[DIRECT LIVE] – 012

Il n’avait jamais pensé à l’hôpital psychiatrique. L’endroit lui avait toujours semblé sordide. Le mot, déjà, « hôpital », avec ces drôles de construction de l’enfance, à partir de cette haute bâtisse aux apparences monstrueuses, une croix bleue géante, le parking presque aussi vaste qu’un hypermarché, avec toutes les difficultés du monde pour se garer, marcher si longtemps, les portes coulissantes, les panneaux de toutes les couleurs, des foules perdues, plusieurs grands ascenseurs qu’on emprunte toujours avec un brancardier poussant un corps, les petites chambrettes au carrelage froid, le lit démesurément haut, la petite télé suspendue au mur déversant des séries allemandes mal doublées et un store ne protégeant de rien, ni du ciel devenu inexpressif, ni de cette vue plongeante sur l’entrée des urgences. Il s’était imaginé qu’on y charcutait les corps, qu’on les endormait, qu’on les trifouillait, entièrement, y compris la tête, ouverte, pour remplacer des bouts, y placer des sondes. Des humanoïdes en sortaient rapiécés. Lui même, après avoir visité quelque malade (un membre de sa famille, sans aucun doute, ou un proche ami), après avoir malgré lui jeté un regard dans une chambre apercevant ce qui se levait d’un lit ou ce qui tentait de s’extirper d’un coin lavabo, en sortait tout chamboulé, les cauchemars hantés le maintenant éveillé quelque temps. Il s’était très certainement juré que ce n’était pas un lieu pour les enfants. Et pourtant…

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[DIRECT LIVE] – 011

L’idée de l’abstraction n’a pas à résister à cette forme décolorée de la vie. Au fond, c’est simple. J’aimerais juste en être informé. C’est du direct avec la pensée, le dehors tout à coup transformé. Il n’y a pas que là que je pourrai tout reconstituer. Entré dans la tourmente. Terminus. Aucun moyen de rentrer. Marche à pied. À l’autre bout de la ville. Qu’est-ce que ça veut dire ? (en marge et au stylo sur tous les cahiers). J’ai fait deux choix consécutifs. Et voilà l’infini. Passer par là. Comme le corps l’avait projeté, sans se soucier une seule seconde qu’il y aurait un grand nombre de bûches au travers de la route, s’exposant à nouveau à l’immense fatigue du lendemain, pour mieux entendre le rayonnement, que des mots viennent sonner, dire à l’autre, se préparant, dans l’intimité d’un savoir commun, tel que nous le voyions, sujets focalisants, jour et nuit, y penser, à la sanction, le manque de considération. Rien n’est grave, désormais. Nous publions. Il faut attendre que le regard se forme, oui, politique, pour reprendre le mot qu’on nous a volé pour en faire un métier. On croyait faire barrage à l’extrême droite à l’élection du Président, et on met des décennies à comprendre qu’on l’installe tranquillement, l’extrême droite, c’est-à-dire, ceux qui n’ont que faire de l’étiquette qu’on leur colle sur le front, ça fait bien, sécurité pour tous et nous d’abord. Cela dit, on ne pensait pas qu’il fallait y faire barrage aussi à l’intérieur même de la fonction publique territoriale, au rez-de-chaussée, les jours de grande affluence, autour d’un café, on ne s’entend plus parler, le ton des voix va crescendo et on attise la haine, on sort sa théorie, et t’as vu l’article du Figaro ?, et ces cons de gauchos, et le syndicat qui fait rien, et le maire qu’on voit jamais. Alors on le désigne pour aller parler à la place du groupe. Sauf que les jours de forte affluence, il n’y a pas d’opposition. Personne pour dire qu’il ne faut pas faire comme ça, qu’il existe un « cadre » de loi. Alors ce fonctionnement s’installe. Et on pense à tout recommencer. Parce que quelque chose a été mal désigné. L’extrême droite. C’est pas ça. C’est un autre mot. Une autre expression.

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[DIRECT LIVE] – 010

Ne vous inquiétez pas. Parfois je dis « je » et parfois je dis « il ». C’est une question de style. On doit d’abord se perdre un peu, et j’aime me regarder faire. « Je » pourrait vous raconter comment « il » en est arrivé là, mais ça n’intéressera personne. Aussi, « je » préfère aller droit au but. « Il » n’a pas cette science. Il doit toujours se souvenir de ce qui s’est passé ces dernières années alors que je marchais dans la rue avec mon sac de tortue. Pas de chauffeur à disposition. Pas de placard non plus. La grève dans les transports m’obligeant à me lever plus tôt, à rentrer plus tard. Je le dis tout de suite : je n’ai rien contre les grévistes. Je les envie, même. Dans le milieu où je travaille, on nous dit « ça ne changera rien ». On préfère aller frapper à la porte du patron, râler et réclamer son classement hors-classe. Un whisky et une bonne blague sur les mini-jupes. Ça finit toujours par marcher. Pendant ce temps-là, des agents pensent qu’en remplissant leurs obligations avec professionnalisme (et donc, assiduité), ils seront reconnus à leur juste valeur, mais les avis défavorables tombent chaque année à la même période (problème de budget). Il n’était pas passé par la case « whisky et mini-jupe ». Il avait même entendu qu’il n’était pas prioritaire. Prioritaire sur quoi ? Je vous le demande. Il suffit de faire un tableau, de classer les agents par ordre d’arrivée. Chacun son tour. Pas besoin de mystérieuse meilleure manière de faire. J’ai travaillé. J’ai cotisé. Je n’avais pas compris que ça arrivait à tant d’autres sauf à moi. C’est terrible, de s’en rendre compte. On ne se sent pas seulement exclu, on se sent méprisé. À notre départ en retraite, on aura un bon d’achat pour un magasin de bricolage si nos collègues ouvrent une petite enveloppe à l’accueil. Et le directeur fera la scène finale d’une tragédie, larme à l’œil. Tout est dépeuplé. Vous allez beaucoup nous manquer. Bien sûr. Mon salaire, par contre, y va pas vous manquer. Y aura pu. A pu salaire. C’est comme ça. On ne remplace plus. On peut faire mieux avec des agents moins bien payés, voire avec des agents moins spécialisés, qui savent presque faire pareil. On n’a plus besoin de vous. Et pendant ce temps-là, les plus riches s’enrichissent.

