Meurtre à La Roche-Bernard – 04

— Ne parlons plus de meurtre. Nous allons l’éviter. Oui, oui, l’éviter. La ville n’est pas bien grande. Il suffit de faire une battue. Allez partout où vous pouvez aller, et surtout, près du port. Inspectez les lieux, et maintenant que peu à peu, nous ciblons la liste des personnes qui pourraient être impliquées, convoquez-les sans plus tarder. (Il se tourna vers le Capitaine). Vérifiez si elles sont là en ce moment. Le savez-vous d’ailleurs ?
— Oh, ben oui, on est presque sûrs, surtout lorsque les plaisanciers sont sur un corps-mort. Ils sont obligés d’utiliser les annexes du port ou de gonfler la leur. On inspecte le plan d’eau plusieurs fois par jour, et on les voit traverser. Parfois, nous les croisons se dirigeant vers les sanitaires, et puis, vous savez, comme vous le dites, ici, ce n’est pas bien grand. Vous faites vos courses dans deux ou trois endroits possibles, vous allez dans deux ou trois bars possibles, vous mangez dans deux ou trois restaurants possibles. On sait vite que vous êtes arrivé. On s’étonne même parfois que vous ne soyez pas déjà passé boire un verre alors qu’on vous a vu plusieurs fois traverser la rue principale.

Et pendant que les opérations se déployaient sur la zone, le Maire fit enfin part de l’idée lumineuse qu’il avait élaborée. Il suffirait d’écrire comment le meurtre avait été déjoué, faire, en somme, ce que l’auteur avait tenté de faire et bien sûr mieux le réussir que lui. Le Maire avait bien conscience du temps que cela prendrait d’écrire une histoire. Il fallait tout balancer sur le WEB et que la publication soit immédiatement effective. Déjà, en écrivant que les forces de l’ordre étaient sur une première piste, l’auteur allait le lire et s’inquiéter du fait que son plan était en train d’échouer. Peut-être même, se manifesterait-il. Il le savait, les meurtriers finissaient la plupart du temps par avouer. Ils retournaient parfois sur les lieux du crime, le remords au ventre. Le Maire fut interrompu par la Directrice de la bibliothèque.

— Tout cela ne tient qu’à la condition que vous supposiez que c’est l’auteur le meurtrier.
— Qui ça pourrait être d’autre ? On le voit bien à la teneur de la situation. C’est lui, là, en ce moment, qui contrôle ce qui se passe. S’il a fait de nous des personnages de fiction, c’est qu’il tire quelques ficelles machiavéliques et qu’il y a parmi nous quelqu’un qui va mourir.

La dernière phrase du Maire fit parcourir dans l’assemblée un courant glacial. Il comprit à la gêne de chacun qu’il fallait à nouveau accélérer. Il devait désigner un écrivain et, naturellement, il proposa à Martine qui, d’un geste de la main, tenta de refuser. Elle ne devait pas rester sur le souvenir de ses propres échecs. Si elle était si forte en grammaire, c’est qu’elle maîtrisait la langue. Elle n’avait qu’à décrire ce qui se passait sous ses yeux ou analyser une situation réelle. Ce qu’il avait compris, c’est qu’elle était mauvaise dès qu’il s’agissait de raconter le passé, mais là il s’agissait de construire l’avenir en racontant le présent. Et pour achever de la convaincre, il lui avoua qu’il n’avait jamais lu de compte-rendu plus précis que ce qu’elle avait jusqu’à présent produit, et que son Rapport sur l’Activité des Services (RAS) était tout simplement admirable.

— Si vous propulsez votre connaissance du terrain au futur, dites-nous ce que vous écririez ?
— Que nous avons tous peur de ne pas y arriver. Que la situation est devenue intenable.
— Et la secrétaire du Maire, qu’est-ce qu’elle écrirait ? Quel serait son désir ? — Vous le savez, mon premier réflexe serait d’aller m’enfermer dans le bunker de mon grand-père.
— Alors, Martine, j’ai envie de vous dire : allez-y.

