qu’il écrase. Il sort un mouchoir en papier de son sac, enrobe le mégot et remet le tout dans sa poche, puis sort son téléphone portable. Il constate l’heure qu’il est. Aucun message. Il pense à sa mère et imagine qu’elle est debout depuis longtemps maintenant. Il se dit qu’il devrait peut-être l’appeler pour se justifier de ne pas l’avoir réveillée comme il l’avait promis, mais il se reprend, en souriant lui-même que de toute façon, vu l’état dans lequel elle était la veille, elle ne s’en souviendrait pas. C’était l’un des traits significatifs de cette maladie, qu’il appelait désormais « alcoolisme », que d’effacer presque intégralement la mémoire immédiate durant les rares mais puissantes périodes de profond sommeil tel que celui dans lequel sa mère avait manifestement sombré après sa crise de vomissements. Il fallait faire avec l’absence de suivi d’un trop proche passé. Seules les vagues d’un temps beaucoup trop ancien remontaient à la surface de la conscience nourrissant, comme il l’avait supposé en analysant la nature de ses propos durant ces grandes crises, un terreau d’angoisses et d’incompréhensions, car toutes les images, les faits et leur chronologie, semblaient se confondre et prendre une allure suffisamment saisissante d’effroi pour qu’il n’y ait plus que l’ivresse et les images hypnotisantes d’un écran silencieux pour en neutraliser l’afflux apparemment incessant. Il se sentait impuissant lorsqu’il pensait au mal qui rongeait sa mère, mais il se rassurait en croyant qu’un déclic allait forcément la faire réagir, que ce n’était qu’une période qu’elle traversait le temps de stabiliser les bouleversants événements qui avaient ponctué leur vie. S’il ne devait être présent que pour la soutenir, il le serait jusqu’à ce qu’il trouve le bon moment pour aller s’occuper de ce problème avec des services compétents. Des questions difficiles à formuler, auxquelles il se sentait incapable de répondre, s’imposaient dans ses pensées. Il n’y faisait face que dans l’urgence de la situation, au moment où elles se présentaient, selon l’état dans lequel il trouvait sa mère en rentrant, selon ce qu’ils partageaient lorsqu’il passait une journée de repos avec elle, selon, finalement, le quotidien de la maladie, se sentant en partie responsable de devoir s’occuper de ce qui pouvait immédiatement mettre sa mère en danger, mais ne pensant pas qu’il pourrait être celui qui empêcherait l’addiction de s’installer au point de la dégrader si vite, de la vieillir si vite, de la rendre si vite presque constamment inaccessible à toute forme de discussion pouvant toucher de près ou de loin les conséquences, et encore moins les causes, de son alcoolisme.

Il voit les bateaux défiler à travers les arbres, se dit qu’il serait bien, là, pour faire la sieste à laquelle il avait pensé. Il pose ses mains, bras tendus, sur le rocher, renverse la tête en arrière. Les cimes doucement mouvantes. Le ciel. La splendeur de toutes ces dimensions vertigineuses. Il ferme les yeux, ne fait plus que sentir ce qui l’entoure. Il se balance légèrement. Une musique d’accordéon lui revient en mémoire. Une valse certainement entendue au bar dans la matinée. Il chantonne sans chercher à reproduire les thèmes, souriant pour lui-même, se laissant aller jusqu’à prendre le risque de s’endormir, forçant presque le rêve, s’imaginant dansant au milieu d’un grand champ, tournant, tournant, les bras tendus, riant d’être juste là, comme ça, avec cette personne-là, finissant par l’enlacer, l’embrasser, tomber et ne plus faire que rire. Il ouvre les yeux brutalement, ressent comme un vertige, se maintient au rocher, redresse la tête, essaie de se calmer. Il repart vers le port, presque en courant. Avant d’arriver au bar, il s’arrête, jette son mégot dans la poubelle. Il regarde l’heure sur son téléphone portable. Il a encore quelques minutes. Il appelle chez lui pour avoir quelques nouvelles de sa mère. Elle ne décroche pas sur le fixe. Il essaie sur son téléphone portable et tombe sur sa messagerie. C’est plutôt son genre de ne pas répondre au téléphone. Il se dit qu’il essaiera dans l’après-midi. Il arrive en bordure de la terrasse du bar. Il est à nouveau « Tchikie », s’arme de son plus beau sourire, fait son entrée triomphante, dépose son sac dans lequel il range ses lunettes de soleil, accroche sa veste dans la réserve et retourne derrière le comptoir. « Allô Tchikie », « Trois boules fraise dans un verre, une carafe d’eau avec deux verres, deux Leffe, un déca allongé, une limonade, une Stéphanie ». L’après-midi ressemble à toutes les après-midis d’un jour d’été bien ensoleillé. Les rares moments où il se retrouve seul dans la réserve, avalant le contenu d’un grand verre d’eau qu’il s’est préparé en hâte, il se regarde dans le miroir, pense que son mal de tête n’a toujours pas cessé, trouve que les traits de son visage sont tirés par la fatigue. Il porte ses mains sur ses joues, se frotte comme s’il se savonnait, s’approche du miroir, inspecte le fond de ses yeux, se recule, ajuste sa casquette, mime le grand sourire qu’il s’est promis de ne jamais quitter. Il voit de loin l’effervescence de la salle, se dit que malgré cela, il a bien mérité une petite pause, sort une cigarette de son sac ainsi que son téléphone portable, prévient le patron qu’il prend quelques minutes, traverse la terrasse bondée et ensoleillée, s’éloigne un peu au bord de l’eau, s’assoit sur le quai, les jambes croisées, allume sa cigarette. Il essaie une nouvelle fois d’appeler sa mère, d’abord sur le fixe, puis sur son téléphone portable. Elle ne répond ni sur l’un, ni sur l’autre. Il soupire longuement. « Qu’est-ce qu’elle fout, encore ? », pense-t-il. Il se dit qu’à l’heure qu’il est, elle est très certainement en train de tuer de longues heures d’ennui devant la télévision, qu’elle a sans doute laissé son téléphone portable dans sa chambre. Il rappelle plusieurs fois sur le fixe, s’arrête en plongeant son regard dans le mouvement lent des bateaux qui passent au loin. Il murmure, plus inquiet qu’énervé cette fois-ci. « Qu’est-ce qu’elle fout, putain ? ». Il se relève, marche lentement le long du quai, regarde la terrasse du bar, écrase sa cigarette au sol, tripote nerveusement son téléphone portable, réfléchit aux options qui s’offrent à lui de savoir ce que peut faire sa mère. Appeler les voisins. Y aller. Rien ne lui semble raisonnable. Il se force à ne pas s’inquiéter pensant aux nombreuses fois où il s’était retrouvé dans la même situation, rentrant à pleine vitesse chargé d’angoisse pour finalement la découvrir dans un état d’ébriété qu’il avait mis de longs mois à accepter comme le quotidien presque passif d’une forme de dépression. Il charge ses poumons d’une profonde inspiration et s’interpelle en pensées. « Ne t’inquiète pas. Tu es fatigué. Ça ne va rien changer d’y aller maintenant ». Il sent comme un voile frais se déposer sur son front. Un vent léger le fait frissonner. Et en expulsant l’air qu’il a longuement gardé, il dit tout haut. « Tout va bien », « Tout va bien », « Tout va bien », frappe rapidement dans ses mains, agite ses jambes comme pour se préparer à une course folle, place son téléphone portable dans sa poche de pantalon et retourne à son poste plein de sa joie feinte fraîchement recomposée.