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Meurtre à La Roche-Bernard – 05

Elle reprenait un chemin qu’elle n’empruntait plus depuis longtemps déjà. Chaque craquement de ses pas dans la terre, chaque arbre, chaque chant d’oiseau, chaque mouvement provoqué par le vent, chaque rayon de soleil, modifiaient son point de vue et articulaient l’importance d’un événement. C’était là, au cœur de l’énigme, qu’elle allait le vivre et sans plus lutter contre l’émotion qui la gagnait, elle pensait : « La première fois que je suis passée sur ce pont, voyant comme une carte postale tous ces navires dormant sur un fleuve si paisible, je me suis dit que j’avais trouvé un lieu pour me sauver. Je m’y suis presque tout de suite installée après la mutation qui a été acceptée rapidement. On cherchait une secrétaire de mairie. Ce ne pouvait être qu’un signe de plus. J’ai déménagé et je me suis acclimatée. C’était comme une vie nouvelle. J’avais oublié ce qui m’avait menée sur les routes à tenter au hasard de fuir des souffrances si anciennes que je ne les envisageais plus que perpétuelles. Et l’effet avait été comme magique. Oui, je ne souffrais plus. Je revivais pleinement, entourée, mais peut-être que mon goût de l’extraordinaire avait réussi à laisser une trace dont il serait impossible de parler, à cause de ce qu’elle avait d’étrangement mortifère, malgré la vie simple d’ici. Il était toujours là, le criminel. Présent, tous les jours, m’accompagnant partout. Je me sentais observée. J’avais accepté que l’on puisse peut-être soigner les blessures profondes, avec un spectre incrusté dans tout l’émotionnel ». La secrétaire du Maire s’était arrêtée sur le pont, le visage tourné vers l’aval du fleuve. Le bruit des voitures avait coupé l’accès au chant des oiseaux. Elle pleurait.

La petite cellule d’urgence, les yeux rivés sur l’écran, s’était apaisée. Sans le préméditer, Martine avait réussi son premier effet, et chacun établissait un lien avec sa propre personne, sa propre souffrance. Qu’allait-il advenir de ce meurtre ? Il n’en était plus question, de même qu’il n’était plus question de faire vite, à présent. La voie était ouverte. Martine, face à son premier public, sentait le silence pesant l’entourant. Elle se tourna vers le Maire, bouleversé.

— C’est beau comme être soi-même, en effet, maître d’un navire en train de conquérir des domaines inexplorés, comme réaliser son propre rêve.

Puis, elle reprit.

« Il est vrai que je l’ai été. Que tout cela a eu lieu. Que je ne pouvais pas concevoir que cela puisse être, — peut-être étais-je trop jeune —, alors ce fut la consternation, puis la consternation encore, chaque fois qu’il revenait, chaque fois qu’il recommençait ». Des larmes, la secrétaire du Maire passait à la colère et s’accusait. Elle repensait à toutes les fois où elle aurait dû dire « non », à toutes ces occasions manquées. C’était sa faute. Elle n’avait pas été assez forte, et on rirait d’elle, bientôt, lorsqu’elle en parlerait, redoutant les tu l’avais bien cherché ou les bon OK, mais maintenant, c’est fini, car elle n’avait rien cherché, et ce n’était pas fini. C’était là qu’il fallait aboutir, sur ce pont, deux solutions, et la première était comme la dernière, en finir, tant pis, oui, partir, partir vraiment, et ne plus rien savoir de l’après, mais ce n’était pas suffisant, le criminel restait, le criminel gagnait. Il allait falloir se battre, et peut-être tuer.

Les pages défilaient sous les regards ébahis. Martine ficelait son récit, développait ce qui donnait tant de courage à son personnage qui ne quittait plus le pont. Le criminel entrait à nouveau en scène, convoqué, provoqué. Il était là. « Tais-toi ». « Non, cette fois-ci, c’est toi qui va te taire et m’écouter ». « Je n’ai rien à entendre, c’est trop tard ». Les cris passaient au-dessus des moteurs devenus effrayants. « Tu as tout à entendre, au contraire ».

Et maintenant, elle le menaçait avec l’arme que son grand-père lui avait léguée. Elle racontait. Elle rappelait les faits, son âge, les dates, la première fois, la seconde fois, puis d’autres fois, dans le désordre, jusqu’au pire, presque en public, et son sourire à lui, chaque fois, sa condescendance, son absolue certitude de puissance. Alors, oui, c’était puissant, ce qui dévaste le plus dans le corps d’une enfant. De cet angle d’attaque, il ne s’était pas trompé, mais c’était sans compter sur d’autres puissances à l’œuvre, plus fortes encore que toutes les justices. « Croyais-tu que j’allais te lâcher comme ça, dans la nature ? Juste fuir et me faire oublier ? Je t’ai scellé dans chaque mot. Te voilà prisonnier. Tu n’as plus rien qui te protège. Et puisqu’il faut un cadavre, je ne vais pas me sacrifier à cela. Comment veux-tu mourir ? ». Elle brandissait le revolver sans trembler. Le criminel pleurait. « Ma petite chérie, ma petite chérie, je m’excuse ». Toutes les justifications revenaient une à une. Les mêmes qu’elle avait tant de fois entendues, mais qui faisaient cette fois-ci l’effet d’un marteau-piqueur dans sa tête. Elle ne voulait plus rien entendre. « ASSEZ ». Il tentait le tout pour le tout. « ASSEZ ». Elle ferma les yeux quelques secondes et inspira profondément avant de hurler : « Ne m’appelle pas ta petite chérie. T’excuser, tu l’as fait à chaque fois. Et plus je résistais, plus tu me rappelais tout ce que tu m’as inventé toutes ces années et que tu viens encore me servir comme une soupe pleine des moisissures du passé. Tu n’avais pas réussi à te contenir ? Et bien, vois-tu, c’est mon tour. C’est moi qui n’y arrive plus ». Elle vit dans son regard qu’il avait compris la détermination de sa victime et qu’il était temps d’en finir. Elle tira et le corps s’effondra, sans bruit.

Dans la cellule d’urgence, on applaudissait, la virtuosité de l’auteure, le meurtre. On était convaincu de la victoire. Les commentaires sur les réseaux sociaux pleuvaient. Le Maire sautait de joie. Il criait : « Martine ! Que c’est original de faire tuer le criminel par la victime ! Mais où êtes-vous aller chercher cela ? ». Et pendant que la fidèle secrétaire recevait de toutes parts de généreuses félicitations, le Maire avait saisi le fameux livre qui les avait tenu en haleine toute la journée. « Nous t’avons eu, Criminel ! ». Il feuilletait les pages avec arrogance et riait de découvrir ce qu’il entrapercevait entre les lignes. Son idée avait été la bonne. Il ne s’était pas laissé piéger. Puis, il interpela sa secrétaire :

— Martine, Martine ! Il faut achever. Que pensez-vous que notre auteur à placer à la fin ?

Il semblait qu’il lui lançait un nouveau défi, mais elle était sûre d’elle à présent et elle lui répondit sans hésiter, un éclat de joie dans la voix : « UN ÉPILOGUE ».

