Chapitre 7 – L’erreur fatale

Au café, j’ai d’abord opté pour une fuite en avant, en abandonnant lâchement le téléphone sur la table. J’ai payé les consommations, et je suis parti, tranquillement. Le serveur, surpris que je laisse un téléphone en guise de pourboire, m’a coursé dans la gare en hurlant : “Monsieur, Monsieur, votre téléphone !”. J’ai essayé de le semer dans la foule, puis, comme il me suivait toujours, je me suis incrusté dans un car de touristes asiatiques déjà occupés à prendre quelques photos. Je me suis retrouvé, seul visage pâle au milieu de teints jaunis par plusieurs siècles de soleil levant, dans un véritable guet-apens. À la demande de mon serveur, sous le regard ahuri des yeux tous plus bridés les uns que les autres, le chauffeur m’a montré du doigt. Je pouvais difficilement lui échapper. C’est un délit de faciès.

Ensuite, j’ai animé une longue discussion avec le serveur, en lui expliquant que ce téléphone ne pouvait pas m’appartenir. J’en ai sorti un de ma veste pour lui prouver que j’en possédais déjà un, et que j’étais ravi des services que m’offrait mon agence. Je lui ai montré comment on pouvait gagner du temps avec l’écriture intuitive des textos. Il fut surpris par l’avantage inestimable de pouvoir enregistrer des numéros dans un sous-répertoire, augmentant ainsi considérablement la facilité d’accès aux numéros favoris. Je lui ai fait une démonstration avec le numéro de ma mère.

Enfin, le téléphone est passé de mains en mains. Les siennes, les miennes, les siennes, les miennes, les siennes, les miennes. Il a dit « ça suffit », et il est parti. Je ne savais pas qu’un serveur pouvait à ce point avoir envie de se débarrasser des objets trouvés. Il m’a expliqué qu’il perdait un temps précieux chaque jour à aller déposer les parapluies et les agendas au bureau des objets perdus, qu’à chaque fois, il fallait qu’il remplisse une décharge et qu’à force d’apporter des portefeuilles vides, les agents le soupçonnaient d’être le célèbre pickpocket de la gare, celui que les voix électroniques dénoncent à longueur de journée. Ils en avaient même parlé à son patron.

Ben voilà. Je suis sur le trottoir, et j’ai un nouveau téléphone. Je repense aux phrases de mon mystérieux donateur et je fais rapidement la liste des choses que je ne pourrai plus faire : aller au cinéma, au théâtre, à la bibliothèque municipal, à la piscine. Plus possible de conduire sereinement, de prendre un siège confortable dans le train, d’aller aux États-Unis en avion, de dîner dans un restaurant bruyant, d’aller en boîte, de subir une quelconque opération qui m’endormirait plus de deux minutes.

Jamais je n’avais réalisé à quel point l’homme pouvait être assujetti au progrès technologique. C’est fou. C’est complètement fou. Est-ce que je vais me laisser envahir par une machine qui ne sonnera certainement plus jamais ? Dire qu’il suffirait que je le laisse sur le trottoir pour être débarrassé de ce problème à tout jamais. Le téléphone sonnerait dans le vide, quelqu’un d’autre décrocherait. Dès fois, les cabines téléphoniques sonnent dans la rue, et il y a toujours quelqu’un qui répond. C’est ça. Je vais laisser le téléphone sur le trottoir et retourner à une activité normale. J’ai tellement de livres à rendre à la bibliothèque ! Je ne peux pas me permettre de ne plus y aller. Et si le téléphone sonne, et bien… Si le téléphone sonne, un autre que moi pourra connaître l’issue merveilleuse de cette histoire. Et si le gars peut gagner des millions grâce à ça, et bien, tant mieux pour lui ! AAAh ! Et si l’histoire le conduit sur une affaire passionnante ! Et si je rate encore une étape dans ma vie ! Et si c’est l’autre qui profite de mon blé ! Merde ! Je ne sais pas quoi faire. To dring or not to dring !

Il faut que je me débarrasse du téléphone honnêtement. Le numéro est sur le mur. Il suffit de le prendre et de l’afficher partout. Je vais attirer tout le monde, je ferai une affiche, et tant pis si je dois sucer gratis, faire des massages, donner des cours de maths, emmener les vieilles au bridge, donner cinq places de parking, et des chiens, et des chats. Partout dans la ville, un numéro à appeler, et hop, au premier appel, un rendez-vous au café de la gare et c’est fini.