On mit rapidement en place un poste de travail. Le responsable informatique créa une page sur Google Drive, en informant Martine que ce qu’elle écrirait serait en direct dans le monde entier. Il conseilla d’en faire immédiatement la promotion sur tous les réseaux sociaux, et le Maire revécut un instant ce qui avait fait qu’il avait désiré être Maire un jour, voyant là une opportunité rêvée de faire un coup médiatique de grande ampleur qui ferait parler de sa ville dans toute la région et, pourquoi pas, puisque comme il le pressentait le livre serait « puissant », dans toute la sphère francophone qui entoure le monde. Il riait de l’impact qu’il était en train de créer et les idées lui venaient par rafales. Il demanda qu’on vérifie sur un autre poste informatique que le roman n’était référencé nulle part, ni sur le WEB, ni à la Bibliothèque Nationale. En quelques clics, il vit son plan prendre forme. Il n’y avait aucune information sur cet ouvrage. Et dans un rire démoniaque, il exulta :

— Inscrivez vite le titre de votre roman, Martine : « Meurtre à la Roche-Bernard ». Nous allons lui couper l’herbe sous le pied à ce meurtrier. Voilà la faille à laquelle il n’avait pas pensé. Nous avons peut-être entre les mains le seul exemplaire en circulation en ce moment, ce qui veut dire que si personne encore ne l’a lu, nous sommes les seuls à pouvoir contrer l’effet que l’auteur a souhaité en annonçant dans son titre qu’un meurtre allait avoir lieu.
— Mais je ne veux pas écrire le meurtre de qui que soit.
— Allons, Martine, vous êtes l’auteure, à présent. Inventez ! Qu’est-ce qui pourrait vous sauver ?

Et sans répondre à la question, elle se mit à écrire.

La secrétaire s’arrangea pour quitter discrètement la cellule d’urgence que le Maire avait mise en place. Elle ne supportait plus la pression, et puisque personne ne prenait en compte cette angoisse qui l’avait saisie en découvrant qu’elle était à nouveau en danger, elle n’y réfléchit pas à deux fois, elle s’échappa par la porte de service, car il n’y avait pour elle qu’une seule option désormais : aller se protéger dans le bunker de son grand-père. Il ne fallait éveiller aucun soupçon. À pied, comme en pleine guerre. Sans regarder en arrière, le revolver prêt à être dégainé. Tout droit, par le chemin le plus court. En quelques minutes, elle était sur les bords du fleuve, anonyme, presque déjà soulagée de voir des enfants jouer dans le parc, des plaisanciers tranquillement plongés dans leurs lectures, des promeneurs heureux du calme qu’ils trouvaient là avec, apparaissant parfois sur le plan d’eau, les canards et les cygnes qui faisaient le bonheur de chacun. Sur le fleuve, des voiliers glissaient lentement portés par un vent faible, et la secrétaire du Maire revoyait cette drôle de maison aux volets bleus perchée sur la colline richement arborée devant laquelle on maintenait l’entretien d’un pré fortement pentu où paissaient quelques moutons.

Entre les phrases qu’elle écrivait, Martine se laissait aller à quelques pensées et se rendait compte peu à peu que si elle n’avait jusqu’ici jamais réussi à raconter le passé, c’était peut-être parce que quelque chose l’en empêchait, un traumatisme sans doute. Elle découvrait que l’écriture n’était pas seulement ce que les lecteurs en liraient, mais aussi tout ce qui se formait dans cet espace intérieur, et que personne ne pourrait entraver. Sans le formuler encore, elle y était déjà, dans le bunker de son grand-père, protégée.

Il y avait de la puissance dans ce qu’elle était en train de faire en direct, quelque chose du vivant auquel elle ne s’attendait pas, une forme nouvelle dans ce qu’elle ressentait, une autre manière de l’aborder, de le dire, laissant l’écriture revenir à des sujets qu’elle ne soupçonnait plus agissants, ne s’attardant plus sur les éléments du réel puisqu’il lui suffisait de transporter son esprit vers un paysage qui n’était peut-être pas celui qu’elle avait devant elle. Et pourtant, elle y était. La mémoire n’était donc pas ce qui revient toujours du passé, mais aussi ce que l’on se raconte, au présent, soit pour se rassurer, soit pour rester en quelque sorte à la place de victime qu’on s’est assigné à soi-même.

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