— Bravo, Martine ! Et pour fêter cela, je vous invite tous à la salle des mariages où je vous en ferai une lecture intégrale.

Les portes de la mairie se rouvraient. La foule accourait. Le Maire allait faire un discours très original. On avait versé quelques verres de Muscat en attendant que chacun trouve une place et que le service technique installe le micro ainsi que le visionnage en direct pour celles et ceux qui avaient suivi l’aventure au-delà du périmètre de la ville. Le Maire, retrouvant sa gaieté du matin, réclama le silence et ouvrit le livre au dernier chapitre. « ÉPILOGUE ». Et tout le monde hurla de joie, applaudissant comme en voyant apparaître sur la scène une star de rock aux centaines de milliers de fans.

Mes chères Rochoises, mes chers Rochois,

 Je dois dire à quel point je suis ému d’être face à vous pour conclure cette journée tout à fait passionnante que nous avons vécue tous ensemble, et tout d’abord, j’aimerais vous faire part d’une nouvelle qui nous réjouira tous : le Conseil Général a accepté de financer notre proposition d’aménagement aux bords du fleuve. Vous pourrez ainsi vous promener sans danger pour admirer nos splendides rives bordés de forêts. Mais puisqu’il me revient de conclure cette aventure, je ne le ferai pas sans remercier chaleureusement toutes celles et tous ceux qui se sont mobilisés autour d’un enjeu extraordinaire qui, j’en suis absolument convaincu, restera dans la mémoire collective de notre petite Cité de caractère. Je remercie donc, même s’il a choisi le pseudonymat, l’auteur du défi qui a déclenché cet exceptionnel roleplay à échelle humaine et que nous avons failli considérer comme une affaire sordide dont nous n’aurions pas réussi à nous extirper sans l’efficacité de notre cellule d’urgence qui a prouvé que le brainstorming avait encore de beaux jours devant lui. J’aimerais surtout remercier ma très fidèle secrétaire que vous connaissez tous (Il désigna Martine avec fierté) et qui a été dans cette histoire plus qu’une aide, mais une véritable héroïne. Je ne vous cache pas mon admiration pour son courage et sa détermination, et j’aimerais vous annoncer sans plus tarder… (Il ralentissait) que je la nomme… (Il ralentissait encore)… en créant… (hésitando ma non troppo)… un nouveau poste ?… (Il regardait Martine à nouveau comme pour lui demander s’il devait continuer, poursuivant la lecture du passage en silence, jusqu’au bout. Et il se mit généreusement à rire).

— Mouhahaha ! Oui, Martine, je vous nomme : Directrice Générale Adjointe des affaires culturelles !

Les applaudissements explosèrent à nouveau. Le Maire referma le livre et le posa sur son pupitre, savourant l’effet de cette foule heureuse. On acclamait sa fidèle secrétaire qui le méritait bien, et il se remémorait toutes les fois où elle avait été là, à son poste, pour faire que tout soit merveilleusement appliqué à l’intérieur de ses services. Les cris de joie se calmèrent et il en profita pour ajouter un mot :

— Je dois dire, à titre personnel, que j’ai eu comme une révélation aujourd’hui s’agissant de la littérature. (Il observait Martine d’un regard complice). Les auteurs se cachent parfois derrière un pseudonyme, et je ne sais pas pourquoi, mais j’ai tout à coup l’impression qu’il y a derrière tout cela de drôles d’intentions que j’espère revivre sous d’autres formes, ma chère Directrice Générale Adjointe. Mais avant cela, préparons-nous un verre de l’amitié et fêtons ensemble cette bonne humeur.

Le Maire quittait la tribune sous les applaudissements et se dirigeait vers Martine qu’il s’autorisa, pour une première fois, à serrer dans ses bras comme une vieille amie, lui glissant à l’oreille : « Bravo Martine » et, se reculant un peu pour se faire entendre de tous :

— Bravo pour votre « promotion ».

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Meurtre à La Roche-Bernard – 04

— Ne parlons plus de meurtre. Nous allons l’éviter. Oui, oui, l’éviter. La ville n’est pas bien grande. Il suffit de faire une battue. Allez partout où vous pouvez aller, et surtout, près du port. Inspectez les lieux, et maintenant que peu à peu, nous ciblons la liste des personnes qui pourraient être impliquées, convoquez-les sans plus tarder. (Il se tourna vers le Capitaine). Vérifiez si elles sont là en ce moment. Le savez-vous d’ailleurs ?
— Oh, ben oui, on est presque sûrs, surtout lorsque les plaisanciers sont sur un corps-mort. Ils sont obligés d’utiliser les annexes du port ou de gonfler la leur. On inspecte le plan d’eau plusieurs fois par jour, et on les voit traverser. Parfois, nous les croisons se dirigeant vers les sanitaires, et puis, vous savez, comme vous le dites, ici, ce n’est pas bien grand. Vous faites vos courses dans deux ou trois endroits possibles, vous allez dans deux ou trois bars possibles, vous mangez dans deux ou trois restaurants possibles. On sait vite que vous êtes arrivé. On s’étonne même parfois que vous ne soyez pas déjà passé boire un verre alors qu’on vous a vu plusieurs fois traverser la rue principale.

Et pendant que les opérations se déployaient sur la zone, le Maire fit enfin part de l’idée lumineuse qu’il avait élaborée. Il suffirait d’écrire comment le meurtre avait été déjoué, faire, en somme, ce que l’auteur avait tenté de faire et bien sûr mieux le réussir que lui. Le Maire avait bien conscience du temps que cela prendrait d’écrire une histoire. Il fallait tout balancer sur le WEB et que la publication soit immédiatement effective. Déjà, en écrivant que les forces de l’ordre étaient sur une première piste, l’auteur allait le lire et s’inquiéter du fait que son plan était en train d’échouer. Peut-être même, se manifesterait-il. Il le savait, les meurtriers finissaient la plupart du temps par avouer. Ils retournaient parfois sur les lieux du crime, le remords au ventre. Le Maire fut interrompu par la Directrice de la bibliothèque.

— Tout cela ne tient qu’à la condition que vous supposiez que c’est l’auteur le meurtrier.
— Qui ça pourrait être d’autre ? On le voit bien à la teneur de la situation. C’est lui, là, en ce moment, qui contrôle ce qui se passe. S’il a fait de nous des personnages de fiction, c’est qu’il tire quelques ficelles machiavéliques et qu’il y a parmi nous quelqu’un qui va mourir.