Voilà mon mur. Oh putain, ça pue ! C’était où déjà, le numéro. Noémie… la sécu… Bouge de là… Ah oui, le voilà. Héhé, je vais même faire un essai. Comme ça, je connaîtrai la sonnerie à ne pas rater.

Ben alors, ça sonne pas ? J’ai la tonalité et ça sonne pas ! J’espère qu’il l’a pas mis sur silence son truc, parce que si je dois en plus garder un oeil en permanence sur l’écran, je vais devoir revoir à la baisse le nombre d’activités qui occupent ma pauvre vie et je…

— Allô ?
— Mince, qui êtes-vous ?
— Ben, c’est Greg ! Tu as trouvé le numéro au bassin des trois sirènes, c’est ça ? T’inquiète pas, t’es pas le premier à m’appeler ! C’est quoi ton petit nom ?
— Mais Monsieur, je ne vous permets pas ! Raccrochez, s’il vous plaît ! Vous avez piraté ma ligne !
— Ben alors, on a honte de son appel ? Faut pas avoir honte, tu sais. Y a pas d’mal à s’faire du bien !

C’est une erreur. Raccroche, vite. Du calme, du calme. On refait le numéro, et on écoute la sonnerie. Tonalité : ok. Sonnerie : pas ok.

— Alors ? On a des remords ?

Merde. C’est pas le bon numéro.

Si j’avais composé le bon numéro, je serais tombé sur Greg, il m’aurait invité à sa petite gâterie gratuite, je n’y serais pas allé, et rien de tout cela n’aurait commencé. Et maintenant, j’ai un téléphone, mais je n’ai pas le numéro. Adieu bridge, parkings et maths. Adieu petites affiches sur les murs. Il faut que je trouve le numéro. Je vais aller dans une agence, ils me diront. Si je tripote ce truc, il ne sonnera jamais.

PrécédentSuivant
Retour au sommaire

Share

Chapitre 6 – La théorie du complot

J’ai faim. Qu’est-ce que j’ai faim ! Impossible de dire ça à quelqu’un ici. Quand on a faim, on ne mange pas. Si je veux manger, il faut se taire. Moi, je veux bien, mais mon estomac lui, est-ce qu’il va tenir ? La dernière fois, il hurlait comme un hamster qu’on écrase en reposant une machine à laver. Dans tous les mondes que j’ai traversés, quand un estomac crie famine, c’est que celui qui l’enveloppe a faim. Ils ne sont pas dupes, dans le monde inverse, ils le savent aussi. Impossible d’avoir même une demi cacahuète quand on a l’estomac dans les talons. D’ailleurs, ici, on ne l’a pas dans les talons, l’estomac, mais dans la tête.

J’ai faim…

Depuis le temps, j’ai un peu l’habitude de venir ici, alors je ne m’étonne plus de marcher à l’envers, de dormir debout en plein jour, de parler au téléphone une fois qu’on a raccroché, d’éteindre la télé pour regarder la météo. Y a parfois des trucs dangereux quand-même, comme de sauter sur les rails pour prendre le métro qui va passer, de traverser au moment où les voitures arrivent, de descendre de l’avion en plein vol. Il faut vite admettre qu’ici, celui qui reste en vie est mort. Quand y a des rescapés, on les achève. Les pompiers ont des lance-flammes, les cimetières sont des maternités.

Mais y a aussi des trucs sympas. Par exemple, on nous donne de l’argent quand on fait des courses. À l’école, on n’apprend rien, les politiciens n’ont rien à faire et les chômeurs travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dans tous ces trucs bizarres, il faut aussi réussir à communiquer avec les mutants. Quand on pose une question, on ne répond pas et quand on ne la pose pas, on répond à l’envers. Pour les rapports que je dois faire à ma direction, c’est pas ce qu’il y a de plus facile. Mais bon, on s’y fait. Par contre, il y a une chose à laquelle je ne m’habitue pas, c’est les crottes de nez. À chaque fois que je me retrouve devant quelqu’un, il commence par me dire « Vous avez une crotte de nez ». Je sais que je n’ai pas de crotte au nez. J’ai mis un peu de temps à comprendre, mais c’est tout de même désagréable. C’est que les règles de politesse ne sont pas tout à fait les mêmes par ici. Chez nous, ça ne nous viendrait pas à l’idée de dire à quelqu’un « Vous avez une crotte de nez », même s’il en a une. On préfère le voir se trimballer toute la journée avec sa crotte. Le plus drôle, c’est quand le patron en a une qui pend, et qu’il nous donne des leçons de savoir-vivre pour les autres mondes. Plus personne ne l’écoute. On ne voit plus que sa crotte. Quand on arrive dans le monde inverse, il faut le savoir, on a une crotte de nez pour tout le monde. Et comme je vois bien que personne n’en a, je suppose qu’ils en ont tous. C’est dégoûtant. Dans ce monde, Kleenex a dû faire fortune trente-cinq fois au moins, enfin, faillite, bref, j’me comprends, enfin non, j’me comprends pas, oh, et puis merde !!!

