[DIRECT LIVE] – 007

Face au marasme administratif que nous avons créé, amplifié par deux phénomènes conjointement et savamment orchestrés (la dématérialisation du lien humain par l’emploi systématique du mail et la création de forteresses de plus en plus éloignées des problématiques du terrain), il est bon de retrouver le sourire d’un bambin, le remerciement d’un parent, le bonheur tel qu’il devrait être, en fait, tel qu’il est mais tel que nous l’ignorons à force de vouloir mettre chaque individu dans une case, lui donner une valeur économique, supposer qu’il est simple de régler le flux humain à coups de missive organisationnelle, « vous trouverez ci-joint », « cordialement ». Ainsi tombent du ciel de nouveaux règlements, la prise de décision nous échappe. Tentez d’entrer par n’importe quelle porte, on vous répondra : « voyez avec votre Manager ». Sauf que le Manager n’est plus, du moins dans nos services publics, qu’un forwardeur de mails (et le mot est volontaire laid — j’avais d’abord pensé transféreur, mais puisque nous en sommes à salir le texte pour salir la fonction, autant choisir des deux le mot le plus difficile à prononcer). On lui a laissé quelques manettes afin qu’il se sente surpuissant (la sécurité, par exemple, et l’établissement d’avis ou de rapports permettant à des semi-robots de dire « oui » ou « non » en moins de trente secondes), mais le jour où vous le croisez dans le couloir ou, si vous avez de la chance, dans son bureau, il coupe la conversation à plusieurs reprises parce qu’il regarde les mails défiler sur son écran, s’excuse parce qu’il faut qu’il réponde, et à votre question, il n’a qu’une seule réponse : « je ne sais pas ». On ne lui a pas répondu. Il ne gère plus l’autonomie de son service. Ça l’énerve. Il s’énerve. Et le premier qui moufte en prend directement plein la gueule. Je sais que j’ai déjà été plus aimable avec leur permanent aveu d’incapacité. J’avais même décidé, un temps, de ne plus évoquer le sujet, mais c’est trop grave, aujourd’hui. Trop grave de se rendre compte qu’on autodétruit les leviers de la démocratie. Comme à l’usine, désormais, alors que nous pensions, au contraire, que nos avancées significatives sur le terrain aideraient les travailleurs maltraités à s’émanciper. Nous aussi, nous allons bientôt pointer. Pas plus tard qu’hier, une Manageuse m’a dit que je dépassais mon temps alloué. Bientôt la grille devant le droit de vivre. En quoi cela regarde un programme informatique ou une ligne budgétaire que je choisisse d’en faire plus au sein même des institutions pour développer le parcours émancipateur de nos concitoyens ? On ne frappe pas à ma porte par hasard. Ce serait banal de le penser. Ce serait imaginer que je suis le fruit de la chance, comme si l’humanité s’était élevée juste parce qu’un jour elle avait trouvé le manuel d’un meilleur savoir-être. Moi aussi, j’ai frappé à des portes. Je l’ai fait auprès de toutes celles et tous ceux qui m’entouraient, et je continue à le faire. On ressent un besoin et on l’exprime. Il se traduit peut-être naïvement au début de la vie par un « je préfère la purée aux haricots verts », mais c’est ensuite « je préfère les mathématiques », que les gens ne meurent ni d’un meurtre ni d’une guerre, que l’écart entre nos salaires, nos droits, ne soit pas aussi important. On appelle ça « l’opinion ». C’est notre journal de bord. Chaque matin, j’acquiesce ou je m’insurge, je transporte ces ressentis, je les plonge dans les rêves. Ils s’établissent, ils se développent, ils me nourrissent. Bien sûr qu’eux aussi construisent chaque jour une politique durable.

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