La dernière phrase du Maire fit parcourir dans l’assemblée un courant glacial. Il comprit à la gêne de chacun qu’il fallait à nouveau accélérer. Il devait désigner un écrivain et, naturellement, il proposa à Martine qui, d’un geste de la main, tenta de refuser. Elle ne devait pas rester sur le souvenir de ses propres échecs. Si elle était si forte en grammaire, c’est qu’elle maîtrisait la langue. Elle n’avait qu’à décrire ce qui se passait sous ses yeux ou analyser une situation réelle. Ce qu’il avait compris, c’est qu’elle était mauvaise dès qu’il s’agissait de raconter le passé, mais là il s’agissait de construire l’avenir en racontant le présent. Et pour achever de la convaincre, il lui avoua qu’il n’avait jamais lu de compte-rendu plus précis que ce qu’elle avait jusqu’à présent produit, et que son Rapport sur l’Activité des Services (RAS) était tout simplement admirable.

— Si vous propulsez votre connaissance du terrain au futur, dites-nous ce que vous écririez ?
— Que nous avons tous peur de ne pas y arriver. Que la situation est devenue intenable.
— Et la secrétaire du Maire, qu’est-ce qu’elle écrirait ? Quel serait son désir ? — Vous le savez, mon premier réflexe serait d’aller m’enfermer dans le bunker de mon grand-père.
— Alors, Martine, j’ai envie de vous dire : allez-y.

On mit rapidement en place un poste de travail. Le responsable informatique créa une page sur Google Drive, en informant Martine que ce qu’elle écrirait serait en direct dans le monde entier. Il conseilla d’en faire immédiatement la promotion sur tous les réseaux sociaux, et le Maire revécut un instant ce qui avait fait qu’il avait désiré être Maire un jour, voyant là une opportunité rêvée de faire un coup médiatique de grande ampleur qui ferait parler de sa ville dans toute la région et, pourquoi pas, puisque comme il le pressentait le livre serait « puissant », dans toute la sphère francophone qui entoure le monde. Il riait de l’impact qu’il était en train de créer et les idées lui venaient par rafales. Il demanda qu’on vérifie sur un autre poste informatique que le roman n’était référencé nulle part, ni sur le WEB, ni à la Bibliothèque Nationale. En quelques clics, il vit son plan prendre forme. Il n’y avait aucune information sur cet ouvrage. Et dans un rire démoniaque, il exulta :

— Inscrivez vite le titre de votre roman, Martine : « Meurtre à la Roche-Bernard ». Nous allons lui couper l’herbe sous le pied à ce meurtrier. Voilà la faille à laquelle il n’avait pas pensé. Nous avons peut-être entre les mains le seul exemplaire en circulation en ce moment, ce qui veut dire que si personne encore ne l’a lu, nous sommes les seuls à pouvoir contrer l’effet que l’auteur a souhaité en annonçant dans son titre qu’un meurtre allait avoir lieu.
— Mais je ne veux pas écrire le meurtre de qui que soit.
— Allons, Martine, vous êtes l’auteure, à présent. Inventez ! Qu’est-ce qui pourrait vous sauver ?

Et sans répondre à la question, elle se mit à écrire.

La secrétaire s’arrangea pour quitter discrètement la cellule d’urgence que le Maire avait mise en place. Elle ne supportait plus la pression, et puisque personne ne prenait en compte cette angoisse qui l’avait saisie en découvrant qu’elle était à nouveau en danger, elle n’y réfléchit pas à deux fois, elle s’échappa par la porte de service, car il n’y avait pour elle qu’une seule option désormais : aller se protéger dans le bunker de son grand-père. Il ne fallait éveiller aucun soupçon. À pied, comme en pleine guerre. Sans regarder en arrière, le revolver prêt à être dégainé. Tout droit, par le chemin le plus court. En quelques minutes, elle était sur les bords du fleuve, anonyme, presque déjà soulagée de voir des enfants jouer dans le parc, des plaisanciers tranquillement plongés dans leurs lectures, des promeneurs heureux du calme qu’ils trouvaient là avec, apparaissant parfois sur le plan d’eau, les canards et les cygnes qui faisaient le bonheur de chacun. Sur le fleuve, des voiliers glissaient lentement portés par un vent faible, et la secrétaire du Maire revoyait cette drôle de maison aux volets bleus perchée sur la colline richement arborée devant laquelle on maintenait l’entretien d’un pré fortement pentu où paissaient quelques moutons.

Entre les phrases qu’elle écrivait, Martine se laissait aller à quelques pensées et se rendait compte peu à peu que si elle n’avait jusqu’ici jamais réussi à raconter le passé, c’était peut-être parce que quelque chose l’en empêchait, un traumatisme sans doute. Elle découvrait que l’écriture n’était pas seulement ce que les lecteurs en liraient, mais aussi tout ce qui se formait dans cet espace intérieur, et que personne ne pourrait entraver. Sans le formuler encore, elle y était déjà, dans le bunker de son grand-père, protégée.

Il y avait de la puissance dans ce qu’elle était en train de faire en direct, quelque chose du vivant auquel elle ne s’attendait pas, une forme nouvelle dans ce qu’elle ressentait, une autre manière de l’aborder, de le dire, laissant l’écriture revenir à des sujets qu’elle ne soupçonnait plus agissants, ne s’attardant plus sur les éléments du réel puisqu’il lui suffisait de transporter son esprit vers un paysage qui n’était peut-être pas celui qu’elle avait devant elle. Et pourtant, elle y était. La mémoire n’était donc pas ce qui revient toujours du passé, mais aussi ce que l’on se raconte, au présent, soit pour se rassurer, soit pour rester en quelque sorte à la place de victime qu’on s’est assigné à soi-même.

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Meurtre à La Roche-Bernard – 03