Il sait que son patron n’aime pas que les employés gardent avec eux ces machines qu’ils finissent toujours par consulter frénétiquement jusqu’à parfois répondre à un appel devant les clients pour n’avoir qu’à dire qu’ils ne peuvent pas parler, mais il préfère le garder dans sa poche. Aussi prévient-il son patron que sa mère a eu un malaise la veille et il lui demande l’autorisation de lui répondre au cas où elle appellerait. Le patron accepte. Il ne connaît pas exactement la situation mais sait, pour avoir saisi quelques confidences énigmatiques, que « Tchikie » passe beaucoup de temps à s’occuper de sa mère. Un furtif échange discret et amical s’installe. Le patron réclame, sans insister, quelques nouvelles, et « Tchikie » le rassure en mentant qu’il n’y a rien de grave, à son avis, mais qu’il avait demandé à sa mère de le tenir informé si elle arrivait à voir un médecin dans la journée. Il est seul à savoir qu’elle ne l’a jamais fait, et qu’elle ne le fera pas plus aujourd’hui. Son mensonge le plonge dans un profond remords. Il pense à toutes ces fois où c’est peut-être ce qu’il aurait dû faire, appeler un médecin, même au milieu de la nuit, afin qu’on administre à sa mère des produits pour la calmer plus efficaces que les tisanes qu’il lui préparait. Ses pensées sont fragmentées par les commandes qu’il continue de recevoir, neutralisées par son devoir. Il n’a plus aucun goût à être là où il est, sent bien que chaque heure passe de plus en plus longuement, que l’effort de paraître joyeux est plus difficile à fournir. Malgré cela, il sourit largement, mais les réponses qu’il adresse aux incessantes sollicitations sont plus courtes, intelligemment conclusives. Il cherche à s’occuper pour n’avoir aucun moment d’interaction avec les clients. Le brouhaha du bar, la musique, les cris de joie des joueurs de flipper, l’empoisonnent. Il a posé un verre sur le bord du comptoir. Dès qu’il le peut, il le remplit d’eau et en vide le contenu par de larges gorgées. Quand il tire une bière, quand il prépare un café, qu’il plonge les ustensiles dans la glace, il sent de la tension dans ses bras, de la violence dans ses gestes. Le tiroir-caisse, les portes de frigo et de lave-vaisselle, tout est ouvert et fermé avec nervosité. L’eau qu’il avale à longueur de temps ne dissout pas la boule d’émotion qui s’est formée dans sa gorge.

Mona vient d’arriver au comptoir. Il connaît à peu près ses horaires. Grâce à elle, il sait combien de temps il lui reste encore à faire. Il sait surtout que le service va se calmer, que les cuisines vont fermer, qu’il n’y aura bientôt plus de glaces à faire, que des boissons à servir. Il profite de son arrivée pour aller fumer une cigarette avec elle sur la terrasse. Mona est une fidèle cliente. Elle vient presque chaque soir après son service, embrasse tous les serveurs, le patron, comme si elle était chez elle, pose un premier billet sur le comptoir, et comme toujours, une Ruby, avant d’aller fumer une cigarette. Le bar est comme une deuxième maison pour elle. Elle y maintient des relations qui lui font assimiler toutes ces connaissances à une famille propre. C’est une fidèle en amitié. Elle est pleine d’espérance en l’humanité. Elle fait du bien quand on la rencontre, parce qu’elle écoute et respecte beaucoup l’identité de toutes les personnes qu’elle côtoie. Elle s’entend bien avec « Tchikie », essentiellement parce qu’elle fait souvent la fermeture du bar, finissant par l’aider à ranger les dernières caisses, à rassembler les derniers verres, les dernières bouteilles, à vider les cendriers, à sortir les poubelles. Elle est aussi souvent là lorsque le bar n’est plus réservé qu’aux employés débauchés à qui il est autorisé de prendre un verre avant de partir. Mona est plutôt du genre à se confier rapidement à tous ceux qu’elle trouve sympathiques, mais la part la plus intime, elle la réserve à « Tchikie ». En retour, il lui fait également part de quelques préoccupations qu’il garde la plupart du temps pour lui. En dehors du bar, Mona et « Tchikie » ne se voient jamais. Leur relation ressemble tout de même à de l’amitié. Comme on pourrait vivre, en couple, dans une chambre séparée, ils vivent, en amitié, dans leur propre univers. Ils se sont échangés leurs numéros de téléphone portable, se promettent souvent de s’appeler, mais ne l’ont jamais fait jusqu’à présent.

Sur la terrasse, « Tchikie » écoute Mona lui raconter en désordre une grande partie de sa journée. Elle est bavarde et développe parfois des sujets assez peu pertinents, mais sa nature généreuse n’oublie jamais de donner la parole à celui qui l’accompagne. « Tchikie » lui dit qu’il est terriblement fatigué et qu’il commence à trouver le temps long. Il parle à mi-mot de sa nuit de quasi-insomnie dont il attribue la cause, aussi pour brouiller les pistes, à la pleine lune. Mona rit de l’imaginer en loup garou, visage déformé, torse nu, hurlant dans la forêt. « Tchikie » rit à son tour de cette coïncidence en se remémorant quelques images de son cauchemar, et en se revoyant sur son rocher le matin-même. Ils écrasent leur cigarette et retournent au bar. La soirée devient plus légère. Les parties de billard s’enchaînent. Les touristes se raréfient. C’est le temps des amis du coin qui se retrouvent pour s’amuser. Mona boit Ruby sur Ruby. L’ivresse la rend très heureuse. Elle danse au milieu de la salle, entraîne les autres dans sa joie, offre des verres, des parties de billard, des cigarettes. Elle reproduit son schéma familial utopique, basé sur la générosité. Elle donne sans compter. Elle réclame encore une chanson, encore une danse, encore un verre, quand le patron commence à faire comprendre à l’assemblée, unie dans l’ivresse, qu’il est bientôt temps de fermer. Pendant que les derniers clients profitent de chaque minute offerte, pensant à celles qu’on pourrait leur voler, les serveurs rassemblent les chaises et les tables de la terrasse. À l’intérieur, on sort les balais, on pose les chaises libérées sur les tables, on rapporte les verres au comptoir, on refuse de servir quoi que ce soit, quelle que soit la quantité, on prépare les fiches, on encaisse. Seuls restent à traîner les amis proches qui savent, en feignant toujours d’en être surpris, qu’il y a le dernier verre du patron offert avant tout aux employés. « Tchikie » n’en profite pas encore, occupé derrière le comptoir à rendre l’espace impeccable pour commencer la journée du lendemain. C’est seulement quand il est sûr d’avoir fini qu’il se tire une première bière qu’il avale en quelques gorgées, seul derrière son comptoir, observant l’heureuse compagnie, écoutant où en sont les conversations. Mona l’interpelle. Il se sert une seconde bière et les rejoint, s’installant sur la terrasse, acceptant la cigarette que lui tend Mona, Mona la généreuse, riant de le voir enfin se joindre aux autres. Il parle peu, boit rapidement sa seconde bière, sent que l’ivresse le gagne. Mona sautille devant lui, lui tend les bras comme pour l’inviter à danser. Il fait mine de