Meurtre à la Roche-Bernard au format Kindle sur Amazon

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Meurtre à La Roche-Bernard – 05

Elle reprenait un chemin qu’elle n’empruntait plus depuis longtemps déjà. Chaque craquement de ses pas dans la terre, chaque arbre, chaque chant d’oiseau, chaque mouvement provoqué par le vent, chaque rayon de soleil, modifiaient son point de vue et articulaient l’importance d’un événement. C’était là, au cœur de l’énigme, qu’elle allait le vivre et sans plus lutter contre l’émotion qui la gagnait, elle pensait : « La première fois que je suis passée sur ce pont, voyant comme une carte postale tous ces navires dormant sur un fleuve si paisible, je me suis dit que j’avais trouvé un lieu pour me sauver. Je m’y suis presque tout de suite installée après la mutation qui a été acceptée rapidement. On cherchait une secrétaire de mairie. Ce ne pouvait être qu’un signe de plus. J’ai déménagé et je me suis acclimatée. C’était comme une vie nouvelle. J’avais oublié ce qui m’avait menée sur les routes à tenter au hasard de fuir des souffrances si anciennes que je ne les envisageais plus que perpétuelles. Et l’effet avait été comme magique. Oui, je ne souffrais plus. Je revivais pleinement, entourée, mais peut-être que mon goût de l’extraordinaire avait réussi à laisser une trace dont il serait impossible de parler, à cause de ce qu’elle avait d’étrangement mortifère, malgré la vie simple d’ici. Il était toujours là, le criminel. Présent, tous les jours, m’accompagnant partout. Je me sentais observée. J’avais accepté que l’on puisse peut-être soigner les blessures profondes, avec un spectre incrusté dans tout l’émotionnel ». La secrétaire du Maire s’était arrêtée sur le pont, le visage tourné vers l’aval du fleuve. Le bruit des voitures avait coupé l’accès au chant des oiseaux. Elle pleurait.

La petite cellule d’urgence, les yeux rivés sur l’écran, s’était apaisée. Sans le préméditer, Martine avait réussi son premier effet, et chacun établissait un lien avec sa propre personne, sa propre souffrance. Qu’allait-il advenir de ce meurtre ? Il n’en était plus question, de même qu’il n’était plus question de faire vite, à présent. La voie était ouverte. Martine, face à son premier public, sentait le silence pesant l’entourant. Elle se tourna vers le Maire, bouleversé.

— C’est beau comme être soi-même, en effet, maître d’un navire en train de conquérir des domaines inexplorés, comme réaliser son propre rêve.

Puis, elle reprit.

« Il est vrai que je l’ai été. Que tout cela a eu lieu. Que je ne pouvais pas concevoir que cela puisse être, — peut-être étais-je trop jeune —, alors ce fut la consternation, puis la consternation encore, chaque fois qu’il revenait, chaque fois qu’il recommençait ». Des larmes, la secrétaire du Maire passait à la colère et s’accusait. Elle repensait à toutes les fois où elle aurait dû dire « non », à toutes ces occasions manquées. C’était sa faute. Elle n’avait pas été assez forte, et on rirait d’elle, bientôt, lorsqu’elle en parlerait, redoutant les tu l’avais bien cherché ou les bon OK, mais maintenant, c’est fini, car elle n’avait rien cherché, et ce n’était pas fini. C’était là qu’il fallait aboutir, sur ce pont, deux solutions, et la première était comme la dernière, en finir, tant pis, oui, partir, partir vraiment, et ne plus rien savoir de l’après, mais ce n’était pas suffisant, le criminel restait, le criminel gagnait. Il allait falloir se battre, et peut-être tuer.

Les pages défilaient sous les regards ébahis. Martine ficelait son récit, développait ce qui donnait tant de courage à son personnage qui ne quittait plus le pont. Le criminel entrait à nouveau en scène, convoqué, provoqué. Il était là. « Tais-toi ». « Non, cette fois-ci, c’est toi qui va te taire et m’écouter ». « Je n’ai rien à entendre, c’est trop tard ». Les cris passaient au-dessus des moteurs devenus effrayants. « Tu as tout à entendre, au contraire ».

Et maintenant, elle le menaçait avec l’arme que son grand-père lui avait léguée. Elle racontait. Elle rappelait les faits, son âge, les dates, la première fois, la seconde fois, puis d’autres fois, dans le désordre, jusqu’au pire, presque en public, et son sourire à lui, chaque fois, sa condescendance, son absolue certitude de puissance. Alors, oui, c’était puissant, ce qui dévaste le plus dans le corps d’une enfant. De cet angle d’attaque, il ne s’était pas trompé, mais c’était sans compter sur d’autres puissances à l’œuvre, plus fortes encore que toutes les justices. « Croyais-tu que j’allais te lâcher comme ça, dans la nature ? Juste fuir et me faire oublier ? Je t’ai scellé dans chaque mot. Te voilà prisonnier. Tu n’as plus rien qui te protège. Et puisqu’il faut un cadavre, je ne vais pas me sacrifier à cela. Comment veux-tu mourir ? ». Elle brandissait le revolver sans trembler. Le criminel pleurait. « Ma petite chérie, ma petite chérie, je m’excuse ». Toutes les justifications revenaient une à une. Les mêmes qu’elle avait tant de fois entendues, mais qui faisaient cette fois-ci l’effet d’un marteau-piqueur dans sa tête. Elle ne voulait plus rien entendre. « ASSEZ ». Il tentait le tout pour le tout. « ASSEZ ». Elle ferma les yeux quelques secondes et inspira profondément avant de hurler : « Ne m’appelle pas ta petite chérie. T’excuser, tu l’as fait à chaque fois. Et plus je résistais, plus tu me rappelais tout ce que tu m’as inventé toutes ces années et que tu viens encore me servir comme une soupe pleine des moisissures du passé. Tu n’avais pas réussi à te contenir ? Et bien, vois-tu, c’est mon tour. C’est moi qui n’y arrive plus ». Elle vit dans son regard qu’il avait compris la détermination de sa victime et qu’il était temps d’en finir. Elle tira et le corps s’effondra, sans bruit.

Dans la cellule d’urgence, on applaudissait, la virtuosité de l’auteure, le meurtre. On était convaincu de la victoire. Les commentaires sur les réseaux sociaux pleuvaient. Le Maire sautait de joie. Il criait : « Martine ! Que c’est original de faire tuer le criminel par la victime ! Mais où êtes-vous aller chercher cela ? ». Et pendant que la fidèle secrétaire recevait de toutes parts de généreuses félicitations, le Maire avait saisi le fameux livre qui les avait tenu en haleine toute la journée. « Nous t’avons eu, Criminel ! ». Il feuilletait les pages avec arrogance et riait de découvrir ce qu’il entrapercevait entre les lignes. Son idée avait été la bonne. Il ne s’était pas laissé piéger. Puis, il interpela sa secrétaire :

— Martine, Martine ! Il faut achever. Que pensez-vous que notre auteur à placer à la fin ?

Il semblait qu’il lui lançait un nouveau défi, mais elle était sûre d’elle à présent et elle lui répondit sans hésiter, un éclat de joie dans la voix : « UN ÉPILOGUE ».

— Bravo, Martine ! Et pour fêter cela, je vous invite tous à la salle des mariages où je vous en ferai une lecture intégrale.

Les portes de la mairie se rouvraient. La foule accourait. Le Maire allait faire un discours très original. On avait versé quelques verres de Muscat en attendant que chacun trouve une place et que le service technique installe le micro ainsi que le visionnage en direct pour celles et ceux qui avaient suivi l’aventure au-delà du périmètre de la ville. Le Maire, retrouvant sa gaieté du matin, réclama le silence et ouvrit le livre au dernier chapitre. « ÉPILOGUE ». Et tout le monde hurla de joie, applaudissant comme en voyant apparaître sur la scène une star de rock aux centaines de milliers de fans.

Mes chères Rochoises, mes chers Rochois,

 Je dois dire à quel point je suis ému d’être face à vous pour conclure cette journée tout à fait passionnante que nous avons vécue tous ensemble, et tout d’abord, j’aimerais vous faire part d’une nouvelle qui nous réjouira tous : le Conseil Général a accepté de financer notre proposition d’aménagement aux bords du fleuve. Vous pourrez ainsi vous promener sans danger pour admirer nos splendides rives bordés de forêts. Mais puisqu’il me revient de conclure cette aventure, je ne le ferai pas sans remercier chaleureusement toutes celles et tous ceux qui se sont mobilisés autour d’un enjeu extraordinaire qui, j’en suis absolument convaincu, restera dans la mémoire collective de notre petite Cité de caractère. Je remercie donc, même s’il a choisi le pseudonymat, l’auteur du défi qui a déclenché cet exceptionnel roleplay à échelle humaine et que nous avons failli considérer comme une affaire sordide dont nous n’aurions pas réussi à nous extirper sans l’efficacité de notre cellule d’urgence qui a prouvé que le brainstorming avait encore de beaux jours devant lui. J’aimerais surtout remercier ma très fidèle secrétaire que vous connaissez tous (Il désigna Martine avec fierté) et qui a été dans cette histoire plus qu’une aide, mais une véritable héroïne. Je ne vous cache pas mon admiration pour son courage et sa détermination, et j’aimerais vous annoncer sans plus tarder… (Il ralentissait) que je la nomme… (Il ralentissait encore)… en créant… (hésitando ma non troppo)… un nouveau poste ?… (Il regardait Martine à nouveau comme pour lui demander s’il devait continuer, poursuivant la lecture du passage en silence, jusqu’au bout. Et il se mit généreusement à rire).