— Que voulez-vous dire, Martine ?
— C’est très simple, Monsieur le Maire. Je n’ai pas envie de découvrir un peu trop tard que vous allez entrer dans mon bureau alors que je suis en train de lire ce fameux livre, avec un couteau de cuisine, et m’égorger sur le tapis, après m’avoir violée.
— Enfin, Martine, qu’allez-vous imaginer là ?
— Rien, Monsieur le Maire. Je n’imagine rien, moi. Je ne suis pas écrivain. Je suis secrétaire. Je me suis arrêtée aux rédactions de collège, à « racontez vos vacances en famille ». J’ai eu 18 en grammaire toute ma vie, mais en composition personnelle, j’ai toujours eu 4. Je sais, c’était aussi très mystérieux pour tous les professeurs qui se sont occupés de moi durant toute ma scolarité. Forte en grammaire, mais nulle en composition. C’est comme ça. Je ne sais pas raconter. Je n’ai aucune imagination, et dès que j’essaie de me souvenir, je me trompe, je confonds. J’ai besoin que tout soit bien rangé, bien tamponné et bien classé. C’est pour cela que je suis secrétaire, et je suis très heureuse. Alors, voyez-vous, un livre qui commence par me raconter ma journée, qui me retrace à peu près tous les détails de ma vie en quelques pages et qui finit très certainement, comme son titre l’indique, dans un bain de sang, et bien voyez-vous, je vous le répète : je n’ai pas besoin d’en savoir davantage et je vous demande de bien vouloir m’autoriser à bénéficier dès maintenant de quelques RTT pour que je prenne, je ne sais pas, peut-être une semaine de repos. Je vous laisse mon numéro de téléphone portable personnel et, si vous découvrez à la fin de je ne sais quel chapitre que le meurtrier a trouvé le lieu où je suis censée n’y être pour personne, je vous saurais reconnaissante de bien vouloir m’en informer par un texto rapide qui me fera comprendre que je dois m’enfermer à triple tour dans le bunker que mon grand-père a construit pendant la guerre et qui a déjà sauvé une grande partie de ma famille de cette menace fantôme venue de l’Est. Même les Américains ont mis six mois à nous trouver et nous étions déjà tous portés disparus jusqu’à ce que mon grand-père considère que le danger était écarté et que nous pouvions désormais sortir en toute sécurité. Voyez-vous, sur son lit de mort, mon grand-père m’a confié les coordonnées de ce lieu que ma mémoire d’enfant avait totalement oublié, ainsi qu’un revolver, et il m’a dit que si, un jour, une nouvelle menace venait à se former dans mon entourage, je n’avais aucune autre question à me poser, aucun acte héroïque à réaliser, et à prendre mes clics, mes clacs, et à m’isoler jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de menace.
— Enfin, Martine, calmez-vous. Nous sommes face à une situation tout à fait inédite, je vous l’accorde, mais nous avons toujours réussi à faire face. Reprenons ensemble, dans le plus grand calme, la lecture de ce livre. Je vous ouvre mes tiroirs et vide mes poches sur ce bureau. Vous verrez que je n’ai rien qui puisse constituer une quelconque menace contre vous. Si vous le souhaitez, vous pouvez vous-même reprendre la lecture à haute voix et, même si je reste convaincu que nous sommes devant une grande farce, certainement fomentée par ce petit groupuscule d’extrême gauche qui tente à chaque élection d’arracher un siège pour constituer un banc d’opposition et imposer son point de vue radical sur l’exploitation agricole de notre territoire, et bien, si vous lisez qu’à un moment, je me livre à un comportement bizarre, que je me lève nerveusement, menaçant, fouillant dans je ne sais quel endroit obscur de ce bureau auquel je n’aurais pas pensé, et bien, je vous autorise à fuir et à prévenir la police. Reprenez la lecture. Où en étiez-vous ?
— « Le Maire entra le premier dans son bureau et s’installa dans son large fauteuil ».
—Bon, ça, il semble que nous puissions le passer. Allez quelques pages plus loin.

Elle feuilletait, hésitante.

— Attendez… « bunker »… « héroïque »… « groupuscule d’extrême gauche »… Ah, j’y suis. « Et la secrétaire, convaincue de l’honnêteté du Maire, reprit à haute voix la lecture de l’histoire ».

Au fur et à mesure, ils se regardaient, désormais tous les deux inquiets, trouvant en direct tout ce qui se passait même dans leurs pensées les plus intimes. Ce fut finalement le Maire qui s’en irrita le premier, surtout à cause des allusions systématiques à ses penchants pour l’alcool. Tout lui sembla tout à coup évident, et il fallait immédiatement considérer le caractère d’urgence de la situation. Il allait bien y avoir un meurtre dans sa ville, et il devait absolument agir.

— Je préviens la police.

Au téléphone, le Maire adopta l’un de ses tons les plus graves. Il réclamait l’attention de son interlocuteur et alla droit au but. Il fallait immédiatement venir sur place et se renseigner sur l’identité d’un auteur de fiction dont il épela le nom deux fois. Dans la foulée, il contacta le Préfet pour lui demander qu’une cellule d’urgence soit constituée, discrètement. En moins de quinze minutes, la mairie était transformée en poste de commandement. Les employés étaient maintenant tous arrivés. Les ordres tombaient. On laissait tous les dossiers en cours. On fermait au public. Silence absolu. Ni presse, ni tweet. Rendez-vous en salle des conseils.

Le Maire totalement dégrisé était désormais le chef des opérations. Il venait d’élaborer une stratégie mais n’en parlait pas encore. Si ce livre était un témoignage de la réalité, alors, ce qu’il était en train de faire devait certainement être déjà écrit. Son seul moyen pour déjouer le meurtre serait sans doute de transformer l’histoire. Il pensa alors aux lecteurs, et il se dit qu’il fallait y mettre un peu de grandiloquence, car si l’auteur avait souhaité ainsi saisir son lectorat comme il l’avait parfaitement réussi avec sa secrétaire puis avec lui, c’est qu’il contrôlait bien sa matière. Mais lui aussi, à présent, contrôlait bien la situation. Il mesurait à l’épaisseur du livre qu’il avait sans doute le temps de mettre en place tout ce qu’il était en train d’envisager. Après tout, il était peut-être le héros de l’histoire. Les premières informations sur l’auteur arrivaient. Il souriait, excité, de se voir en train de ferrer le poisson. On apporta également plusieurs livres.

— Décortiquez-moi ça rapidement. Je veux tout savoir de ce que vous y trouverez, et si vous avez une question de grammaire, (Il désigna Martine), c’est elle l’experte et personne d’autre.

Tous les employés se mirent à l’œuvre. On trouvait, dans les textes, comment l’auteur s’était installé à l’abri des regards indiscrets, sur un bateau, comment il passait son temps dans la ville à observer les résidents et comment il décrivait, en effet, fidèlement, ce qui s’y passait depuis de nombreuses années. Le Capitaine chargé du bureau du port fut convoqué. Il fallait la liste de toutes les personnes possibles. On lut au Capitaine les descriptions du paysage, afin qu’il définisse mieux l’emplacement du bateau. Il ne fallait rien négliger, et en particulier le fait qu’il devait certainement utiliser un pseudonyme étant donnée la teneur de cette nouvelle œuvre qu’ils avaient reçue et qui faisait que tout avait été chamboulé. Quelqu’un osa tout de même poser la question que tout le monde avait sur les lèvres :

— Pourquoi ne lisez-vous pas la suite pour savoir ce qu’il en est vraiment ?

Le Maire s’expliqua. Il ne voulait pas arriver trop tard. De toute évidence, le roman était écrit en temps réel et il leur fallait juste aller plus rapidement que la vitesse de lecture. Ce qu’il avait pensé comme un piège inextricable se retournait contre son auteur, car le volume prouvait que l’histoire était longue. C’était maintenant à eux de la détourner stratégiquement, et de la raccourcir. Il fallait faire intervenir un expert en roman. La Directrice de la bibliothèque fut appelée en renfort. Elle expliqua que dans tous les livres de ce genre, le meurtre était plutôt l’élément introducteur et qu’on voyait débarquer les enquêteurs, un peu à la manière du célèbre Columbo qui passait ses épisodes à coincer le meurtrier. C’était plutôt cela que l’on recherchait dans un roman policier. Le Maire fut pris d’effroi.