refuser d’abord, puis il accepte. Il y a encore de la musique à l’intérieur du bar. Ils dansent ensemble sous les encouragements des autres qui rient de les voir tituber. « Tchikie » lâche les mains de Mona et se lance dans un solo chorégraphique rythmé et sensuel, soulevant son t-shirt en se passant les mains sur le ventre. Les serveurs s’amusent en détournant leur manière de s’adresser à lui tout au long de la journée. « Allô Tchikie », « un striptease ». « Tchi-kie », « Tchi-kie », « un striptease ». Ça tape des mains. « Tchikie » s’enflamme, il prend sa casquette, la fait tourner au-dessus de sa tête avant de la lancer à Mona qui l’attrape en plein vol. Il fait vite de même avec son t-shirt qu’il retire rapidement, fait tourner au-dessus de lui. Il le tend entre ses mains, le place derrière lui, en bas du dos, danse ainsi en tortillant le bassin avec une franche provocation. Pris d’un fou rire, il s’assoit brutalement, et sous les applaudissements hystériques, les sifflements, les regards d’un patron amusé de voir ses employés se détendre et rester malgré leur longue journée de travail, il saisit le verre de Mona, le vide entièrement, se relève en se frappant le torse bombé et s’adresse à lui-même. « Allô Tchikie », « Deux Ruby pour Mona et Tchikie ». Mona crie « oui » en tapant des mains. Le patron les prévient que ce sera le dernier. « Tchikie » se dirige déjà vers le comptoir. Il enfile son t-shirt, tire les deux bières. Mona l’a suivi et lui tend sa casquette qu’il replace sur sa tête. Fiers de leur petite échappée, ils rient ensemble et restent au comptoir pour boire lentement ce dernier verre autorisé. Le patron entre éteindre la musique et la lumière de la terrasse. Il félicite « Tchikie » pour son show en lui tapant sur l’épaule. Il l’invite à vite finir sa bière car la météo prévoit une journée équivalente à celle qu’ils ont eu aujourd’hui et donc, pour eux, une journée épuisante qui commencera tôt. « Tchikie » arbore généreusement son plus beau sourire. Il a les yeux brillants d’alcool et de fatigue. Il finit sa bière en même temps que Mona, prend les deux verres, les rince et les place dans le lave-vaisselle. Il passe encore deux trois coups de chiffon sur le comptoir, entre dans la réserve, enfile sa veste, enlève sa casquette qu’il accroche au portemanteau, se regarde dans le miroir, s’ébouriffe les cheveux, place sa capuche, attrape son sac qu’il jette d’un geste brusque sur ses épaules. Il sort en emportant Mona qui, entretemps, s’est préparée aussi. Ils saluent amicalement tous ceux qui sont restés. « À demain ». Mona et « Tchikie » se retrouvent sur le quai, longent le port. Le ciel est dégagé, la lune brille encore aussi fortement que la veille. Mona s’arrête devant le chemin qu’elle doit prendre pour rentrer chez elle. Ils s’embrassent et se souhaitent une bonne nuit. Mona part en courant. « Tchikie » marche paisiblement jusqu’à sa voiture, déverrouille la portière, l’ouvre, pose son sac sur le siège passager, ferme la porte et place ses mains sur le volant. Il se rend bien compte qu’il a trop bu pour conduire, regrette de s’être laissé emporter par la fatigue et l’ambiance, se souvient tout de même qu’il s’est bien amusé, sourit encore en se revoyant danser sur la terrasse. Il sort son téléphone portable de sa poche. Il consulte l’heure. Il pense que sa mère ne l’a pas rappelé. Il n’envisage plus de l’appeler. Elle pourrait être déjà couchée et, si ce n’est pas le cas, il l’a verra dans peu de temps. « Dans quel état », pense-t-il. Ces mots dans sa tête lui rappellent son état à lui. Il pousse son siège vers l’arrière, se dit qu’il pourrait fumer une cigarette comme ça avant de repartir. Il s’allonge, ferme les yeux. Sa tête est prise d’un violent vertige. Ses pensées lui échappent. Il s’endort instantanément. Au moment où il se réveille, en sursaut, il a l’impression qu’il ne s’est écoulé que quelques secondes. Il consulte l’heure sur son téléphone portable et n’en croit pas ses yeux. Il vient de dormir deux heures. Il redresse son siège brutalement. « Oh putain, Tchikie, tu déconnes, là ! ». Il s’insulte, frappe sur le volant, crie « tu vois ce que ça fait de boire comme un trou », « t’es bien le fils de ta mère ». Il sort de la voiture, court jusqu’à la haie, déboutonne son pantalon, urine, reboutonne son pantalon, revient à sa voiture en courant, s’assoit, ferme la porte, consulte à nouveau l’heure sur son téléphone portable, cherche sa clé de voiture les mains tremblantes. Il est furieux contre lui-même, met le contact, sort du parking rapidement. La route semble longue. Il roule vite, s’allume une cigarette, finit par se calmer. Il se dit que si sa mère est encore devant la télé il ne faudra pas qu’elle remarque qu’il a bu. Tout en conduisant, il fouille dans son sac à dos, trouve des chewing-gums, son déo dont il s’asperge les mains pour s’en appliquer sur le visage. Il écrase sa cigarette dans le cendrier, ouvre grand la fenêtre. Il arrive dans sa rue, entre dans le jardin, se gare, ferme la fenêtre, coupe le moteur, prend son sac à dos, ouvre la portière, sort de la voiture, referme la portière, verrouille. Aucune lumière dans la maison. Pas de télé dans le salon. Il se rassure en pensant qu’il va donc vite aller se coucher. La porte d’entrée est verrouillée. Il sort sa clé, déverrouille sans faire de bruit, entre et referme à clé derrière lui. Il monte directement dans sa chambre sans rien allumer, pose son sac sur le sol, retire sa veste, ses nu-pieds, son t-shirt et son pantalon. Il redescend dans la salle de bain, ferme la porte avant d’allumer, retire son caleçon, enjambe la baignoire, se mouille rapidement, se savonne, se rince, attrape une serviette, s’essuie énergiquement, place la serviette autour de sa taille, se lave les dents, s’inspecte dans le miroir. Il éteint la lumière, ouvre la porte de la salle de bain, sort, hésite quelques secondes en écoutant le silence de la maison. Il a tout de même envie de savoir si sa mère va bien et si, comme il le suppose, elle dort. Il se dirige vers sa chambre. La porte est comme il l’avait laissée le matin-même, entrebâillée. Il ouvre. Il est doublement saisi, tétanisé, par l’odeur et par l’image. L’odeur pénétrant dans son corps tout entier. L’image de sa mère dans la même position. Il ne se formule rien, met même plusieurs secondes à s’acclimater aux formes que la nuit dessine. La conscience le frappe et neutralise ses pensées. Son torse encore humide se met à frissonner. Une lourde salive envahit sa bouche. Sa gorge brûle. Il s’accroche à la poignée de la porte. Sa respiration s’emballe. Il suffoque. Ses jambes tremblent. Il court jusqu’à la salle de bain, ouvre violemment la porte, allume la lumière, jette sa tête dans la cuvette des toilettes et se met à vomir bruyamment. Il tente de reprendre de l’air en toussant. Son corps tout entier n’est plus que tremblements. La bile qu’il vomit est amère, son estomac n’arrête plus de se contracter dans le vide. L’odeur envahit toutes les pièces. L’image lui revient. Il