— Mouhahaha ! Oui, Martine, je vous nomme : Directrice Générale Adjointe des affaires culturelles !

Les applaudissements explosèrent à nouveau. Le Maire referma le livre et le posa sur son pupitre, savourant l’effet de cette foule heureuse. On acclamait sa fidèle secrétaire qui le méritait bien, et il se remémorait toutes les fois où elle avait été là, à son poste, pour faire que tout soit merveilleusement appliqué à l’intérieur de ses services. Les cris de joie se calmèrent et il en profita pour ajouter un mot :

— Je dois dire, à titre personnel, que j’ai eu comme une révélation aujourd’hui s’agissant de la littérature. (Il observait Martine d’un regard complice). Les auteurs se cachent parfois derrière un pseudonyme, et je ne sais pas pourquoi, mais j’ai tout à coup l’impression qu’il y a derrière tout cela de drôles d’intentions que j’espère revivre sous d’autres formes, ma chère Directrice Générale Adjointe. Mais avant cela, préparons-nous un verre de l’amitié et fêtons ensemble cette bonne humeur.

Le Maire quittait la tribune sous les applaudissements et se dirigeait vers Martine qu’il s’autorisa, pour une première fois, à serrer dans ses bras comme une vieille amie, lui glissant à l’oreille : « Bravo Martine » et, se reculant un peu pour se faire entendre de tous :

— Bravo pour votre « promotion ».

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Meurtre à La Roche-Bernard – 04

— Ne parlons plus de meurtre. Nous allons l’éviter. Oui, oui, l’éviter. La ville n’est pas bien grande. Il suffit de faire une battue. Allez partout où vous pouvez aller, et surtout, près du port. Inspectez les lieux, et maintenant que peu à peu, nous ciblons la liste des personnes qui pourraient être impliquées, convoquez-les sans plus tarder. (Il se tourna vers le Capitaine). Vérifiez si elles sont là en ce moment. Le savez-vous d’ailleurs ?
— Oh, ben oui, on est presque sûrs, surtout lorsque les plaisanciers sont sur un corps-mort. Ils sont obligés d’utiliser les annexes du port ou de gonfler la leur. On inspecte le plan d’eau plusieurs fois par jour, et on les voit traverser. Parfois, nous les croisons se dirigeant vers les sanitaires, et puis, vous savez, comme vous le dites, ici, ce n’est pas bien grand. Vous faites vos courses dans deux ou trois endroits possibles, vous allez dans deux ou trois bars possibles, vous mangez dans deux ou trois restaurants possibles. On sait vite que vous êtes arrivé. On s’étonne même parfois que vous ne soyez pas déjà passé boire un verre alors qu’on vous a vu plusieurs fois traverser la rue principale.

Et pendant que les opérations se déployaient sur la zone, le Maire fit enfin part de l’idée lumineuse qu’il avait élaborée. Il suffirait d’écrire comment le meurtre avait été déjoué, faire, en somme, ce que l’auteur avait tenté de faire et bien sûr mieux le réussir que lui. Le Maire avait bien conscience du temps que cela prendrait d’écrire une histoire. Il fallait tout balancer sur le WEB et que la publication soit immédiatement effective. Déjà, en écrivant que les forces de l’ordre étaient sur une première piste, l’auteur allait le lire et s’inquiéter du fait que son plan était en train d’échouer. Peut-être même, se manifesterait-il. Il le savait, les meurtriers finissaient la plupart du temps par avouer. Ils retournaient parfois sur les lieux du crime, le remords au ventre. Le Maire fut interrompu par la Directrice de la bibliothèque.

— Tout cela ne tient qu’à la condition que vous supposiez que c’est l’auteur le meurtrier.
— Qui ça pourrait être d’autre ? On le voit bien à la teneur de la situation. C’est lui, là, en ce moment, qui contrôle ce qui se passe. S’il a fait de nous des personnages de fiction, c’est qu’il tire quelques ficelles machiavéliques et qu’il y a parmi nous quelqu’un qui va mourir.

La dernière phrase du Maire fit parcourir dans l’assemblée un courant glacial. Il comprit à la gêne de chacun qu’il fallait à nouveau accélérer. Il devait désigner un écrivain et, naturellement, il proposa à Martine qui, d’un geste de la main, tenta de refuser. Elle ne devait pas rester sur le souvenir de ses propres échecs. Si elle était si forte en grammaire, c’est qu’elle maîtrisait la langue. Elle n’avait qu’à décrire ce qui se passait sous ses yeux ou analyser une situation réelle. Ce qu’il avait compris, c’est qu’elle était mauvaise dès qu’il s’agissait de raconter le passé, mais là il s’agissait de construire l’avenir en racontant le présent. Et pour achever de la convaincre, il lui avoua qu’il n’avait jamais lu de compte-rendu plus précis que ce qu’elle avait jusqu’à présent produit, et que son Rapport sur l’Activité des Services (RAS) était tout simplement admirable.

— Si vous propulsez votre connaissance du terrain au futur, dites-nous ce que vous écririez ?
— Que nous avons tous peur de ne pas y arriver. Que la situation est devenue intenable.
— Et la secrétaire du Maire, qu’est-ce qu’elle écrirait ? Quel serait son désir ? — Vous le savez, mon premier réflexe serait d’aller m’enfermer dans le bunker de mon grand-père.
— Alors, Martine, j’ai envie de vous dire : allez-y.

On mit rapidement en place un poste de travail. Le responsable informatique créa une page sur Google Drive, en informant Martine que ce qu’elle écrirait serait en direct dans le monde entier. Il conseilla d’en faire immédiatement la promotion sur tous les réseaux sociaux, et le Maire revécut un instant ce qui avait fait qu’il avait désiré être Maire un jour, voyant là une opportunité rêvée de faire un coup médiatique de grande ampleur qui ferait parler de sa ville dans toute la région et, pourquoi pas, puisque comme il le pressentait le livre serait « puissant », dans toute la sphère francophone qui entoure le monde. Il riait de l’impact qu’il était en train de créer et les idées lui venaient par rafales. Il demanda qu’on vérifie sur un autre poste informatique que le roman n’était référencé nulle part, ni sur le WEB, ni à la Bibliothèque Nationale. En quelques clics, il vit son plan prendre forme. Il n’y avait aucune information sur cet ouvrage. Et dans un rire démoniaque, il exulta :

— Inscrivez vite le titre de votre roman, Martine : « Meurtre à la Roche-Bernard ». Nous allons lui couper l’herbe sous le pied à ce meurtrier. Voilà la faille à laquelle il n’avait pas pensé. Nous avons peut-être entre les mains le seul exemplaire en circulation en ce moment, ce qui veut dire que si personne encore ne l’a lu, nous sommes les seuls à pouvoir contrer l’effet que l’auteur a souhaité en annonçant dans son titre qu’un meurtre allait avoir lieu.
— Mais je ne veux pas écrire le meurtre de qui que soit.
— Allons, Martine, vous êtes l’auteure, à présent. Inventez ! Qu’est-ce qui pourrait vous sauver ?

Et sans répondre à la question, elle se mit à écrire.

La secrétaire s’arrangea pour quitter discrètement la cellule d’urgence que le Maire avait mise en place. Elle ne supportait plus la pression, et puisque personne ne prenait en compte cette angoisse qui l’avait saisie en découvrant qu’elle était à nouveau en danger, elle n’y réfléchit pas à deux fois, elle s’échappa par la porte de service, car il n’y avait pour elle qu’une seule option désormais : aller se protéger dans le bunker de son grand-père. Il ne fallait éveiller aucun soupçon. À pied, comme en pleine guerre. Sans regarder en arrière, le revolver prêt à être dégainé. Tout droit, par le chemin le plus court. En quelques minutes, elle était sur les bords du fleuve, anonyme, presque déjà soulagée de voir des enfants jouer dans le parc, des plaisanciers tranquillement plongés dans leurs lectures, des promeneurs heureux du calme qu’ils trouvaient là avec, apparaissant parfois sur le plan d’eau, les canards et les cygnes qui faisaient le bonheur de chacun. Sur le fleuve, des voiliers glissaient lentement portés par un vent faible, et la secrétaire du Maire revoyait cette drôle de maison aux volets bleus perchée sur la colline richement arborée devant laquelle on maintenait l’entretien d’un pré fortement pentu où paissaient quelques moutons.

Entre les phrases qu’elle écrivait, Martine se laissait aller à quelques pensées et se rendait compte peu à peu que si elle n’avait jusqu’ici jamais réussi à raconter le passé, c’était peut-être parce que quelque chose l’en empêchait, un traumatisme sans doute. Elle découvrait que l’écriture n’était pas seulement ce que les lecteurs en liraient, mais aussi tout ce qui se formait dans cet espace intérieur, et que personne ne pourrait entraver. Sans le formuler encore, elle y était déjà, dans le bunker de son grand-père, protégée.

Il y avait de la puissance dans ce qu’elle était en train de faire en direct, quelque chose du vivant auquel elle ne s’attendait pas, une forme nouvelle dans ce qu’elle ressentait, une autre manière de l’aborder, de le dire, laissant l’écriture revenir à des sujets qu’elle ne soupçonnait plus agissants, ne s’attardant plus sur les éléments du réel puisqu’il lui suffisait de transporter son esprit vers un paysage qui n’était peut-être pas celui qu’elle avait devant elle. Et pourtant, elle y était. La mémoire n’était donc pas ce qui revient toujours du passé, mais aussi ce que l’on se raconte, au présent, soit pour se rassurer, soit pour rester en quelque sorte à la place de victime qu’on s’est assigné à soi-même.