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Meurtre à La Roche-Bernard – 02

Il était onze heures. Le Maire arrivait. Revigoré par son petit bain de foule et quelques gorgées de Muscat qu’il n’avait pas réussi à refuser, il passa dans le bureau de Martine pour la saluer. En lisant l’inquiétude sur son visage, il prit gentiment de ses nouvelles.

— Vous êtes toute pâle, Martine. Est-ce que tout va bien ?
— Oui, oui, Monsieur le Maire, tout va presque bien.

Le visage de Martine en pâlit deux fois plus. Le livre et la réalité se rejoignaient.

— Nous avons reçu quelque chose ce matin (Sa voix tremblait, elle avait l’air déjà de réciter ce qu’elle venait de lire, et s’en effrayait) qui demande que nous en parlions rapidement. Pardon. Immédiatement. (Elle tentait encore de changer quelques mots, mais une énergie folle l’obligeait à se corriger).
— Très bien, très bien. Vous n’aurez qu’à passer dans mon bureau d’ici une heure quand j’aurai fait le tour des services.

Et lui tendant le livre en lui montrant le titre, elle s’écria, d’un air apeuré :

— Je suis désolée d’insister, Monsieur le Maire, mais c’est une question de vie ou de mort.

Le Maire entra le premier dans son bureau et s’installa dans son large fauteuil. Martine, resta debout en tenant le livre dans ses deux bras croisés comme elle portait les parapheurs, attendant qu’elle soit invitée à présenter, rapidement, une sorte de résumé d’une à deux phrases maximum afin que le Maire ait un avis éclairé et, surtout, une fiable connaissance de tout ce qu’il s’apprêtait à signer presque aveuglément. Ce n’était qu’une petite mairie, mais les codes étaient les mêmes que dans les grandes : le Maire devait paraître affairé. Il n’avait pas le temps pour les broutilles, alors il signait n’importe quoi. C’était pour cela qu’il avait engagé des personnes de confiance. Voyant au comportement de sa fidèle secrétaire que la situation était quelque peu exceptionnelle, le Maire invita Martine à s’asseoir et à prendre un verre d’eau pour se remettre de ses émotions.

— Alors, Martine, qu’a-t-il de si important, ce livre ?
— Je… (Elle s’effondra presque)… Vous savez que ce n’est pas dans mes habitudes d’outrepasser mes fonctions… Depuis le temps que je travaille avec vous, je sais qu’il y a parfois des courriers personnels qui vous arrivent en mairie et souvent je ne lis que la première phrase et la formule de salutation pour être sûre qu’il n’y a là rien qui concerne directement les affaires de la ville.
— Soit, Martine, venez-en aux faits.
— Je suis arrivée tôt ce matin… Enfin, tôt… Comme un jeudi, quoi… Vous savez, c’est toujours difficile de circuler et de se garer, et il y a toujours cinq ou six personnes profitant de ce jour pour vous interpeler en public. Alors, on traîne, on voit pas passer l’heure, on est obligé d’être impoli avec certains et…
— S’il vous plaît, Martine, épargnez-moi quelques détails (Il expulsait déjà ce ton exaspéré de la puissance publique).

Cette deuxième interruption plongea Martine dans un de ces silences pesants qui précèdent l’aveu. Elle reprit son souffle, avala une gorgée d’eau et continua.

— Je voulais tester si ce que vous alliez me dire allait être ce que vous alliez me dire.

Le Maire avait le regard de celui qui ne comprend plus rien et il regrettait de laisser tant de temps à une personne qui semblait si troublée qu’il voyait déjà se pointer la nécessité d’une visite à la médecine du travail.

— Nous avons reçu ce livre ce matin. Il vous est dédicacé. J’ai commencé à parcourir les premières pages. C’est troublant, saisissant, même, parce que le début raconte avec précision les quelques minutes que j’ai passées avant d’arriver en mairie et d’y trouver le livre. Oh, bien sûr, il n’y a pas de nom, mais, voyez-vous, dès le premier paragraphe, on peut lire (Elle rouvrit le livre à la première page) : « La secrétaire du Maire arriva, comme tous les jeudis,… ». (Elle lisait seulement les débuts de phrases, avançait, feuilletait). Vous même, enfin, ce n’est qu’un « Monsieur le Maire », parmi d’autres, je vous l’accorde, mais ce Maire arrive à onze heures, passe dans le bureau de la secrétaire, et (Sa voix se remit à trembler), regardez ce qui est marqué là.

Le maire prit le livre et lut à haute voix le paragraphe que Martine lui désignait :

— « Et le Maire prit le livre et lut à haute voix le paragraphe que sa secrétaire lui désignait ».

Un rire gigantesque envahit sa poitrine.

— Mouhahaha ! Excellent ! C’est sans conteste ce qui vient de se passer. (Il feuilleta une page en amont et lut à nouveau en riant). « Vous êtes toute pâle ». Excellent ! C’est exactement ce que je vous ai dit en arrivant. (Il la regarda avec un air complice). Il faut dire que vous étiez toute pâle, Martine ! « Vous n’aurez qu’à passer quand j’aurai fait le tour des services ». Mouhahaha ! Que c’est précis et bien vu. Mais ça colle parfaitement à la réalité ! Comment est-ce possible ? (Il regarda autour de lui, amusé). Sommes-nous sur écoute, en direct sur la chaîne publique de la République des Lettres ?

Il reposa le livre en s’essuyant une larme de bonheur. L’ivresse du Muscat agissait encore. Il avait ce teint rouge de ceux qui n’osent pas dire qu’ils n’abusent pas vraiment de l’alcool, mais qu’il y a toujours un verre de quelque chose de temps en temps, tout au long de la journée.

— Allons, allons, Martine, je ne vois pas ce qui vous inquiète. C’est drôle de trouver tout cela. Quelle merveille ! Contactons cette personne qui écrit si fidèlement la réalité. Êtes-vous allée jusqu’au bout ? J’ai hâte de savoir ce qu’il va se passer dans ma vie aujourd’hui. Allons-nous avoir ce fameux financement du Conseil Général qui nous permettra enfin d’aménager les bords du fleuve pour que les promeneurs puissent s’y rendre été comme hiver ? Parce que, vous savez, c’est aujourd’hui qu’ils doivent nous adresser une réponse. Le Conseil Général nous a dit que c’était en bonne voie. (Il tourna le livre dans tous les sens, parcourut rapidement la quatrième de couverture). « Une secrétaire de mairie découvre un livre…. ». (Il riait, feuilletait au hasard sans réellement porter attention au contenu, cherchant tout de même sans se l’avouer une allusion au financement dont il venait de parler). Mouhahaha ! Écoutez ça : « Déjà, sa vigilance ne cherchait plus que le croustillant détail qui le mettait face au plus beau canular qu’on ait pu lui offrir de toute sa vie de Maire ». C’est tout à fait vrai ! Il continuait sa lecture : « Son enthousiasme retomba presque instantanément lorsqu’il s’aperçut qu’il en avait oublié sa fidèle secrétaire qui, loin de partager son hystérique excitation, ne faisait plus que se (Il ralentissait sa lecture en observant Martine) triturer le bout des doigts ».