crie « Maman ». Il crie « Maman » tant de fois, toutes les fois où son souffle l’autorise à expulser le mot, hurlant, plaintif, angoissé, sans mesure, sans savoir, sans comprendre, jusqu’à ce qu’il s’assoie contre la baignoire, à côté de la cuvette des toilettes, repliant ses jambes contre son torse. « Maman ». La suffocation devient insupportable. Il se lève, claque la porte de la salle de bain, tire la chasse d’eau une première fois, une seconde fois, une troisième fois. Il fait couler de l’eau dans le lavabo, plonge ses mains pour s’en passer sur le visage, la nuque, boire quelques gorgées au passage. Il détache sa serviette, s’essuie, reste longuement la tête plongée dans la serviette, se retourne, regarde autour de lui. Un étau sert sa tête. Il tousse, il pleure, il tremble. Il attrape son caleçon, l’enfile. Il ouvre la porte et la referme aussi sec. Il tente de remettre du sens dans ses pensées. Il tourne en rond dans la salle de bain, éteint et allume la lumière frénétiquement. Ses mains tremblent de plus en plus. Il frappe contre le lavabo à plusieurs reprises. Il se redresse, hurle une dernière fois « Maman » pour que la terre entière l’entende, attend comme une réponse, comme un espoir, se voit dans le miroir à demi-nu, attrape un peignoir, l’enfile, croise ses bras autour de sa poitrine. Il a subitement froid. La nausée le gagne à nouveau. L’odeur. L’image. Il se précipite hors de la salle de bain, hors de la maison. Il est dans le jardin, court jusque chez les voisins les plus proches, sonne, tambourine. Il n’a plus qu’une phrase à la bouche. « Je suis désolé », « Je suis désolé ». Il ne fait plus que pleurer. Les voisins ouvrent, terrorisés. « Je suis désolé ». « Que se passe-t-il, Théo ? ». « Je suis désolé ». « Théo, calme-toi, que se passe-t-il ». « C’est Maman ». « Il est arrivé quelque chose à Maman ». « Oh, mon dieu, Théo ». Le mari s’habille en hâte. « Appelle le SAMU ». Il soutient Théo. Ils traversent la rue.

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Chiquito 01

Il a fini de compter sa caisse. Il n’est pas encore minuit. Comme après chaque fin de service, il prend le verre que son patron offre à ses employés pour qu’ils se détendent un peu avant de rentrer chez eux. Il se dit qu’il ne restera pas trop longtemps, pensant qu’il a encore de la route à faire. Il trouve que les conversations n’ont pas beaucoup d’intérêt. Il s’éloigne un peu, fumant une cigarette. Il se rend vite compte qu’il n’a pas vraiment envie de rester là. Aussi, il avale vite le contenu de son verre, écrase sa cigarette, vient saluer la compagnie et rejoint sa voiture. Il ouvre grand les fenêtres, allume la radio à plein volume. Rouler lui fait du bien. Il pense à la douche qu’il prendra en arrivant. C’est si rare qu’il fasse si chaud. Il accompagne en chantonnant ce qui est diffusé à la radio. Il pense à sa mère, qu’il a laissée ce matin, à moitié dénudée, affalée sur le canapé, encore hypnotisée par la télé, ne voyant pas les restes de son repas dispersés devant elle. Il se demande ce qu’elle a pu faire aujourd’hui, comment il va la trouver en rentrant. Il pense qu’il ferait peut-être bien de louer un logement plus près de son lieu de travail pour qu’il n’ait plus qu’à se reposer quand il arrive chez lui. Sa mère le supporterait sans doute, mais l’idée l’inquiète. Il faudrait tout de même qu’il passe la voir de temps en temps. Il ne suffirait pas de prendre de ses nouvelles. Il faudrait constater son état, nettoyer, faire quelques courses, entretenir un peu la conversation.

Il arrive devant chez lui. Seule la lumière de la télé éclaire le salon. Il coupe le moteur de sa voiture, allume une cigarette. Quelques minutes encore, rien que pour lui. Il sort de sa voiture, marche un peu dans le jardin, écrase sa cigarette dans un cendrier déposé sur un banc, entre enfin. C’est à chaque fois comme s’il explorait les lieux. Il s’y aventure lentement, presqu’à tâtons. Des meubles ont été déplacés. Des affaires jonchent le sol. Au bout du couloir, le salon. La télé est bien allumée, sans le son. Un des éléments qui semblent ne pas avoir bougé, comme sa mère, affalée, hypnotisée, qui tourne la tête en le devinant entrer dans la pièce. Il la salue, pose quelques questions banales, prévient qu’il va allumer. Il pense à sa propre fatigue, à tout ce qu’il pourrait faire semblant de ne pas voir juste pour profiter d’un peu de temps pour lui, mais sans trop savoir quel détail l’amène à en décider autrement. Il se dit que c’est trop, trop souvent, depuis trop longtemps, qu’il faut agir un peu. Il allume une lampe dans le coin de la pièce. Il rassemble les restes de plusieurs repas, fait disparaître des bouteilles, redresse des verres, éteint la télé. Il parle à sa mère, doucement, lui conseille que cette nuit elle aille se coucher dans son lit plutôt que de rester là dans le canapé. Qu’avant, elle aille se laver un peu, et se changer, surtout. À chacune de ses phrases, le visage de sa mère se referme. Elle imagine tous les efforts qu’elle devra accomplir, tout le temps que cela prendra. Elle cherche déjà des excuses pour tout reporter à plus tard, pas forcément au lendemain, juste à plus tard, parce qu’elle sent que là, c’est trop tôt, qu’elle n’est pas prête pour affronter l’ordre de quelconques priorités qu’on vient de lui soumettre. Elle doit déjà se concentrer sur ce qui l’entoure, comprendre où elle est, savoir qui lui parle, quelqu’un qui surgit dans sa vie, là où elle pensait que personne ne pourrait la surprendre, quelqu’un qui l’appelle doucement « Maman ». Un fils, donc. Oui, un fils. Elle se souvient qu’elle en a eu un, qu’il est parti sans dire où il irait, qu’il ne donne plus de nouvelles à sa mère, qu’il ne s’inquiète pas de savoir dans quel état il l’a laissée. Et maintenant, il serait là. Elle ne croit pas qu’il reviendra. Elle ne croit pas qu’il reviendrait. Elle suppose se tromper, être en fait face à un médecin, dans un hôpital, mais l’idée ne tient pas. Elle n’est pas en danger. Elle n’a pas besoin qu’on s’occupe d’elle. Elle contrôle le temps qu’elle s’offre d’être seule. Son fils lui prend la main, l’aide à se relever. Elle résiste, elle titube, puis elle s’effondre dans ses bras. Son fils la soutient jusqu’à la salle de bain, l’aide à s’asseoir sur le bord de la baignoire, lui tend une brosse à cheveux, lui dit qu’il va lui apporter des vêtements propres. Elle se brosse lentement. Son visage ruisselle de larmes silencieuses. Face à elle, un large miroir. Elle se voit en partie, mais regarde au-delà de cette sorte de femme. Tout devient blanc. La lumière se diffuse. Une chaleur envahit la pièce. Elle sourit. Des images se forment. Des portraits virevoltent. Des hommes fort bien vêtus, jeunes, puis plus vieux. C’est peut-être le même homme à différents âges. Elle ne sait pas. Elle sait juste que de voir ces images lui fait du bien. Se brosser lui fait du bien. Elle se sent bien. Elle se lève, se déshabille, fait couler l’eau dans la baignoire, se rassoit face au miroir, nue.