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Meurtre à La Roche-Bernard – 03

— Que voulez-vous dire, Martine ?
— C’est très simple, Monsieur le Maire. Je n’ai pas envie de découvrir un peu trop tard que vous allez entrer dans mon bureau alors que je suis en train de lire ce fameux livre, avec un couteau de cuisine, et m’égorger sur le tapis, après m’avoir violée.
— Enfin, Martine, qu’allez-vous imaginer là ?
— Rien, Monsieur le Maire. Je n’imagine rien, moi. Je ne suis pas écrivain. Je suis secrétaire. Je me suis arrêtée aux rédactions de collège, à « racontez vos vacances en famille ». J’ai eu 18 en grammaire toute ma vie, mais en composition personnelle, j’ai toujours eu 4. Je sais, c’était aussi très mystérieux pour tous les professeurs qui se sont occupés de moi durant toute ma scolarité. Forte en grammaire, mais nulle en composition. C’est comme ça. Je ne sais pas raconter. Je n’ai aucune imagination, et dès que j’essaie de me souvenir, je me trompe, je confonds. J’ai besoin que tout soit bien rangé, bien tamponné et bien classé. C’est pour cela que je suis secrétaire, et je suis très heureuse. Alors, voyez-vous, un livre qui commence par me raconter ma journée, qui me retrace à peu près tous les détails de ma vie en quelques pages et qui finit très certainement, comme son titre l’indique, dans un bain de sang, et bien voyez-vous, je vous le répète : je n’ai pas besoin d’en savoir davantage et je vous demande de bien vouloir m’autoriser à bénéficier dès maintenant de quelques RTT pour que je prenne, je ne sais pas, peut-être une semaine de repos. Je vous laisse mon numéro de téléphone portable personnel et, si vous découvrez à la fin de je ne sais quel chapitre que le meurtrier a trouvé le lieu où je suis censée n’y être pour personne, je vous saurais reconnaissante de bien vouloir m’en informer par un texto rapide qui me fera comprendre que je dois m’enfermer à triple tour dans le bunker que mon grand-père a construit pendant la guerre et qui a déjà sauvé une grande partie de ma famille de cette menace fantôme venue de l’Est. Même les Américains ont mis six mois à nous trouver et nous étions déjà tous portés disparus jusqu’à ce que mon grand-père considère que le danger était écarté et que nous pouvions désormais sortir en toute sécurité. Voyez-vous, sur son lit de mort, mon grand-père m’a confié les coordonnées de ce lieu que ma mémoire d’enfant avait totalement oublié, ainsi qu’un revolver, et il m’a dit que si, un jour, une nouvelle menace venait à se former dans mon entourage, je n’avais aucune autre question à me poser, aucun acte héroïque à réaliser, et à prendre mes clics, mes clacs, et à m’isoler jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de menace.
— Enfin, Martine, calmez-vous. Nous sommes face à une situation tout à fait inédite, je vous l’accorde, mais nous avons toujours réussi à faire face. Reprenons ensemble, dans le plus grand calme, la lecture de ce livre. Je vous ouvre mes tiroirs et vide mes poches sur ce bureau. Vous verrez que je n’ai rien qui puisse constituer une quelconque menace contre vous. Si vous le souhaitez, vous pouvez vous-même reprendre la lecture à haute voix et, même si je reste convaincu que nous sommes devant une grande farce, certainement fomentée par ce petit groupuscule d’extrême gauche qui tente à chaque élection d’arracher un siège pour constituer un banc d’opposition et imposer son point de vue radical sur l’exploitation agricole de notre territoire, et bien, si vous lisez qu’à un moment, je me livre à un comportement bizarre, que je me lève nerveusement, menaçant, fouillant dans je ne sais quel endroit obscur de ce bureau auquel je n’aurais pas pensé, et bien, je vous autorise à fuir et à prévenir la police. Reprenez la lecture. Où en étiez-vous ?
— « Le Maire entra le premier dans son bureau et s’installa dans son large fauteuil ».
—Bon, ça, il semble que nous puissions le passer. Allez quelques pages plus loin.

Elle feuilletait, hésitante.

— Attendez… « bunker »… « héroïque »… « groupuscule d’extrême gauche »… Ah, j’y suis. « Et la secrétaire, convaincue de l’honnêteté du Maire, reprit à haute voix la lecture de l’histoire ».

Au fur et à mesure, ils se regardaient, désormais tous les deux inquiets, trouvant en direct tout ce qui se passait même dans leurs pensées les plus intimes. Ce fut finalement le Maire qui s’en irrita le premier, surtout à cause des allusions systématiques à ses penchants pour l’alcool. Tout lui sembla tout à coup évident, et il fallait immédiatement considérer le caractère d’urgence de la situation. Il allait bien y avoir un meurtre dans sa ville, et il devait absolument agir.

— Je préviens la police.

Au téléphone, le Maire adopta l’un de ses tons les plus graves. Il réclamait l’attention de son interlocuteur et alla droit au but. Il fallait immédiatement venir sur place et se renseigner sur l’identité d’un auteur de fiction dont il épela le nom deux fois. Dans la foulée, il contacta le Préfet pour lui demander qu’une cellule d’urgence soit constituée, discrètement. En moins de quinze minutes, la mairie était transformée en poste de commandement. Les employés étaient maintenant tous arrivés. Les ordres tombaient. On laissait tous les dossiers en cours. On fermait au public. Silence absolu. Ni presse, ni tweet. Rendez-vous en salle des conseils.

Le Maire totalement dégrisé était désormais le chef des opérations. Il venait d’élaborer une stratégie mais n’en parlait pas encore. Si ce livre était un témoignage de la réalité, alors, ce qu’il était en train de faire devait certainement être déjà écrit. Son seul moyen pour déjouer le meurtre serait sans doute de transformer l’histoire. Il pensa alors aux lecteurs, et il se dit qu’il fallait y mettre un peu de grandiloquence, car si l’auteur avait souhaité ainsi saisir son lectorat comme il l’avait parfaitement réussi avec sa secrétaire puis avec lui, c’est qu’il contrôlait bien sa matière. Mais lui aussi, à présent, contrôlait bien la situation. Il mesurait à l’épaisseur du livre qu’il avait sans doute le temps de mettre en place tout ce qu’il était en train d’envisager. Après tout, il était peut-être le héros de l’histoire. Les premières informations sur l’auteur arrivaient. Il souriait, excité, de se voir en train de ferrer le poisson. On apporta également plusieurs livres.

— Décortiquez-moi ça rapidement. Je veux tout savoir de ce que vous y trouverez, et si vous avez une question de grammaire, (Il désigna Martine), c’est elle l’experte et personne d’autre.

Tous les employés se mirent à l’œuvre. On trouvait, dans les textes, comment l’auteur s’était installé à l’abri des regards indiscrets, sur un bateau, comment il passait son temps dans la ville à observer les résidents et comment il décrivait, en effet, fidèlement, ce qui s’y passait depuis de nombreuses années. Le Capitaine chargé du bureau du port fut convoqué. Il fallait la liste de toutes les personnes possibles. On lut au Capitaine les descriptions du paysage, afin qu’il définisse mieux l’emplacement du bateau. Il ne fallait rien négliger, et en particulier le fait qu’il devait certainement utiliser un pseudonyme étant donnée la teneur de cette nouvelle œuvre qu’ils avaient reçue et qui faisait que tout avait été chamboulé. Quelqu’un osa tout de même poser la question que tout le monde avait sur les lèvres :

— Pourquoi ne lisez-vous pas la suite pour savoir ce qu’il en est vraiment ?

Le Maire s’expliqua. Il ne voulait pas arriver trop tard. De toute évidence, le roman était écrit en temps réel et il leur fallait juste aller plus rapidement que la vitesse de lecture. Ce qu’il avait pensé comme un piège inextricable se retournait contre son auteur, car le volume prouvait que l’histoire était longue. C’était maintenant à eux de la détourner stratégiquement, et de la raccourcir. Il fallait faire intervenir un expert en roman. La Directrice de la bibliothèque fut appelée en renfort. Elle expliqua que dans tous les livres de ce genre, le meurtre était plutôt l’élément introducteur et qu’on voyait débarquer les enquêteurs, un peu à la manière du célèbre Columbo qui passait ses épisodes à coincer le meurtrier. C’était plutôt cela que l’on recherchait dans un roman policier. Le Maire fut pris d’effroi.

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Meurtre à La Roche-Bernard – 02

Il était onze heures. Le Maire arrivait. Revigoré par son petit bain de foule et quelques gorgées de Muscat qu’il n’avait pas réussi à refuser, il passa dans le bureau de Martine pour la saluer. En lisant l’inquiétude sur son visage, il prit gentiment de ses nouvelles.

— Vous êtes toute pâle, Martine. Est-ce que tout va bien ?
— Oui, oui, Monsieur le Maire, tout va presque bien.

Le visage de Martine en pâlit deux fois plus. Le livre et la réalité se rejoignaient.

— Nous avons reçu quelque chose ce matin (Sa voix tremblait, elle avait l’air déjà de réciter ce qu’elle venait de lire, et s’en effrayait) qui demande que nous en parlions rapidement. Pardon. Immédiatement. (Elle tentait encore de changer quelques mots, mais une énergie folle l’obligeait à se corriger).
— Très bien, très bien. Vous n’aurez qu’à passer dans mon bureau d’ici une heure quand j’aurai fait le tour des services.

Et lui tendant le livre en lui montrant le titre, elle s’écria, d’un air apeuré :

— Je suis désolée d’insister, Monsieur le Maire, mais c’est une question de vie ou de mort.