Il s’arrêta. Martine semblait être ailleurs. Elle se triturait en effet le bout des doigts, nerveusement. Soudainement apaisé, il lui dit :

— Enfin, Martine, qu’est-ce qui vous inquiète tant ?

Elle lui répondit, effarée :

— LE TITRE ? AVEZ-VOUS SEULEMENT LU LE TITRE ?
— Ah oui, suis-je bête… le titre… c’est important le titre… (Il consultait la couverture)… Ah, je… Eh oui, ça aussi, ça a l’air précis… Et, donc, Martine, vous semblez avoir lu ce livre un peu plus loin que moi. De quoi s’agit-il exactement ?
— À vrai dire, Monsieur le Maire, je n’ai pas vraiment besoin d’en savoir davantage.

Et elle se leva pensant qu’il était sans doute temps de mettre en application ce qu’elle avait lu en formation concernant les droits et devoirs du fonctionnaire qui pouvait, à tout moment, considérer qu’un ordre qu’il recevait allait à l’encontre de la sécurité des personnes, la sienne, celle des autres, voire pour des questions d’éthique (jamais politiques, bien sûr, à cause du « devoir de réserve »). C’était le droit de « retrait ». C’était le jour où elle allait le mettre en application. Sa détermination s’était peu à peu construite et elle venait de faire son choix.

Quoi qu’il ordonne, je prends mes cliques et mes claques, et je me mets en arrêt maladie.

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Meurtre à La Roche-Bernard – 01

C’était un jeudi comme de nombreux jeudis d’été dans notre belle commune de La Roche-Bernard. Dès cinq heures du matin, des camions de marchands s’étaient installés sur la place principale entourant bientôt l’église de leur plus beau stand de produits locaux. La réputation de ce grand marché dépassait de beaucoup les limites administratives de l’un des plus petits chefs-lieux de canton de France, la plus petite commune du Morbihan, comptant ses quelques sept cents âmes, logées sur quarante-deux hectares de terrain. Il était depuis longtemps le plus grand marché de la région. On voyait encore sur quelques cartes postales anciennes ce qu’avait été l’effervescence de ce rendez-vous hebdomadaire, ce grand Marché aux porcs où l’on trouvait, à l’époque, de la bonne bête vivante, avec, en plus des cochons dont on savait tirer toute la substance, de la volaille et tous les produits qui l’accompagnent : œufs, beurre, lait, fromage. Même si la vente, surtout des animaux vivants, était devenue au fil du temps plus discrète, on n’avait pas perdu certaines traditions avec, parmi elles, les petits camions de crêpiers où l’on venait se régaler d’une ou deux galettes bien garnies, parfois même d’une saucisse ou d’une andouillette dont on ne trouvait pas les saveurs ailleurs que sur le marché. Et tout le monde se réjouissait en voyant le ciel se dégager des brumes matinales : ça allait être une belle journée, et en ce joli mois d’août, on allait voir venir, en plus des fidèles clients, de très nombreux touristes.

C’était lors de ces journées que le marché s’étendait au plus large dans toutes les rues du bourg. Le centre restait occupé par ce qu’il y avait de constant (fruits, légumes, fromages, etc), mais l’été, on voyait s’installer des sortes de nouveaux commerçants, quelques stands où l’on trouvait toutes sortes de babioles bon marché, des sacs, des bagues, des montres, des bracelets, mais aussi des calebasses, des portemonnaies, des casquettes, des flûtes en tout genre, des ponchos, des produits nature-bio-étiquettes-vertes. Même parfois, des sandales en cuir dites artisanales. À chaque coin de rue, on entendait de la musique. Chacun déambulait dans les rues avec la fierté d’avoir su conserver une tradition locale tout en s’adaptant aux réalités du tourisme. Les petits producteurs du coin venaient là écouler leur stock, avec une drôle de politique tarifaire, plus cher pour les « touristes », mais surtout, moins cher pour les personnes dont on connaissait le prénom, l’âge, et le prénom des enfants, et chez qui on allait parfois passer une soirée ou deux, souvent en plein hiver.

La secrétaire du Maire savait que le jeudi était toujours un jour particulier et qu’elle avait beau prévoir de partir en avance, elle arriverait, comme d’habitude, un peu en retard. Elle avait de cela maintenant une expérience telle qu’elle avait appris à ne pas se presser. Elle aurait, de toute façon, quelque difficulté à circuler, puis à se garer, et elle rencontrerait quelques connaissances qui allaient profiter de l’occasion pour venir lui parler, comme si elle ne travaillait jamais les autres jours de la semaine, apparaissant en plein jour, tout à coup supposée plus accessible.

Elle arriva à son bureau, en retard donc, passé 10h30, heureuse comme elle se sentait toujours d’être l’une des premières à son poste dans la petite mairie, s’attelant à ce qu’elle faisait systématiquement en premier après avoir vérifié le degré d’humidité de quelques plantes en pot : déballer le courrier. Il y avait là, toujours, de nombreux documents qu’elle avait la charge de trier pour bien les distribuer dans tous les services. Aussi, évidemment, des documents qu’elle garderait, comme quelque prospectus, annonce publicitaire qu’on ne manquait pas d’adresser aux mairies dans l’espoir parfois de devenir client ou de remporter un prochain marché public. Elle passait donc en revue, scrupuleusement, tout ce qui sortait de chaque enveloppe, et son attention fut capturée par un envoi plus rare : un livre, bien emballé, avec sur la première page, une aimable dédicace. « À Monsieur le Maire, avec toutes mes amitiés », suivie d’une signature comme seuls savent le faire les écrivains et les docteurs, indéchiffrable. Martine se mit joyeusement à en parcourir les premières pages, avec cette curieuse distraction qui lui fit penser : « Voilà qui va me changer des factures et des rapports du PLU, du PLA ou de je-ne-sais-plus-quoi de trois à cinq lettres qu’il faut toujours avoir en mémoire parce qu’il faut ensuite classer tout ça dans la case urgent ou dans la case ça peut attendre que le Maire n’ait plus rien d’autre à faire.