Un bain. Un interminable bain. Le fils pense, derrière la porte, qu’il ferait mieux d’aller se coucher. Sa mère semble avoir repris le cours du temps. Il entend l’eau couler, mais ne sait pas ce qu’elle fait réellement. Il frappe doucement, demande si tout va bien. Il entend un « oui » de petite vieille, désespérée. Un « oui » qui le rassure tout de même. Il prévient qu’il dépose des vêtements propres sur une chaise, dans le couloir, retourne vers le salon pour ranger, nettoyer. Il porte tout à la cuisine, jette ce qui devient dangereux de manger, lave ce qu’il peut laver. Il ne pense plus à l’heure qu’il est, ne se souvient même plus de sa journée, comme si c’était déjà une veille d’un autre jour, un autre mois, une autre année. Il jette les bouteilles, comme il le fait au bar, sans les compter. C’est la vie qui continue, la vie réelle. Il retourne dans le salon nettoyer encore un peu, allume une autre lampe pour mieux voir, reforme les coussins sur le canapé, prend le cendrier et l’emporte dans la cuisine où il le vide. Il passe écouter derrière la porte de la salle de bain, frappe trois coups timides, demande si tout va bien. Le « oui » de petite vieille, à nouveau, le rassure. Il sort dans le jardin fumer une cigarette. La nuit est douce. Il s’assoit sur le banc, écoute la nature. Il pense qu’il fait bien de rentrer le soir s’occuper de sa mère. Il se dit que sans lui, elle n’aurait certainement aucune visite. Même s’ils ne s’aperçoivent que quelques minutes chaque jour, c’est un moment où elle peut se dégager un peu de son quotidien. Son quotidien… pour l’avoir trouvée au même endroit, des meubles déplacés, des affaires partout sur le sol. Il ne veut pas s’imaginer quoi que ce soit. Il suppose juste qu’elle traverse des heures de grande angoisse pendant lesquelles elle tourne en rond, semblant peut-être ranger, faire du tri, réorganiser l’espace, pour finir par tomber sur une bouteille, l’entamer, la vider, s’affaler devant la télé, couper le son tellement le moindre bruit est devenu insupportable. C’est déjà trop pour lui d’imaginer cela. Il n’y met aucune autre pensée. Il ne sait pas. Elle ne dit jamais rien. Il se demande même si elle le reconnaît vraiment, si elle ne le confond pas avec un autre. Parfois, il lui dit son prénom et c’est toujours le même « oui » de petite vieille. Il faudra qu’elle s’y fasse. Un jour, il partira.

Il se lève, retourne à l’intérieur de la maison. Sa mère sort de la salle de bain vêtue de son peignoir. Elle peine à rester debout. Il l’aide à prendre ses vêtements, la soutient pour marcher jusqu’à sa chambre. Il allume. Le lit est encore défait. Sa mère reste dans l’embrasure de la porte. Son regard est fixé sur le lit. Il prend le temps de retaper un peu les oreillers, tire les draps, lui propose de venir. Elle s’approche lentement, laissant tomber ses vêtements. Elle s’assoit sur le lit. Il y dépose ses affaires, lui demande s’il peut la laisser. « Oui ». Il l’embrasse sur le front et lui dit qu’il viendra la réveiller avant de partir le lendemain matin. « Oui ». Il lui rappelle qu’elle doit encore s’habiller. « Oui ». Lui demande s’il éteint. « Oui ». Il éteint, ferme la porte, retourne à la salle de bain, se déshabille rapidement, enjambe la baignoire pour enfin prendre une douche. Il laisse longtemps l’eau couler sur son visage avant de se savonner. Il prend beaucoup de temps pour se rincer. Encore un long temps, il laisse l’eau couler sur son visage. Il sort de la baignoire, reste nu sans se sécher, démêle ses cheveux, se lave les dents, passe encore de l’eau sur son visage, dépose ses vêtements dans un bac, passe une serviette autour de sa taille, éteint et sort de la salle de bain, passe à la cuisine prendre un verre d’eau, tire une cigarette d’un paquet qu’il trouve sur la table, l’allume et sort dans le jardin, son verre à la main. La température de la nuit s’est à peine rafraîchie. La lune resplendit. Il la regarde longuement tout en fumant sa cigarette. Il n’a plus de pensées. Il sent la fatigue gagner son corps. Des courbatures aux bras. Souffle court. Son cœur bat vite. Il écrase sa cigarette, avale le contenu du verre d’un trait, entre, dépose le verre sur la commode de l’entrée, ferme la porte, qu’il verrouille, éteint les lampes du salon, rejoint sa chambre à l’étage, sort un caleçon de son armoire, sans allumer, l’enfile et se couche. Il vérifie que son radio-réveil est bien programmé à l’heure où il doit se lever, l’avance d’une demi-heure, sans trop savoir pourquoi, s’allonge sur le dos, les mains posées sur le torse et s’endort.