Le Maire entra le premier dans son bureau et s’installa dans son large fauteuil. Martine, resta debout en tenant le livre dans ses deux bras croisés comme elle portait les parapheurs, attendant qu’elle soit invitée à présenter, rapidement, une sorte de résumé d’une à deux phrases maximum afin que le Maire ait un avis éclairé et, surtout, une fiable connaissance de tout ce qu’il s’apprêtait à signer presque aveuglément. Ce n’était qu’une petite mairie, mais les codes étaient les mêmes que dans les grandes : le Maire devait paraître affairé. Il n’avait pas le temps pour les broutilles, alors il signait n’importe quoi. C’était pour cela qu’il avait engagé des personnes de confiance. Voyant au comportement de sa fidèle secrétaire que la situation était quelque peu exceptionnelle, le Maire invita Martine à s’asseoir et à prendre un verre d’eau pour se remettre de ses émotions.

— Alors, Martine, qu’a-t-il de si important, ce livre ?
— Je… (Elle s’effondra presque)… Vous savez que ce n’est pas dans mes habitudes d’outrepasser mes fonctions… Depuis le temps que je travaille avec vous, je sais qu’il y a parfois des courriers personnels qui vous arrivent en mairie et souvent je ne lis que la première phrase et la formule de salutation pour être sûre qu’il n’y a là rien qui concerne directement les affaires de la ville.
— Soit, Martine, venez-en aux faits.
— Je suis arrivée tôt ce matin… Enfin, tôt… Comme un jeudi, quoi… Vous savez, c’est toujours difficile de circuler et de se garer, et il y a toujours cinq ou six personnes profitant de ce jour pour vous interpeler en public. Alors, on traîne, on voit pas passer l’heure, on est obligé d’être impoli avec certains et…
— S’il vous plaît, Martine, épargnez-moi quelques détails (Il expulsait déjà ce ton exaspéré de la puissance publique).

Cette deuxième interruption plongea Martine dans un de ces silences pesants qui précèdent l’aveu. Elle reprit son souffle, avala une gorgée d’eau et continua.

— Je voulais tester si ce que vous alliez me dire allait être ce que vous alliez me dire.

Le Maire avait le regard de celui qui ne comprend plus rien et il regrettait de laisser tant de temps à une personne qui semblait si troublée qu’il voyait déjà se pointer la nécessité d’une visite à la médecine du travail.

— Nous avons reçu ce livre ce matin. Il vous est dédicacé. J’ai commencé à parcourir les premières pages. C’est troublant, saisissant, même, parce que le début raconte avec précision les quelques minutes que j’ai passées avant d’arriver en mairie et d’y trouver le livre. Oh, bien sûr, il n’y a pas de nom, mais, voyez-vous, dès le premier paragraphe, on peut lire (Elle rouvrit le livre à la première page) : « La secrétaire du Maire arriva, comme tous les jeudis,… ». (Elle lisait seulement les débuts de phrases, avançait, feuilletait). Vous même, enfin, ce n’est qu’un « Monsieur le Maire », parmi d’autres, je vous l’accorde, mais ce Maire arrive à onze heures, passe dans le bureau de la secrétaire, et (Sa voix se remit à trembler), regardez ce qui est marqué là.

Le maire prit le livre et lut à haute voix le paragraphe que Martine lui désignait :

— « Et le Maire prit le livre et lut à haute voix le paragraphe que sa secrétaire lui désignait ».

Un rire gigantesque envahit sa poitrine.

— Mouhahaha ! Excellent ! C’est sans conteste ce qui vient de se passer. (Il feuilleta une page en amont et lut à nouveau en riant). « Vous êtes toute pâle ». Excellent ! C’est exactement ce que je vous ai dit en arrivant. (Il la regarda avec un air complice). Il faut dire que vous étiez toute pâle, Martine ! « Vous n’aurez qu’à passer quand j’aurai fait le tour des services ». Mouhahaha ! Que c’est précis et bien vu. Mais ça colle parfaitement à la réalité ! Comment est-ce possible ? (Il regarda autour de lui, amusé). Sommes-nous sur écoute, en direct sur la chaîne publique de la République des Lettres ?

Il reposa le livre en s’essuyant une larme de bonheur. L’ivresse du Muscat agissait encore. Il avait ce teint rouge de ceux qui n’osent pas dire qu’ils n’abusent pas vraiment de l’alcool, mais qu’il y a toujours un verre de quelque chose de temps en temps, tout au long de la journée.

— Allons, allons, Martine, je ne vois pas ce qui vous inquiète. C’est drôle de trouver tout cela. Quelle merveille ! Contactons cette personne qui écrit si fidèlement la réalité. Êtes-vous allée jusqu’au bout ? J’ai hâte de savoir ce qu’il va se passer dans ma vie aujourd’hui. Allons-nous avoir ce fameux financement du Conseil Général qui nous permettra enfin d’aménager les bords du fleuve pour que les promeneurs puissent s’y rendre été comme hiver ? Parce que, vous savez, c’est aujourd’hui qu’ils doivent nous adresser une réponse. Le Conseil Général nous a dit que c’était en bonne voie. (Il tourna le livre dans tous les sens, parcourut rapidement la quatrième de couverture). « Une secrétaire de mairie découvre un livre…. ». (Il riait, feuilletait au hasard sans réellement porter attention au contenu, cherchant tout de même sans se l’avouer une allusion au financement dont il venait de parler). Mouhahaha ! Écoutez ça : « Déjà, sa vigilance ne cherchait plus que le croustillant détail qui le mettait face au plus beau canular qu’on ait pu lui offrir de toute sa vie de Maire ». C’est tout à fait vrai ! Il continuait sa lecture : « Son enthousiasme retomba presque instantanément lorsqu’il s’aperçut qu’il en avait oublié sa fidèle secrétaire qui, loin de partager son hystérique excitation, ne faisait plus que se (Il ralentissait sa lecture en observant Martine) triturer le bout des doigts ».

Il s’arrêta. Martine semblait être ailleurs. Elle se triturait en effet le bout des doigts, nerveusement. Soudainement apaisé, il lui dit :

— Enfin, Martine, qu’est-ce qui vous inquiète tant ?

Elle lui répondit, effarée :

— LE TITRE ? AVEZ-VOUS SEULEMENT LU LE TITRE ?
— Ah oui, suis-je bête… le titre… c’est important le titre… (Il consultait la couverture)… Ah, je… Eh oui, ça aussi, ça a l’air précis… Et, donc, Martine, vous semblez avoir lu ce livre un peu plus loin que moi. De quoi s’agit-il exactement ?
— À vrai dire, Monsieur le Maire, je n’ai pas vraiment besoin d’en savoir davantage.

Et elle se leva pensant qu’il était sans doute temps de mettre en application ce qu’elle avait lu en formation concernant les droits et devoirs du fonctionnaire qui pouvait, à tout moment, considérer qu’un ordre qu’il recevait allait à l’encontre de la sécurité des personnes, la sienne, celle des autres, voire pour des questions d’éthique (jamais politiques, bien sûr, à cause du « devoir de réserve »). C’était le droit de « retrait ». C’était le jour où elle allait le mettre en application. Sa détermination s’était peu à peu construite et elle venait de faire son choix.

Quoi qu’il ordonne, je prends mes cliques et mes claques, et je me mets en arrêt maladie.

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Meurtre à La Roche-Bernard – 01

C’était un jeudi comme de nombreux jeudis d’été dans notre belle commune de La Roche-Bernard. Dès cinq heures du matin, des camions de marchands s’étaient installés sur la place principale entourant bientôt l’église de leur plus beau stand de produits locaux. La réputation de ce grand marché dépassait de beaucoup les limites administratives de l’un des plus petits chefs-lieux de canton de France, la plus petite commune du Morbihan, comptant ses quelques sept cents âmes, logées sur quarante-deux hectares de terrain. Il était depuis longtemps le plus grand marché de la région. On voyait encore sur quelques cartes postales anciennes ce qu’avait été l’effervescence de ce rendez-vous hebdomadaire, ce grand Marché aux porcs où l’on trouvait, à l’époque, de la bonne bête vivante, avec, en plus des cochons dont on savait tirer toute la substance, de la volaille et tous les produits qui l’accompagnent : œufs, beurre, lait, fromage. Même si la vente, surtout des animaux vivants, était devenue au fil du temps plus discrète, on n’avait pas perdu certaines traditions avec, parmi elles, les petits camions de crêpiers où l’on venait se régaler d’une ou deux galettes bien garnies, parfois même d’une saucisse ou d’une andouillette dont on ne trouvait pas les saveurs ailleurs que sur le marché. Et tout le monde se réjouissait en voyant le ciel se dégager des brumes matinales : ça allait être une belle journée, et en ce joli mois d’août, on allait voir venir, en plus des fidèles clients, de très nombreux touristes.

C’était lors de ces journées que le marché s’étendait au plus large dans toutes les rues du bourg. Le centre restait occupé par ce qu’il y avait de constant (fruits, légumes, fromages, etc), mais l’été, on voyait s’installer des sortes de nouveaux commerçants, quelques stands où l’on trouvait toutes sortes de babioles bon marché, des sacs, des bagues, des montres, des bracelets, mais aussi des calebasses, des portemonnaies, des casquettes, des flûtes en tout genre, des ponchos, des produits nature-bio-étiquettes-vertes. Même parfois, des sandales en cuir dites artisanales. À chaque coin de rue, on entendait de la musique. Chacun déambulait dans les rues avec la fierté d’avoir su conserver une tradition locale tout en s’adaptant aux réalités du tourisme. Les petits producteurs du coin venaient là écouler leur stock, avec une drôle de politique tarifaire, plus cher pour les « touristes », mais surtout, moins cher pour les personnes dont on connaissait le prénom, l’âge, et le prénom des enfants, et chez qui on allait parfois passer une soirée ou deux, souvent en plein hiver.