Dès le premier chapitre, ce fut la sidération. À quelques détails près, Martine revivait tout ce qui avait précédé son arrivée à la mairie, sa difficulté pour circuler, puis pour se garer, son absence totale d’inquiétude en lien avec ses quelques minutes de retard, la découverte du livre, le début de sa lecture, et comme un coup de foudre, le présent, l’étonnement, presque le saisissement, au moment où elle réalisa qu’elle regardait ce livre comme elle aurait été face à un miroir, se mettant presque machinalement à trembler. « C’est moi, c’est entièrement moi. C’est moi maintenant comme c’était moi il y a un quart d’heure. Et si je tourne la page, ce sera moi encore, ayant tourné la page. Et si je saute des pages ? Moi dans un quart d’heure, demain, dans trois jours, dans six mois !!! ». Elle regarda à nouveau le titre et sa bouche expulsa un hurlement sinistre, entrecoupé d’une toux rauque l’étouffant au point qu’elle plongea dans son sac pour y saisir son kit d’urgence : un spray de Salbutamol dont elle s’aspergea le fond de gorge les yeux écarquillés avant de retrouver ses esprits. Elle se mit à courir à travers le long couloir qui séparait son bureau de celui du Maire. Elle hurlait.

— Monsieur le Maire ! Monsieur le Maire ! Au secours ! Monsieur le Maire ! Monsieur le Maire ! Au secours ! Au secours ! AU SECOURS !

La porte du bureau du Maire était fermée. Elle prit seulement conscience que personne n’était encore arrivé et qu’elle était seule dans l’établissement. Le Maire profitait des grands jours de marché pour aller redorer le blason de sa popularité. Si tous les commerçants venus sur les places n’étaient pas forcément ceux qui votaient dans cette ville, il savait que les clients aimaient le voir déambuler dans les rues, avalant un radis, un morceau de fromage, parfois même un quartier de pomme. Il ne refusait jamais un petit verre de quelque chose, de vin doux, de vin fort, d’alcool maison, se laissant aller à quelque ivresse lorsque l’ambiance devenait sympathique, et finissant toujours au Relais où l’on savait à quelle heure on pouvait venir offrir un pot au Maire lorsqu’on avait quelque chose de précis à négocier.

Martine revint à son poste en essayant de s’occuper avec d’autres courriers, mais le livre, comme un aimant, avait sur elle une forme d’attraction qu’elle n’avait connue qu’à l’âge de huit ans quand elle avait vu pour la première fois la flamme gigantesque du feu de cheminée que ses parents avaient fait dans un chalet qu’ils avaient loué une semaine à Chamonix. Elle entendait encore la voix prévenante de son père. « Martine, ne touche pas la flamme. Tu vas te brûler très fort et nous allons être obligés de t’emmener à l’hôpital ». Elle n’avait jamais vu des couleurs crépiter. La flamme était devenue fascinante et de la même manière, le livre, à son tour, devenait une tentation folle. Elle l’ouvrit là où elle l’avait laissé. Ses yeux n’allaient plus s’en égarer. Elle revivait ses moments d’angoisse, ses hurlements dans les couloirs de la mairie, son retour, ses tentations et le souvenir de son enfance. La flamme était là. Tout y était. Il fallait maintenant qu’elle sache ce qui allait se passer. Elle se mit à lire et à penser en même temps, frénétiquement.

Monsieur le Maire va arriver à onze heures. Il va passer dans mon bureau pour me saluer. Un peu aviné, joyeux, il va remarquer que je suis pâle comme une morte et me demander si tout va bien. Avec ma voix tremblante, je vais lui répondre que oui, oui, tout va presque bien, mais que j’ai reçu quelque chose ce matin qui demande qu’on en parle immédiatement. Il va me répondre que je n’aurai qu’à passer dans une heure quand il aura fini son petit tour des bureaux, mais mon effroi va s’imposer. Je vais lui tendre le livre en lui montrant le titre et en lui disant d’un air apeuré : « Je suis désolée d’insister, Monsieur le Maire, mais c’est une question de vie ou de mort ».

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Meurtre à La Roche-Bernard by Oliver Rych, dès demain on ze WEB

Toute la semaine prochaine, à la mode ancienne d’un épisode par jour, vous vivrez, en direct, la révélation de la deuxième nouvelle qui composera, avec Chiquito et peut-être encore une autre, le futur recueil intitulé « Nouvelles Rochoises », écrites à La Roche-Bernard, en pensant à La Roche-Bernard, ou pour les habitants de La Roche-Bernard.

Si peu d’entre vous savent qui est Chiquito ou qui sont les Rochois, au moins, le titre de cette deuxième nouvelle aura le mérite d’être clair et de mettre tout le monde d’accord.

** REGARD MENAÇANT, MUSCLES TENDUS, REVOLVER POINTÉ **

— EST-CE QUE C’EST CLAIR ?

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Meurtre à La Roche-Bernard.
Dès demain sur le WEB.

@RYCHOLIVER.ORG AVRIL 2019

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[DIRECT LIVE] – 009

N’en soyons plus à la phase mais de quoi parle-t-il, exactement. De qui parle-t-il ? Tout est limpide. Tournez la tête à droite et à gauche. Tout ce qui nous entoure. Au sein même de l’État. Le nôtre. La hiérarchie qui cherche encore à s’imposer. Fin de race. Et mon pouvoir et mes privilèges. Je décide. Ou quand je peux le faire, je le fais à ma manière, sans consulter les personnes concernées, encore moins les personnes officielles. Je préfère le micro détournement. Dire oui en face et non derrière. Devant le petit peuple que je gouverne, je fais passer mes supérieurs pour des incompétents. Tout le monde est content. Ça rit dans les couloirs. Et moi, je ne suis responsable de rien, en façade, alors que tout repose sur moi. Je suis un chef au XXIème siècle, avec le « très cordialement » en signature automatique, tout en montrant l’infamie de ce que je régule à chaque étape. Vous trouverez ci-joint. Et nous voilà avalant les couleuvres, la crise du budget, les raisons de sécurité. Ne sciez pas la branche sur laquelle vous êtes assis. Faites-moi confiance. Je suis le seul qui pourra vous défendre. Et le jour où ça arrive, personne. Je n’ai rien pu faire. Même pas une réponse. Rien. Alors, il a décidé de prendre le taureau par les cornes. Tu ne veux pas m’écouter ? Tu ne veux pas prendre la peine de lire mes revendications ? Les voilà distribuer dans les jardins, sur les bancs publics, de la main à la main. C’est gratuit. Bientôt vous verrez en fleurir partout, et on se demandera toujours ce que ça fait là. De quel droit ose-t-il ? Et bien oui, il ose. C’est maintenant qu’on développe les sujets un à un, sous la forme d’un roman.

Chapitre 1 : la destitution

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