Sa mère est toujours assise sur le bord de son lit, dans le noir. Elle a entendu les bruits dans la maison, la douche, la porte d’entrée. Elle a froid. L’humidité de son peignoir commence à la saisir. Elle se lève, laisse tomber son peignoir sur le sol. La chambre n’est éclairée que par la lune. Elle trouve les vêtements déposés sur son lit, les enfile, une chemise de nuit, des chaussettes, un gilet. Elle sort de sa chambre, entre dans la cuisine, ouvre le frigo, trouve une bouteille de vin blanc, prend un verre, qu’elle remplit. Elle replace la bouteille dans le frigo, prend une première gorgée de vin frais. L’alcool lui brûle l’œsophage. Elle se tient à la table. Elle ne sait pas comment lutter contre cette nausée permanente. Elle tâtonne sur la table, trouve un morceau de pain, en porte un bout à la bouche, mâche lentement sans pouvoir avaler. Elle se force, s’aide d’une nouvelle gorgée de vin frais, laisse tomber le reste du morceau de pain, pose son verre sur la table, sillonne le rez-de-chaussée, lentement, touchant les éléments comme une aveugle, revient à la cuisine pour prendre une nouvelle gorgée, s’allume une cigarette, en fume deux bouffées et l’éteint en l’écrasant dans l’évier. Elle monte à l’étage. Les portes des trois pièces sont toutes entrouvertes. Elle ouvre la première. Un bureau. Un petit canapé. Une bibliothèque. Un large tapis. Elle s’y déplace lentement, posant une main sur les objets. La pièce est très sombre. Les volets sont fermés. Elle reste un temps devant un mur sur lequel sont disposés des sous-verres de photos. Elle les touche un à un, sort du bureau après un long soupir, entre dans une seconde pièce. Une chambre. Là aussi, les volets sont fermés. Elle fait seulement quelques pas jusqu’au lit, pose ses deux mains sur le cadre comme pour se retenir de tomber. Elle sent à nouveau une puissante nausée, lève la tête pour prendre un peu d’air, se retourne et s’appuie sur le cadre, referme son gilet en croisant les bras, baisse la tête, sent tout à coup comme une immense fatigue, qu’elle pourrait s’endormir comme ça, comme elle est, debout. Elle s’extirpe, sort de la pièce et ouvre la troisième porte. Une autre chambre, volets ouverts, fenêtre ouverte, il fait frais. La clarté de la lune rend chaque élément visible. Elle voit son fils, en caleçon, allongé sur le dos, les draps rejetés sur le côté. Elle s’approche du lit, regarde longuement son fils dormir, les bras croisés autour de son gilet. Elle ne pense plus qu’au froid, tend une main vers les draps et recouvre le corps de son fils. Elle rabat les volets, ferme la fenêtre, sort de la pièce, replace les portes comme elles étaient, entrouvertes, laisse glisser sa main contre les murs jusqu’à trouver l’escalier, descend marche après marche, comme boitant, entre dans la cuisine, prend coup sur coup plusieurs gorgées de vin frais, allume une nouvelle cigarette, prend un cendrier, se dirige vers le salon. Elle s’assoit dans le canapé, allume la télé, prend un des coussins et le serre contre son ventre. Elle tremble. Elle plie les jambes pour les ramener sur le canapé. Son regard fixe la télé. Des images rapides, comme des clips pop. Elle zappe au hasard. Quelques minutes. De plus en plus rapidement, comme impatiente, comme agacée, comme angoissée. Elle écrase nerveusement sa cigarette, se lève précipitamment, se heurte à la commode de l’entrée. Le verre que le fils a déposé là se brise sur le sol. Elle atteint la salle de bain, se penche sur la cuvette et vomit bruyamment, en toussant, en pleurant, en frappant du poing contre le rabat des toilettes. Tout se déchire à l’intérieur de son corps convulsé. Les larmes sont expulsées avec violence. Sa toux est comme un râle. Elle n’arrive plus à respirer. Elle défait son gilet, le jette au sol, tire sur le col de sa chemise de nuit, se relève et s’assoit sur le bord de la baignoire, recroquevillée sur elle-même, la tête plongée dans les mains. Elle arrache du papier toilette, s’essuie la bouche, se mouche, jette compulsivement le papier dans la cuvette, se lève rapidement, tire la chasse d’eau, se rassoit sur le bord de la baignoire, continue de tousser.

Son fils s’est levé. Il lui tend une serviette, puis un verre d’eau qu’elle porte à ses lèvres entre deux convulsions. Elle n’a pas encore entendu qu’il l’appelle, qu’il lui parle. Son corps provoque encore un immense vacarme. Elle n’arrive pas à boire, tend le verre au hasard pour qu’on lui reprenne, enfonce sa tête dans la serviette et comprend, qu’il est là, qu’il la voit. « Laisse-moi ». Elle crie. « Laisse-moi ». Elle espère qu’il ne sera plus là quand elle relèvera la tête. « Laisse-moi ». Elle hurle. Elle veut être seule avec son mal de tête. Le fils ne la laisse pas. Il continue de lui parler. Doucement. Pour la calmer. Il lui dit qu’il reste là, qu’il est là pour l’aider, qu’il va s’occuper d’elle jusqu’à ce qu’elle aille mieux. Elle relève la tête. Elle le regarde comme une masse hostile. Il se tient devant elle, en caleçon. C’est comme si elle ne l’avait jamais vu, comme une découverte, un effroi, la vérité, tout à coup, comme une flèche. Il essuie le rebord des toilettes, tire à nouveau la chasse d’eau, ramasse le gilet qu’il lui tend. Elle hurle. Qu’elle a trop chaud. Qu’elle n’a pas besoin d’aide. Qu’elle veut être seule. Qu’il doit arrêter de la regarder. Elle le répète comme des gifles. « Arrête ». « Arrête ». « Arrête ». La violence d’une réplique commence à faire trembler les bras du fils. Il s’énerve. Il n’en peut plus de ces nuits interminables. Alors, il crie aussi. « Ça suffit, là, OK ? Ça suffit. Non, je ne te laisserai pas. Je vais m’occuper de toi que tu le veuilles ou non. Tu vas te lever et passer de l’eau sur ton visage. C’est fini de boire, Maman, c’est fini de te mettre dans des états pareils ». Il frappe plusieurs fois contre la porte. Sa voix forte fait sur sa mère l’effet d’un électrochoc. Elle est terrorisée, se met à trembler, de peur, de froid, de sueur. Il lui prend le bras avec force. Elle pousse des petits cris d’animal maltraité. Il l’oblige à se lever, fait couler de l’eau froide dans le lavabo, la contraint jusqu’à ce qu’elle se plie, lui passe de l’eau sur le visage. Elle se redresse violemment, tend ses bras pour l’éloigner, puis s’effondre sur son torse. Elle pleure. Elle s’excuse. Il passe sa main dans ses cheveux, la caresse pour la rassurer. Il lui parle. Sa voix est redevenue tendre. Il lui dit de se calmer, lui dit aussi tout ce qu’ils vont faire par la suite. Il parle de lui préparer une tisane, d’aller fumer une cigarette ensemble dans le salon, de l’accompagner ensuite dans sa chambre jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Elle a repris la litanie de ses « oui » de petite vieille. Il lui passe son gilet autour des épaules, la soutient jusqu’au salon et l’aide à s’asseoir dans le canapé. Elle plonge son regard dans l’écran de télé. Il la laisse, se dirige vers la cuisine, marche sur le verre brisé, lâche une insulte véhémente, entre dans la cuisine, allume machinalement une cigarette, cherche de quoi ramasser les débris, allume, balaie le sol et rassemble les bris de verre dans une pelle en plastique, jette le tout dans la poubelle, remarque une goutte de sang sur l’un de ses orteils, l’éponge avec un essuie-tout, se redresse et pose ses deux bras tendus sur l’évier. Il cherche. À retrouver son calme. Respire profondément, la cigarette collée aux lèvres. Il regarde autour de lui, se concentre, prend la bouilloire, la remplit, la repose sur son socle, enclenche le système électrique, prépare une tasse, fouille dans les placards. Il se calme. Il retourne au salon. Sa mère n’a pas bougé. Il en profite pour éteindre la lumière de l’entrée. L’eau frémit dans la bouilloire. Il défait le sachet de tisane, le place dans la tasse, verse l’eau, éteint sa cigarette. Il apporte la tasse à sa mère, s’assoit à côté d’elle. Elle ne devine même pas qu’il est là, que quelque chose a changé, qu’il existe autre chose en dehors d’elle. Il lui dit doucement que ça lui fera du bien, place la tasse dans ses mains. Elle tourne la tête. Ses yeux sont pleins de larmes. Elle lui dit « merci » avec sa voix de petite vieille. « Après, nous éteignons la télé et nous allons nous coucher ». « Oui ». « J’ai une longue journée demain. Il fait beau. Les gens sortent. Nous avons du monde toute la journée et jusqu’à tard dans la soirée. Il faut que je dorme un peu ». « Va te coucher. Je vais bien. Ça va aller. Donne-moi une cigarette ». Il se lève pour trouver un paquet de cigarette, en allume deux, revient avec un cendrier. « Je ne te laisse pas. Tu bois ça, tu fumes ta cigarette et je t’emmène te coucher. Je ne te laisse pas tant que tu ne dors pas ». Elle sourit. « Tu es gentil. J’aimerais que tu trouves un jour quelqu’un qui s’occupe de toi comme tu t’occupes de moi ». Il rit. « Ne dis pas de bêtises. Bois ta tisane ». Elle porte doucement la tasse à ses lèvres, avale trois gorgées, pose la tasse devant elle sur la table basse, avale une longue bouffée de cigarette, se met à tousser violemment. Il lui reprend la cigarette, l’écrase. « Ça aussi, c’est fini pour aujourd’hui ». Il écrase la sienne également. « Bois encore un peu ». Elle porte à nouveau la tasse à ses lèvres, avale quelques gorgées, repose la tasse. Elle se penche sur l’épaule de son fils. « Emmène-moi dans mon lit ». Il l’aide à se lever, la porte presque jusqu’à sa chambre, l’assoit sur son lit, lui retire son gilet, l’aide à s’allonger, l’embrasse sur le front. Il reste à côté d’elle le temps qu’elle s’endorme. Il regarde à travers la fenêtre. Le temps se gâte. Le vent s’est levé. Des nuages passent rapidement devant la lune. Il pense que la journée du lendemain va être difficile. Il se demande s’il pourrait appeler pour dire qu’il est malade. Il passerait la journée avec sa mère, l’emmènerait prendre l’air, puis il se remémore les trois derniers jours. Il y avait tellement de monde au bar. Il ne pouvait pas faire ça à son patron. Il demanderait peut-être une plus grande pause en début d’après-midi pour aller faire une sieste au bord de l’eau.