La secrétaire du Maire savait que le jeudi était toujours un jour particulier et qu’elle avait beau prévoir de partir en avance, elle arriverait, comme d’habitude, un peu en retard. Elle avait de cela maintenant une expérience telle qu’elle avait appris à ne pas se presser. Elle aurait, de toute façon, quelque difficulté à circuler, puis à se garer, et elle rencontrerait quelques connaissances qui allaient profiter de l’occasion pour venir lui parler, comme si elle ne travaillait jamais les autres jours de la semaine, apparaissant en plein jour, tout à coup supposée plus accessible.

Elle arriva à son bureau, en retard donc, passé 10h30, heureuse comme elle se sentait toujours d’être l’une des premières à son poste dans la petite mairie, s’attelant à ce qu’elle faisait systématiquement en premier après avoir vérifié le degré d’humidité de quelques plantes en pot : déballer le courrier. Il y avait là, toujours, de nombreux documents qu’elle avait la charge de trier pour bien les distribuer dans tous les services. Aussi, évidemment, des documents qu’elle garderait, comme quelque prospectus, annonce publicitaire qu’on ne manquait pas d’adresser aux mairies dans l’espoir parfois de devenir client ou de remporter un prochain marché public. Elle passait donc en revue, scrupuleusement, tout ce qui sortait de chaque enveloppe, et son attention fut capturée par un envoi plus rare : un livre, bien emballé, avec sur la première page, une aimable dédicace. « À Monsieur le Maire, avec toutes mes amitiés », suivie d’une signature comme seuls savent le faire les écrivains et les docteurs, indéchiffrable. Martine se mit joyeusement à en parcourir les premières pages, avec cette curieuse distraction qui lui fit penser : « Voilà qui va me changer des factures et des rapports du PLU, du PLA ou de je-ne-sais-plus-quoi de trois à cinq lettres qu’il faut toujours avoir en mémoire parce qu’il faut ensuite classer tout ça dans la case urgent ou dans la case ça peut attendre que le Maire n’ait plus rien d’autre à faire.

Dès le premier chapitre, ce fut la sidération. À quelques détails près, Martine revivait tout ce qui avait précédé son arrivée à la mairie, sa difficulté pour circuler, puis pour se garer, son absence totale d’inquiétude en lien avec ses quelques minutes de retard, la découverte du livre, le début de sa lecture, et comme un coup de foudre, le présent, l’étonnement, presque le saisissement, au moment où elle réalisa qu’elle regardait ce livre comme elle aurait été face à un miroir, se mettant presque machinalement à trembler. « C’est moi, c’est entièrement moi. C’est moi maintenant comme c’était moi il y a un quart d’heure. Et si je tourne la page, ce sera moi encore, ayant tourné la page. Et si je saute des pages ? Moi dans un quart d’heure, demain, dans trois jours, dans six mois !!! ». Elle regarda à nouveau le titre et sa bouche expulsa un hurlement sinistre, entrecoupé d’une toux rauque l’étouffant au point qu’elle plongea dans son sac pour y saisir son kit d’urgence : un spray de Salbutamol dont elle s’aspergea le fond de gorge les yeux écarquillés avant de retrouver ses esprits. Elle se mit à courir à travers le long couloir qui séparait son bureau de celui du Maire. Elle hurlait.

— Monsieur le Maire ! Monsieur le Maire ! Au secours ! Monsieur le Maire ! Monsieur le Maire ! Au secours ! Au secours ! AU SECOURS !

La porte du bureau du Maire était fermée. Elle prit seulement conscience que personne n’était encore arrivé et qu’elle était seule dans l’établissement. Le Maire profitait des grands jours de marché pour aller redorer le blason de sa popularité. Si tous les commerçants venus sur les places n’étaient pas forcément ceux qui votaient dans cette ville, il savait que les clients aimaient le voir déambuler dans les rues, avalant un radis, un morceau de fromage, parfois même un quartier de pomme. Il ne refusait jamais un petit verre de quelque chose, de vin doux, de vin fort, d’alcool maison, se laissant aller à quelque ivresse lorsque l’ambiance devenait sympathique, et finissant toujours au Relais où l’on savait à quelle heure on pouvait venir offrir un pot au Maire lorsqu’on avait quelque chose de précis à négocier.

Martine revint à son poste en essayant de s’occuper avec d’autres courriers, mais le livre, comme un aimant, avait sur elle une forme d’attraction qu’elle n’avait connue qu’à l’âge de huit ans quand elle avait vu pour la première fois la flamme gigantesque du feu de cheminée que ses parents avaient fait dans un chalet qu’ils avaient loué une semaine à Chamonix. Elle entendait encore la voix prévenante de son père. « Martine, ne touche pas la flamme. Tu vas te brûler très fort et nous allons être obligés de t’emmener à l’hôpital ». Elle n’avait jamais vu des couleurs crépiter. La flamme était devenue fascinante et de la même manière, le livre, à son tour, devenait une tentation folle. Elle l’ouvrit là où elle l’avait laissé. Ses yeux n’allaient plus s’en égarer. Elle revivait ses moments d’angoisse, ses hurlements dans les couloirs de la mairie, son retour, ses tentations et le souvenir de son enfance. La flamme était là. Tout y était. Il fallait maintenant qu’elle sache ce qui allait se passer. Elle se mit à lire et à penser en même temps, frénétiquement.

Monsieur le Maire va arriver à onze heures. Il va passer dans mon bureau pour me saluer. Un peu aviné, joyeux, il va remarquer que je suis pâle comme une morte et me demander si tout va bien. Avec ma voix tremblante, je vais lui répondre que oui, oui, tout va presque bien, mais que j’ai reçu quelque chose ce matin qui demande qu’on en parle immédiatement. Il va me répondre que je n’aurai qu’à passer dans une heure quand il aura fini son petit tour des bureaux, mais mon effroi va s’imposer. Je vais lui tendre le livre en lui montrant le titre et en lui disant d’un air apeuré : « Je suis désolée d’insister, Monsieur le Maire, mais c’est une question de vie ou de mort ».

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Meurtre à La Roche-Bernard by Oliver Rych, dès demain on ze WEB

Toute la semaine prochaine, à la mode ancienne d’un épisode par jour, vous vivrez, en direct, la révélation de la deuxième nouvelle qui composera, avec Chiquito et peut-être encore une autre, le futur recueil intitulé « Nouvelles Rochoises », écrites à La Roche-Bernard, en pensant à La Roche-Bernard, ou pour les habitants de La Roche-Bernard.

Si peu d’entre vous savent qui est Chiquito ou qui sont les Rochois, au moins, le titre de cette deuxième nouvelle aura le mérite d’être clair et de mettre tout le monde d’accord.

** REGARD MENAÇANT, MUSCLES TENDUS, REVOLVER POINTÉ **

— EST-CE QUE C’EST CLAIR ?

****

Meurtre à La Roche-Bernard.
Dès demain sur le WEB.

@RYCHOLIVER.ORG AVRIL 2019

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Nouvelles rochoises

Les nouvelles rochoises ont été écrites à La Roche-Bernard, en pensant à La Roche-Bernard, ou pour les habitants de La Roche-Bernard.

Elles seront bientôt trois, mais déjà, en voici deux :

Chiquito, qui a comme un sous-titre : L’aube d’un été de douleurs.
Meurtre à La Roche-Bernard.

Trois modes de lectures sont disponibles (presque) tous gratuits pour le moment.

Chiquito :
Lecture en ligne (gratuit)
Téléchargement format ePub pour liseuses et smartphones (gratuit)
Format Kindle pour liseuses Amazon (presque gratuit)

Meurtre à la Roche-Bernard :
Lecture en ligne (gratuit)
Meurtre à La Roche-Bernard (gratuit)
Format Kindle pour liseuses Amazon (presque gratuit)

Bonne lecture

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Chiquito 03

Il n’y a plus de chronologie des faits. Le SAMU. La police. Théo assis dans le jardin, le regard perdu, à nouveau habillé, sa capuche sur la tête. C’est l’aube d’un été de douleurs. La voisine tentant de lui parler, une tasse chaude à la main. Quelques autres personnes réunies. D’autres voisins, à qui on demande de rentrer chez eux. Un agent de police s’approche de Théo, l’informe qu’il doit s’entretenir avec lui pour établir un procès verbal. Ils entrent ensemble dans le salon. Théo s’assoit dans le canapé. L’agent s’installe face à lui, sur une chaise. Il dépose des papiers sur la table basse. Parmi eux, le certificat de décès délivré par le SAMU. « Les cas de décès à domicile sont des moments difficiles. Croyez bien que je comprends votre souffrance. Nous sommes automatiquement contactés par le SAMU si le médecin constate une mort qui ne semble pas naturelle. Je vais devoir vous poser des questions, mais je ne vous oblige pas à y répondre. À quelle heure avez-vous constaté le décès de votre mère ? ». « Je ne sais pas. Je suis rentré tard du travail. Il devait être deux ou trois heures du matin ». « Le médecin a établi le décès de votre mère entre douze et vingt-quatre heures. Quand avez-vous vu votre mère vivante la dernière fois, ou quand avez-vous eu de ses nouvelles ? ». « Hier soir ». Il hésite. Il regarde le ciel s’éclaircir. « Avant hier ». « Nous nous sommes couchés à la même heure ». « Quelle heure était-il ? ». « Je ne sais pas. Il était tard. Très tard. Je dirais au milieu de la nuit ». « Votre mère vous semblait-elle avoir un comportement normal ? Vous semblait-elle plus fatiguée que d’habitude, par exemple ? ». Théo fixe son regard dans le coin de la pièce. Il passe sa main sur son front, lentement, semble vouloir s’endormir. Il ne sait pas quoi dire du comportement de sa mère, ne la voit plus que figée dans son lit. L’image obsédante revient, avec l’odeur, la nausée. « Théo ? ». La voix de l’agent se veut plus familière. « Ne vous sentez pas obligé ». Théo soupire longuement, rouvre les yeux, pose sa main sur son ventre. « Je rentre toujours tard du travail. Ma mère est souvent encore devant la télé quand j’arrive et c’était le cas ce soir-là. C’était comme d’habitude. J’ai pris ma douche, je lui ai préparé une tisane, nous avons fumé une cigarette ensemble et nous sommes allés nous coucher ». Il ne veut pas mentir, mais il ne veut pas en dire plus. Il ne cherche pas à comprendre si le comportement de sa mère était « normal » ou non. « C’est la dernière fois que vous l’avez vue ? ». « Oui ». L’image se reconstitue, inchangée. « Quand je suis parti tôt le matin, elle dormait encore ». « Je suis désolé de vous poser cette question, Théo, mais savez-vous si votre mère prenait des calmants ou si elle était suivie par un psychiatre ? ». « Pas de psychiatre ». La voix de Théo est soudainement tranchante. « Je ne sais pas si elle prenait des calmants ». « Merci, Théo ». L’agent lui tend des papiers à signer. Il lui fait part de ce qui va se passer. Le corps de sa mère va être pris en charge et conduit dans un service hospitalier où il sera procédé à une autopsie. L’agent tente de rassurer Théo en lui disant que la procédure est obligatoire. Les informations arrivent dans la conscience de Théo sans se fixer. Les mouvements autour de lui ne signifient plus. Les médecins du SAMU emportent le corps qui passe, recouvert d’un drap blanc, sous ses yeux. Il ferme la porte d’entrée, se dirige dans la cuisine, laisse traîner sa main sur la table. Il s’assoit, retire sa capuche, croise ses bras sur la table, pose sa tête, s’endort. Il est réveillé quelques minutes plus tard par la sonnerie de la porte d’entrée. La voisine vient prendre de ses nouvelles, lui demander s’il a besoin de quelque chose. Il la remercie pour tout ce qu’ils ont fait depuis qu’il est allé les réveiller cette nuit. Il l’invite à entrer. Elle refuse et lui propose au contraire de venir chez eux boire quelque chose de chaud. Théo regarde autour de lui. Il accepte. Ils traversent la rue ensemble. Le mari est là, aussi. Il commente le départ des camions, le calme revenu, répète plusieurs fois à Théo qu’il est bien désolé. Ils s’assoient tous les trois dans le salon. La voisine apporte du thé, des gâteaux. Théo raconte sa conversation avec l’agent de police, pose des questions, se demande ce qu’il doit faire maintenant. Le mari évoque les suspicions possibles. Suicide. Empoisonnement. Il parle de différents cas qu’on lui a racontés ou qu’il a connus jusqu’à ce que sa femme lui fasse remarquer que ce n’est peut-être pas le moment de parler de cela. Elle, elle parle des démarches administratives, de la mairie, des pompes funèbres, de la famille, des amis, qu’il faudra prévenir. Elle propose son aide tout en expliquant à Théo qu’il vaudrait mieux qu’il fasse toutes ces démarches avec quelqu’un qu’il connaît bien. « Ton père, peut-être ». Son père. Théo n’avait pas pensé à son père, à la famille, aux amis. Il pense à Mona, se demande s’il doit l’appeler, prévenir son patron. Le thé lui fait du bien. La nausée s’estompe un peu. La conversation le berce. Il sent de lourdes douleurs dans ses mains, dans sa tête, dans le dos. Il lutte pour garder les yeux ouverts. Il prend poliment congé de ses voisins en les remerciant encore, leur dit qu’il les tiendra informés. Il sort. Une fois dans son jardin, il regarde autour de lui. Il ne se sent pas le courage d’entrer dans la maison. Il ferme sa veste, place sa capuche sur sa tête, revient dans la rue, lentement, marche le long des autres jardins. Son téléphone portable vibre dans sa poche. C’est son patron. Il décroche. « Allô, Tchikie ! On se demande tous si tu es bientôt là. Il commence déjà à y avoir du monde ». Théo balbutie quelques excuses. Il explique la situation en quelques mots. Le patron, désolé, ne sait pas quoi répondre. Théo lui dit qu’il ne viendra pas aujourd’hui, qu’il ne va pas le garder au téléphone, qu’il le rappellera. Il raccroche. Il pense à nouveau à Mona. Il sait qu’elle travaille, qu’elle ne pourra pas faire grand chose. Il sait aussi que la nouvelle va se répandre, qu’elle sera vite mise au courant, qu’elle l’appellera quand elle pourra. Il entre dans un parc public. Des personnes lisent sur des bancs. Des enfants jouent sous la surveillance de leurs parents. Il fait lentement le tour du parc, s’assoit sur un banc, fait tourner son téléphone portable dans ses mains. Il appelle son père, qui décroche. Dès les premiers mots qu’il arrive à formuler, il se met convulsivement à pleurer. Son père s’inquiète, puis comprend, lui demande où il est, où est sa mère. Théo ne sait pas. « Elle est morte. Ils l’ont emmenée ». Son père lui dit qu’il arrive dès que possible, qu’il va se libérer, qu’il va appeler sa femme, qu’elle va venir. Théo n’écoute plus. Un casque lourd sert sa tête. Des personnes au regard compatissant s’écartent en passant, se forcent à plonger dans leur lecture. Théo ne se rend pas compte à quel point son désarroi se lit sur son corps tout entier, dans sa manière de tourner son regard sans voir ce qui l’entoure, dans sa manière de signifier brutalement, sèchement, parfois avec un ton démesurément fort, la situation dont il ne sait que faire. Il raccroche. Les convulsions s’arrêtent instantanément. Il est à nouveau dans le parc public, se rend compte que ce n’est pas le lieu pour ça, se lève lentement, distribue des « désolé » un peu au hasard. Des sourires s’échangent. Quelques mots murmurés, respectueux. Ici, tout le monde se connaît un peu, s’est croisé, sait qu’il n’habite pas loin, comprend qui tout cela concerne. Les regards suivent Théo de loin, attendent qu’il soit sorti du parc pour se détacher, reviennent à leur quotidien. Théo marche les bras croisés autour de la poitrine. Son téléphone portable vibre. C’est Mona. Pas maintenant. Il n’a rien à dire, ne sait pas quoi dire, ne veut rien entendre. Il laisse passer l’appel, envoie un court texto pour signifier qu’il appellera plus tard. Réponse presque immédiate. « Je suis là ». Il soupire longuement, entre dans son jardin, ouvre la porte d’entrée, regarde autour de lui avant de refermer la porte. Il longe le couloir si lentement qu’il se rend à peine compte qu’il est devant la chambre de sa mère. La porte est restée ouverte. Le lit est défait. L’odeur. L’image. Il s’appuie contre l’embrasure de la porte. Sa respiration est calme. Il retire sa capuche, entre dans la chambre d’un pas vif, ouvre la fenêtre, les volets, se retourne face au lit. Il repart dans la cuisine, dépose sa veste sur la table, fouille dans les placards, trouve un grand sac poubelle, l’ouvre en grand en le secouant, en évalue la taille, en prend un second, revient dans la chambre, tire les draps, les rassemble en boule, défait les taies d’oreiller, enfourne tout dans les sacs poubelle, ferme les sacs, va directement les jeter dans le container du jardin, revient rapidement dans la maison. Il entre dans le salon, rassemble les papiers déposés par l’agent de police, en parcourt le contenu, les dépose sur la commode de l’entrée, va avaler plusieurs verres d’eau dans la cuisine, s’allume une cigarette, s’adosse à l’évier, s’arrête. Il fume lentement. L’image revient. Il regrette tout ce qu’il vient de faire. Sa respiration s’accélère. Il prend un cendrier, retourne au salon, s’assoit dans le canapé, se blottit, laisse sa cigarette se consumer dans le cendrier, ferme les yeux, sent circuler des douleurs dans le dos. Sa belle-mère vient d’arriver. Elle a d’abord frappé, puis sonné. Théo se lève pour lui ouvrir. Au bout de quelques paroles échangées, il s’effondre dans ses bras. Il se sent comme enfin sauvé d’un long naufrage. Il ne fait que relater la nuit qu’il a passée, sans cohérence chronologique, répétant sans cesse « elle avait l’air de dormir », « je suis rentré trop tard », « je suis rentré trop tard ». La belle-mère pose quelques questions, mais devant le désarroi de Théo, elle cesse, lui dit que son père va bientôt arriver, qu’il a pris sa journée pour venir le soutenir et l’aider. Elle-même va rester tant qu’il en aura besoin et elle lui propose de venir chez eux, lui conseille de ne pas rester seul ici. Elle l’accompagne dans la cuisine. Théo enfile sa veste. Elle lui demande ce qu’elle peut lui préparer. Il ne veut rien. « Il faut que tu te reposes. Ce qui va se passer maintenant est une longue épreuve ». « J’ai mal à la tête. J’ai mal à la tête depuis tant de jours. Ça fait plusieurs nuits que je ne dors plus ou que je dors mal. Les journées au bar sont épuisantes. Et maintenant, ça ». Il demande plusieurs fois comment il va faire. Ils s’assoient tous les deux l’un à côté de l’autre. La belle-mère pose sa main sur l’avant-bras de Théo. Elle l’écoute, le rassure. Elle se lève pour lui servir un verre d’eau, lui demande s’il a mangé un peu. Théo ne se souvient pas quand il a mangé la dernière fois, alors il ment. « Un peu, mais rien ne passe ». Une voiture arrive dans le jardin. C’est son père. La belle-mère va ouvrir la porte. Théo se lève lorsqu’il voit son père entrer. Ils s’embrassent, puis le père sert longuement son fils dans ses bras. Théo se met doucement à pleurer. « Je suis arrivé trop tard ». « Je suis arrivé trop tard ». « Ne pense pas à ça, Théo. On va s’occuper de toi. On est là ». Ils s’assoient tous les trois dans la cuisine. Peu à peu la conversation aborde des aspects concrets, la mairie, les pompes funèbres, les personnes à contacter. L’inconnue reste l’autopsie. Personne ne sait combien de temps cela prend, ce que délivreront les résultats, ce que tout cela engage. Le père propose d’aller se renseigner à l’hôpital. « Ils nous diront ». Théo veut l’accompagner. Il se lève, monte dans sa chambre, retire sa veste, ouvre son armoire, en tire un t-shirt, se change, repasse sa veste, redescend à la salle de bain, se passe de l’eau sur le visage, revient dans l’entrée, prépare son sac, s’arrête brutalement. « J’ai ouvert sa chambre ». C’est comme s’il fallait qu’il le dise absolument. « J’ai jeté les draps ». Il en pleure. Il aimerait qu’on lui pardonne d’avoir fait ça. La belle-mère lui dit qu’elle va rester le temps de tout fermer. « Allez-y ». « Je rentrerai après et vous me rejoindrez à la maison ». Théo et son père partent. Ils ne prennent qu’une voiture. Le père conduit. Il réussit à rompre le lourd silence qui s’était installé. « Comment était-elle, ces derniers jours ? ». « Je ne sais pas trop. On ne se voyait pas beaucoup. Je dirais comme d’habitude. Pas pire que d’habitude. Elle a fait une crise l’autre soir ». Le dernier soir. Il se tait. Il comprend la crise annonciatrice de la mort, l’analyse dans sa violente résistance, seulement en pensées. Il sait aussi qu’il ne peut pas tout dire à son père de ces moments de crise, car il en a trop connus. C’était tout ce qu’il avait fuit, laissant parfois Théo s’occuper de tout cela. La rage que Théo a parfois ressentie en pensant « pourquoi tu n’es jamais là quand il faut s’en occuper », sans le formuler exactement, seulement, un sentiment qui revient, et qui l’empêche de trop en dire. « Elle s’est calmée. On s’est couchés en même temps ». Le téléphone portable de Théo vibre. C’est Mona. Il décroche. Il explique qu’il est avec son père, qu’il va à l’hôpital. « Ça va »… « Je ne sais pas »… « Je ne sais pas, Mona »… « Je te téléphonerai dès que je le pourrai, promis »… « Je sais, Mona »… « Merci »… « Oui, je sais »… « À plus tard ». Il raccroche. Ils sont arrivés à l’hôpital. Ils se garent. À l’accueil, le père prend en charge les demandes d’informations, les discussions. Théo attend en retrait, errant dans le hall. Sa mère est là. Il le perçoit au voile translucide qui se dépose devant son regard, au vent frais qui le fait se balancer, traversant son front comme des volutes de fumées doucement teintées d’une couleur pâle.