Sa mère semble s’être endormie. Il se lève délicatement, entrebâille la porte, retourne au salon prendre la tasse encore chaude, le cendrier. Il éteint la télé, porte la tasse et le cendrier à la cuisine, éteint toutes les lumières, remonte dans sa chambre, s’allonge sur le dos, les mains croisées sur le torse et tente de se rendormir. Les pensées affluent. Il revoit sa mère comme il l’a trouvée dans la salle de bain, se souvient de la violence de la scène, regrette de s’être emporté. Il reste à l’affût du moindre bruit dans la maison, se demande si sa mère a réussi à garder le sommeil. Un mal de tête s’est greffé à sa tempe gauche. Il sent de nouvelles courbatures au niveau des épaules, et sur la cuisse droite. Il porte sa main sur sa cuisse, se masse légèrement, relève un peu sa jambe. Il a chaud. Il pousse le drap de l’autre côté du lit, se tourne pour se mettre sur le ventre. Le mal de tête se renforce. Il pense au temps qui lui reste encore pour dormir, au temps que ça lui prendrait de se relever pour avaler un cachet d’aspirine, qu’un grand verre d’eau lui ferait du bien. Il se lève, redescend à la salle de bain, allume la lumière, fouille dans les placards, trouve un cachet, verse de l’eau dans le verre à dents, avale le cachet, se ressert encore, cette fois-ci juste pour boire. Il se voit dans le miroir, se passe de l’eau sur le visage. Il éteint, passe devant la chambre de sa mère, pousse légèrement la porte. Elle dort. Il referme la porte, remonte dans sa chambre, s’allonge à nouveau, les deux jambes repliées. Il se masse jusqu’au genou. La pression des doigts se fait plus légère, jusqu’à devenir une caresse. Il déplie lentement les jambes, continue de se caresser les jambes, puis le ventre, puis le haut du torse, les épaules, les bras, revient sur son torse, passe les mains sous son caleçon pour atteindre le haut de sa cuisse, reste ainsi longuement. Sa respiration s’approfondit. Il pense déjà comme dans un rêve. Une lumière bleue se forme. Il se voit marcher le long d’une grande route. Il est à bout de forces. Le paysage est présent mais méconnaissable. Trop loin. Il respire difficilement. Il a chaud. Il essaie de redresser le haut de son torse. Chaque mouvement dans son corps est presque imperceptible. Il est au bord du vertige. La route est brûlante, uniforme. Il a les pieds déchirés. La lumière bleue est comme un lourd brouillard. Il ne pense qu’une seule chose : « y arriver », « y arriver ». Il commence à s’aider de ses bras pour avancer, comme pour nager, comme pour tirer des cordes, profiter de l’épaisseur de l’air pour se mouvoir. La technique semble fonctionner. Le mouvement se fait parce qu’il appuie sur la route qui s’ébranle un peu. Une vieille roue immense qui se met en rotation, lourde, tellement lourde, qu’il doit utiliser toutes ses ressources. Les muscles de ses jambes se tendent. Il est presque au sol, rampant, s’aidant de ses bras. Il pousse, il pousse, s’agrippe à la route comme à une falaise. Il sait que s’il lâche maintenant, il tombe. Il ramène sa jambe gauche au plus haut. La route l’égratigne. Il sent sa chair se déchirer, reste dans cette position, n’en pouvant plus de chercher à expulser de l’air, pose sa tête contre la route, souffle, souffle, souffle encore. De la poussière, qui se soulève, entre dans ses poumons. Il étouffe, se réveille en sursaut. Il est assis, les mains sur la poitrine, met plusieurs secondes à se rendre compte qu’il rêvait, n’y croit pas vraiment, se rallonge sur le dos, prend de longues inspirations. La poussière se dissipe. Tout est devenu blanc. Il continue d’inspirer et d’expirer comme essoufflé après un effort physique. Il est assis sur une pierre, les mains posées sur les genoux, comme il est, en caleçon. Un homme est assis au sol, devant lui, les jambes croisées. L’homme le regarde. Son visage est impassible. À le voir ainsi, sa respiration se calme. Le visage de l’homme adoucit l’atmosphère. Il se dit qu’il pourrait lui parler, peut-être le remercier. Il se redresse, porte les mains jusqu’au haut de ses cuisses, exerce une pression sur ses bras. Il se sent verticalement attiré, vers le haut, aspiré par de l’air pur. L’homme devant lui n’a pas bougé. Dans sa tête, il entend les paroles qu’il aimerait réussir à expulser. « Parle-moi ». « Dis-moi quelque chose ». Mais il n’arrive pas à formuler les phrases. Elles ne font que tourner dans sa tête. L’homme le regarde. Son visage se transforme instantanément en une immense mâchoire et lâche un cri continu, si aigu, si perçant, que tout devient insoutenable. La tête à gauche, la tête à droite, bras tendus vers la menace, des voix qui tombent du ciel, se font de plus en plus fortes, intelligibles, « portrait signé », les mains posées sur la poitrine, « après quarante-huit heures seulement », froid saisissant, cou contorsionné, « un hôpital de Médecins sans frontières a été touché lundi par une frappe aérienne de la coalition », fin du repos, fin de la nuit, la radio, déjà, les infos, la vraie vie, déjà, l’heure de reprendre conscience et de se lever. Il continue à écouter les informations jusqu’au bout. Ses draps collent sur son torse. Il est transpirant. Il essaie de se souvenir de son rêve, mais les couleurs lui échappent, les sensations lui échappent. Il s’assoit brutalement sur le bord de son lit, se lève vers la fenêtre, l’ouvre, puis pousse les volets. Il pleut abondamment. Les douleurs tambourinent dans sa tête. Le vent souffle. Il rassemble les draps sur son lit, reforme les oreillers, éteint le radio-réveil. Il voit l’heure, se souvient qu’il avait avancé l’alarme, se dit qu’il a le temps, qu’il n’est en retard sur rien. Il calcule quand il devra partir. Tout va bien. Il a le temps. Il descend à la cuisine, prépare une grande cafetière filtre, avale un premier verre d’eau, sort de la cuisine pour aller dans la salle de bain. Il enlève son caleçon, enjambe la baignoire, se saisit du flexible de douche, attend que la température de l’eau