« Ils ne veulent pas me donner d’informations détaillées. Quelqu’un va t’appeler dans l’après-midi. Il faut attendre, Théo. Il faut attendre ». Ils quittent l’hôpital. Le père amène Théo dans la maison qu’il partage avec sa femme. La belle-mère est déjà là. Elle pose quelques questions, propose de préparer quelque chose de léger à manger. Ils s’assoient tous les trois dans la cuisine, parlent des personnes qu’il faudra prévenir. Le père relève quelques numéros qu’il n’a plus, propose à Théo de passer quelques coups de téléphone. Il lui dit que la chaîne se met vite en place concernant ces sujets. Théo évoque le nom des personnes qu’il préfère appeler lui, témoigne d’une immense fatigue, dit qu’il fera tout cela plus tard. Il se lève, s’excuse. « Va te reposer dans la chambre d’amis », une chambre qu’il utilise lorsqu’il reste dormir. La chambre est au rez-de-chaussée. La fenêtre est ouverte. Les volets sont fermés. Il retire sa veste, ses nu-pieds, s’allonge sur le dos, son téléphone portable dans la main. Il s’endort. L’air est doux. Une odeur de lessive émane des draps. De la lavande. Le corps s’enfonce. Léger vertige. Formes géométriques électriques. Des points jaunes passent. Des formes bleues, rouges, grandissent, se rétractent, disparaissent. L’image tourne, inchangée, dans la pénombre de la nuit. Corps sans vie. Un regard s’approche, s’éloigne, contourne. L’image disparaît. La respiration s’approfondit. Les bruits de la maison s’altèrent. Étau sur le front. Chaleur étouffante. Tout redevient blanc. Tout s’accélère. Le téléphone vibre. Numéro masqué. Théo décroche. C’est un service de l’hôpital qui prévient que le corps sera rendu à la famille le lendemain dans l’après-midi, qu’il doit passer pour pouvoir contacter les pompes funèbres, qu’il sera reçu par un médecin qui lui expliquera. Théo raccroche. Il referme les yeux, tente de se rendormir. Les informations s’inscrivent dans sa conscience. « M’expliquer quoi ? », pense-t-il. Il se lève précipitamment, retourne à la cuisine. Il donne les informations qu’il vient de recevoir, les mains tremblantes. La gorge lui brûle. Il parle vite. « M’expliquer quoi ? Que ma mère est morte ? Qu’elle a trop bu trop longtemps ? Que son cœur n’a pas tenu ? Je l’ai senti qu’elle était morte. Je l’ai vu. Je sais pourquoi. Qu’est-ce que j’aurais dû faire, Papa, qu’est-ce que j’aurais dû faire ? ». Il frappe la table avec ses poings. Sa belle-mère pose ses mains sur ses épaules. Il se dégage. « Laisse-moi ». « Laisse-moi ». « Laisse-moi ». Il retourne dans la chambre presqu’en courant, prend sa veste, l’enfile et la ferme, attrape ses nu-pieds et les chausse. Il sort, marche vite. Son père a déjà dû prévenir quelques personnes car il reçoit des messages, lit le premier, lit le second, ferme son téléphone. Il fouille dans ses poches, trouve de l’argent, des cigarettes. Il entre dans un bar, s’impatiente, pose un billet comme pour mettre une option sur un pari, commande un whisky sans glace, l’avale d’un trait dès qu’il est servi, se retient de crier en sentant le feu de l’alcool se répandre. Son père l’a suivi, l’a rejoint. Sa présence surprend Théo. Le père s’approche tranquillement, s’installe à côté de lui, regarde son fils et lui sourit. « J’en ai de meilleurs à la maison, fiston, et surtout de moins chers ». Théo rigole nerveusement, pleure en même temps. Il se tourne vers son verre vide, cherche à contenir la violence convulsive de sa respiration. « M’expliquer quoi, Papa ? ». Il renifle, s’essuie avec ses doigts. « M’expliquer quoi ? ». Son père lui tend un mouchoir. « Ils vont t’expliquer ce qui va se passer, Théo, te dire comment tu pourras voir ta mère après l’autopsie, ce que tu devras faire avec les pompes funèbres. Ils t’expliqueront aussi en partie ce qu’ils auront déduit, peut-être comment la mort est survenue, peut-être à quelle heure. C’est sinistre, mais ils doivent vérifier pour être sûrs qu’elle n’a pas été assassinée ». « Si j’avais voulu la tuer, je ne lui aurais pas servi une tisane ». Il rit encore en se mouchant, s’excuse de se trouver morbide. « Leur rôle, c’est avant tout de soupçonner, tu sais. C’est leur métier ». « Je sais ». L’alcool agit sur ses perceptions. Il se calme. Il respire bruyamment. Il pense qu’il ne veut pas savoir à quelle heure sa mère est morte. Il veut continuer de croire qu’elle dormait quand il est passé la voir, à plusieurs reprises, quand il est parti travailler, qu’il est allé se promener en forêt, qu’il a démesurément bu avant de s’endormir dans sa voiture. Toutes ces scènes défilent dans ses pensées. Il ne veut pas savoir quand il aurait dû se douter de quoi que ce soit, ce qu’il aurait dû faire ou ne pas faire. Un profond silence s’installe entre les deux hommes. Le père a commandé un demi. Il boit lentement. Théo se tourne vers lui. Il a le visage dévasté, les yeux plissés, les lèvres serrées. « Il pleut ». Son père regarde dehors. Il se retourne. « Tu veux boire autre chose, fiston ? ». « Non, ça va aller ». Il s’assoit sur le tabouret du bar, pose sa tête entre ses mains. « J’ai terriblement mal au crâne ». Son père passe sa main sur sa nuque. Ça lui fait du bien, cette main d’homme, chaude. « On va rentrer, fiston. Il faut que tu manges un peu et que tu te reposes. La journée de demain va être difficile ». Théo ne l’écoute plus. Il s’endort presque. « Si ça te va, tu restes chez nous cette nuit ». Théo accepte. « Veux-tu que je passe chez ta mère chercher quelques affaires ? ». « Y aura ce qu’il faut chez vous, j’imagine ». Il essaie de penser à ce dont il aurait besoin. « Faudra passer chercher les papiers ». « Exact ». « On fera ça demain. Tu seras dispo ? ». « Oui, toute la journée ». « On en profitera pour récupérer ma voiture ». Il se tourne vers son père. « On verra demain si j’ai besoin de rester encore chez vous ? ». « On verra demain ». Le père finit sa bière, règle les consommations, rend son billet à son fils. Ils rentrent d’un pas assuré, sous la pluie. En arrivant, le père rassure sa femme d’un regard. Théo s’excuse. Il entre dans le salon, retire sa veste, s’allume une cigarette, reconnecte son téléphone. Les messages arrivent en cascade. Il s’assoit dans le canapé, répond succinctement à certains. « Ça te va si on commande des pizzas ? ». « Oh… Pourquoi pas… ». « Irène t’a préparé une serviette si tu veux prendre une douche ». Théo remercie. Il demande s’il peut avoir une aspirine, s’excuse d’avoir empesté le salon sans demander la permission, écrase sa cigarette. Irène lui tend un cachet et un verre d’eau. Il se lève, remercie, avale le cachet, pose le verre sur la table basse. « OK pour la douche ». « Tu sais qu’il y a des affaires à toi dans la commode si tu veux te changer ». Théo acquiesce. Il se dirige vers la chambre d’amis, prend la serviette, monte à l’étage dans la salle de bain, se déshabille rapidement, entre dans la douche, fait couler l’eau longuement sur son front, coupe l’eau, se savonne, se rince, décroche le pommeau de douche, laisse couler l’eau sur sa poitrine, avale de larges gorgées d’eau chaude, finit de se rincer, coupe l’eau, sort de la douche, s’essuie, rouvre l’eau quelques secondes pour rincer la douche, finit de se sécher, se rhabille, redescend dans la chambre d’amis, place la serviette sur le dos d’une chaise, s’assoit sur le lit, consulte son téléphone portable. Il appelle Mona, qui répond. Il prend le temps de l’informer, lui donne des détails sur le déroulement de sa journée, évoque les immenses moments d’angoisse qu’il traverse, la fatigue, les maux de tête, dit qu’il ne sait pas s’il aura la force de venir travailler, qu’il va appeler son patron pour négocier une pause le temps que la situation se stabilise un peu, peut-être jusqu’aux obsèques, peut-être plus longtemps. Il pense à son contrat, sait qu’il n’a pas beaucoup de droits, mais il s’en moque. « On ne perd qu’une seule fois sa mère dans sa vie ». Mona lui dit qu’elle donnera quelques nouvelles à son équipe. Il la remercie. « Dis-leur que j’appellerai demain matin ». « Prends soin de toi. Repose-toi ». La voix de l’amie se fait douce, masquant l’émotion. Mona se promet de ne pleurer qu’une fois qu’elle aura raccroché. Elle aimerait dire à Théo qu’elle préfèrerait être à ses côtés, avec lui, près de lui, mais elle n’ose pas sachant très bien que ce serait avancer ce qu’elle ne pourrait pas assumer, à cause de son travail, à cause de cette place qu’elle occupe déjà auprès de lui, à cause de ce respect qu’ils ont toujours adopté de ne jamais aller trop loin ni dans les confidences qu’ils s’autorisaient, ni dans un espace de partage délimité par défaut aux rencontres régulières, singulières, de quelques points communs de la vie quotidienne. Elle continue de poser des questions pour tout de même prolonger la conversation. Théo répond sincèrement. Il finit par se mettre à pleurer en révélant un doute qui le ronge. Sa mère avait la même position, endormie et décédée. Il n’y avait pas cette odeur lorsqu’il était allé la voir le matin, mais le remords est terriblement puissant de se dire qu’il était peut-être encore temps d’agir à ce moment précis où il l’avait juste regardée, que le cœur de sa mère soit sur le point d’en finir, qu’il ne soit pas encore assez longuement arrêté pour qu’une intervention puisse encore lui redonner vie. Mona ne tient pas la promesse qu’elle s’est faite. Elle pleure avec Théo. Elle s’excuse en se mouchant, se force à vite retrouver son calme. « Tu en sauras peut-être un peu plus demain en voyant le médecin légiste. Ne cherche pas à changer ce qui s’est passé. C’est comme un accident qui se déroule à nouveau lentement sous tes yeux, des suites de hasards. Pense qu’elle s’est endormie dans la mort, sans souffrance, sans même s’en rendre compte. On ne peut rien reconstituer de cette conscience-là. C’est de toi qu’il faut s’occuper à présent. C’est à toi que je pense maintenant. Je suis désolée de pleurer avec toi. Je sens que je n’ai pas le droit, que c’est déplacé, mais je te sais si sensible que je suis bouleversée de te savoir seul avec tout ça ». « Je ne suis pas seul. Je suis entouré. Ne t’inquiète pas. J’ai peur de ce qu’on me dira demain. J’ai peur qu’on me dise que si je l’avais réveillée, on aurait pu la sauver. J’ai peur de me sentir accusé, alors que je savais depuis longtemps que je ne pouvais pas faire grand chose pour elle à part être là ». Théo s’est allongé sur le lit. Il ne fait plus qu’écouter la voix de Mona, qui le rassure. Entre deux grands soupirs, sa gorge émet un son presqu’imperceptible signifiant qu’il n’est pas encore totalement endormi. Mona comprend qu’il vaut mieux raccrocher. Elle lui dit qu’elle rappellera. Qu’il peut appeler quand il en a besoin, même si c’est pour quelques secondes, même si c’est au milieu de la nuit. Ils raccrochent. Théo s’endort. Son père, ne l’entendant plus parler, le regarde depuis le couloir. Il a perçu quelques bribes de phrases, se demande ce qu’il peut faire pour aider son fils. Irène le rejoint, lui prend le bras tendrement, lui conseille dans un murmure de laisser Théo dormir un peu. Ils ferment la porte de la chambre. Le livreur de pizza sonne à la porte d’entrée. Ils réceptionnent ce qu’ils avaient commandé, placent les cartons sur la table de la cuisine sans les ouvrir. « On les réchauffera quand il se réveillera ». Le père retourne au salon. Il se sert un verre de whisky, tourne lentement dans la pièce, s’arrête devant des photos accrochées au mur. Deux jeunes garçons, au bord de la mer, s’amusant à s’éclabousser. Ils portent un short de bain similaire. L’un est bleu. L’autre est rouge. Les deux enfants rient d’un même éclat. Le père boit son whisky lentement. Irène se blottit contre son torse les mains autour de sa taille. Le père soupire longuement. Il murmure. « Si Théo veut l’enterrer avec lui, je ne pourrai pas lui refuser ». « Je sais, Paul. J’y ai pensé aussi. Il faudra même lui suggérer s’il ne l’a pas envisagé ». « Ça aurait dû être ma place, si j’étais parti avant elle ». Irène le frappe amicalement à l’épaule. « Si tu meurs, je te jette dans le Gange pour que tu te réincarnes ! ». Paul se retourne et se dégage en riant. « Oh, mais mon karma est absolument parfait, je te rappelle. C’est ma dernière vie. Plus de réincarnations ! ». Comme deux adolescents, ils font la liste d’événements anodins qui alourdissent leurs karmas respectifs, se convainquant peu à peu qu’ils sont loin d’en avoir fini devant tant d’impuretés. « OK. Si tu meurs, je n’écraserai plus une seule mouche et je vénèrerai les moustiques ». « Même un brin d’herbe fraîche, tu ne pourras plus passer dessus. Je te ferai vivre un enfer ». Ils s’embrassent comme pour se réconcilier de cette fausse dispute enfantine. Irène se sert à son tour un verre de whisky. Ils trinquent à leur karma, s’embrassent à nouveau, s’assoit tous les deux dans le canapé, se blottissent l’un contre l’autre, se calment peu à peu, puis se redressent lorsqu’ils entendent la porte de la chambre d’amis s’ouvrir. Théo entre dans le salon. Des questions discrètes se posent. « On ne voulait pas te réveiller. J’espère que nous n’avons pas fait trop de bruit ». Théo les informe qu’il vient de parler à son patron qui l’a très gentiment autorisé à prendre son temps et qu’il serait remplacé jusqu’à ce qu’il revienne. « Je vais perdre un peu de salaire, mais ça n’a pas beaucoup d’importance ». Paul lui dit qu’il l’aidera financièrement s’il a besoin. « On verra plus tard. Il n’était pas questions de pizzas ? Je suis affamé ». Irène et Paul se lèvent, posent leur verre de whisky, annoncent que le livreur est passé et qu’ils peuvent dîner à la cuisine. Le repas s’organise à la bonne franquette. Théo réclame une bière qu’on lui sert dans la foulée. Il dévore toutes les parts qu’on lui propose. Paul le regarde, rassuré, se dit que Théo aura bien le courage de surmonter cette épreuve. Les pizzas sont vite avalées. D’autres sujets viennent à être abordés pour distraire la pensée. Le soleil couchant frappe les murs de la cuisine d’une lumière douce. Paul se lève. Chacun émet une prédiction infondée sur l’évolution de la météo. Le silence s’installe. Les regards se figent. Théo demande l’autorisation d’allumer une cigarette. Irène et Paul acceptent. Théo se lève, ouvre la fenêtre, fume lentement, se retourne. « Si je peux enterrer Maman avec Julien, ça te va ? ». Les promesses que Paul s’était formulé lui reviennent. Il laisse passer quelques secondes. Ce ne sont pas des secondes d’hésitation. Ce sont des secondes d’acceptation. Il sourit. « Ça me va ». Le père et le fils s’enlacent longuement. Irène se met doucement à pleurer, silencieusement, comme soulagée de ne pas avoir eu à prendre une telle décision, car elle ne se serait jamais vue aller dire à la mère de Théo que c’est là que son ex-mari avait émis le vœu d’être enterré, avec celui que tous deux, chacun de leur côté, désormais séparés, s’étaient jurés, un jour, de retrouver.

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