lui convienne, se mouille entièrement le corps, coupe l’eau, se savonne rapidement, fait couler à nouveau l’eau pour se rincer, place le flexible en hauteur, sur le mur, se savonne le visage, se rince, coupe l’eau, attrape une serviette pour s’essuyer le visage, les aisselles, les jambes, le dos. Il place la serviette autour de son cou, sort de la baignoire, se lave les dents, rince la baignoire, enfile son caleçon, sort de la salle de bain, entre dans la cuisine, se sert une tasse de café qu’il emporte à l’étage, dans sa chambre, la pose sur son bureau, retire sa serviette, achève de s’essuyer, place sa serviette sur le bord de la fenêtre, s’installe à son bureau, prend un livre en cours de lecture resté posé, ouvert, retourné, commence à boire son café lentement. Il parcourt quelques lignes de son livre, se rend compte qu’il a toujours mal à la tête, qu’il n’arrive pas à se concentrer, repose le livre à l’envers, se lève, la tasse de café à la main, descend à la salle de bain et prend un cachet d’aspirine. Il entre dans la cuisine, se sert un deuxième grand verre d’eau, profite des premières gorgées pour avaler son cachet, finit le contenu du verre d’un trait, reverse du café dans sa tasse, sort de la cuisine, passe sans faire de bruit voir si sa mère est réveillée. Il écoute quelques secondes avant de pousser légèrement la porte et de passer la tête. Sa mère dort encore. Elle est exactement dans la même position où il l’a vue la dernière fois qu’il est passé vérifier qu’elle dormait. Il rabat la porte, remonte dans sa chambre, s’assoit sur son lit, les jambes croisées, installe les oreillers entre son dos et le cadre du lit, avale quelques gorgées de café, tend le bras vers son bureau pour atteindre son paquet de cigarettes, un briquet. Il pose sa tasse sur le bureau. À moitié allongé sur son lit, il allume une cigarette, se rassoit, pose sa tête en arrière sur le cadre du lit, aspire de longues bouffées, pense à la douleur qui persiste dans sa tête, essaie de se remémorer son cauchemar. Les images sont brouillées, éphémères, incomplètes. La chronologie lui échappe. Il se demande comment son esprit est arrivé à produire un cri tellement effrayant. Tant de cris. Venus du ciel. Si effrayants. Il ferme les yeux, sent qu’il pourrait s’endormir instantanément, se redresse rapidement, se lève jeter les cendres de sa cigarette par la fenêtre, parcourt du regard son bureau pour trouver ce qui pourrait faire office de cendrier, ne voit rien de tel. Il reprend sa tasse de café, avale quelques gorgées, se voit dans le miroir de son armoire, se regarde quelques secondes, ouvre l’armoire, prend un t-shirt. Il pose sa tasse sur son bureau, écrase sa cigarette sur le rebord de la fenêtre, jette le mégot dans sa poubelle de bureau, enfile son t-shirt, retourne à son armoire pour prendre un pantalon, qu’il passe, boutonne. Il chausse et lasse des nu-pieds. Il regarde le temps qu’il fait dehors, se retourne pour prendre un haut de survêtement à capuche, ferme la porte de son armoire, se regarde dans le miroir, ajuste tous les éléments, décide qu’il n’aura pas besoin de ceinture, prend sa tasse à café, en finit le contenu, prend son livre et descend à la cuisine où il se sert une nouvelle tasse, s’allume une nouvelle cigarette, prend un cendrier, passe au salon, ouvre les rideaux, puis la fenêtre. Il s’installe dans le canapé, pose sa tasse sur la table basse, cherche là où il en était de sa lecture, revient une page en amont, retrouve le fil de l’histoire, parcourt quelques pages en alternant les bouffées de cigarette et les gorgées de café. Il s’arrête quelques secondes pour écouter les bruits de la maison. Il n’entend rien de particulier, pense qu’il avait promis à sa mère de la réveiller, se dit qu’il est peut-être préférable qu’elle continue de dormir. Il repense à la nuit dernière, commence à s’inquiéter, regarde l’heure à la pendule du salon. Il a encore beaucoup de temps. Il pose son livre, avale une gorgée de café, écrase sa cigarette dans le cendrier, se lève, se dirige vers la chambre de sa mère, écoute quelques secondes, frappe légèrement à la porte qu’il entrouvre en même temps. Sa mère est toujours dans la même position. Il tente un timide « Maman », se racle la gorge, réitère à un niveau sonore qu’il croit plus perceptible. Aucune réaction. Il se dit qu’il vaut mieux ne pas insister et la laisser dormir. Il rabat la porte, retourne à la cuisine. Il a le temps de se préparer quelque chose de rapide à manger, sort un couteau du tiroir, se coupe un morceau de pain, ouvre le frigo et en sort une motte de beurre, tartine son pain, retourne au salon chercher sa tasse de café, revient à la cuisine, verse à nouveau du café dans sa tasse, alterne, debout, regardant à travers la fenêtre de la cuisine, les bouchées de pain et les gorgées de café, range le beurre dans le frigo, nettoie son couteau qu’il pose sur l’égouttoir, vide sa tasse d’un trait, rince sa tasse et la pose à côté du couteau. Il retourne dans la salle de bain, se relave les dents, remplit le verre à dents d’eau et en avale le contenu. Il monte dans sa chambre, rassemble ses affaires dans son sac à dos, repositionne les oreillers, prend la serviette qu’il avait posée sur le rebord de la fenêtre, ferme la fenêtre, redescend à la salle de bain accrocher sa serviette à sa place, retourne dans le salon, corne la page de son livre qu’il ferme et qu’il met dans son sac à dos, ferme la fenêtre du salon, prend le cendrier qu’il va vider dans la poubelle de la cuisine. Il s’arrête quelques instants devant le miroir de l’entrée, pense à tout ce qu’il pourrait avoir oublié, attrape ses clés de voiture sur la commode, déverrouille la porte d’entrée et sort. Il referme la porte derrière lui, à clé. Il entre dans sa voiture, pose son sac sur le siège passager, met en route le moteur, allume une cigarette, ouvre la fenêtre, fait demi-tour dans le jardin et s’en va.

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