Quand je pense que les trois mondes sont juxtaposés dans la même atmosphère, sur la même planète et que personne ne s’était rencontré avant. Remarque, y a toujours eu des histoires de fantômes, de revenants, de ressuscités ou je ne sais quoi. Ils venaient peut-être des autres mondes. Du côté scientifique, on essaie de savoir à partir de quand les mondes se sont séparés. La théorie du big-bang a été revue à la hausse. Une explosion, oui, mais qui a partagé l’atmosphère en trois zones a priori infranchissables qui évoluent de façon complémentaire. Les endroits et les envers se complètent. Certains disent que Dieu a créé trois sortes d’hommes pour voir comment ils évolueraient. D’autres estiment que les trois mondes font l’équilibre de l’univers, et que si l’un venait à disparaître, tout disparaîtrait. Il paraît qu’un groupe de suicidaires kamikazes avait envie de voir si c’était vrai. Ils sont cons, comment on saura si c’est vrai si tout disparaît ?

Allez, allez, il faut penser à la mission. Des voyageurs ont déjoué les règles de sécurité et certains tentent de communiquer avec les autres mondes. Une sorte de complot intermondialique. Il y a sûrement des clés dans chaque monde. Une ou deux personnes ont échappé à la vigilance de la « Compagnie des trois mondes ». Ils ne savent pas comment, ni pourquoi, mais des indices laissent penser qu’on pourrait remonter une piste sûre, et l’indice, c’est moi ! Je suis une sorte de pigeon voyageur. Quelqu’un va essayer d’entrer en contact avec moi. Je dois ramener des preuves. Tiens, voilà l’ambassadeur. Voyons ce qu’il a de nouveau.

— Au revoir ! Fâché de ne pas vous revoir ! J’espère que vous avez fait un mauvais voyage ! Attention, vous avez une crotte de nez !

Celui-là, il vient de chez nous. Depuis que je voyage par ici, il ne m’a jamais parlé normalement. Il faut toujours qu’il me fasse le coup de la crotte de nez. Je suppose que ça l’excite. Il doit rester immergé dans le dialecte local pour ne pas éveiller les soupçons. M’enfin, il sait bien qui je suis, il pourrait faire un effort à l’envers ! Mais non, rien. Au moins, avec lui, j’arrive presque à parler normalement. Faut juste traduire un peu.

— Au revoir… Je ne suis pas là pour travailler. Ne m’emmenez pas au QG, s’il vous plaît, je n’ai rien à y faire.
— Ah non ! Impossible, le QG est fermé, il n’y a personne.
— Mince, n’y allons pas alors !
— D’accord, restons ici, j’ai une voiture en panne qui ne nous a pas attendus.
— En plus, je n’ai rien à vous dire. Votre famille vous a oublié, et nos patrons n’ont pas avancé dans notre enquête.
— Mince, je crois que nous n’aurons rien à vous dire non plus.
— J’espère, car j’ai très envie de rester ici longtemps.
— Vous voulez un Kleenex ?
— Bon, c’est bon, j’ai rien compris. Restons ici, j’ai tout mon temps. Vous croyez qu’on pourrait avaler quelque chose, je n’ai vraiment pas faim !”

Comment ai-je pu en arriver là ?

PrécédentSuivant
Retour au sommaire

Share

Chapitre 5 – Les trois mondes

Le commandant de bord et son équipage vous remercient d’avoir choisi la « Compagnie des trois mondes » pour effectuer votre voyage intermondialique. Nous vous informons que la fréquence de liaison vient d’être atteinte et que les énergies nécessaires sont enfin réunies. Veuillez fermer les yeux et penser à autre chose. Dix, neuf, huit, sept…

Ils me font marrer avec leur simulacre de compagnie aérienne. Le commandant de bord, c’est un ordinateur ultra puissant qui fonctionne encore à l’énergie solaire, et l’équipage, c’est une sorte d’amalgame de fils électriques qu’on nous branche au bout des doigts. La seule personne vivante que j’ai jamais croisée ici, c’est la femme de ménage qui nettoyait les sièges en cuir qu’on nous alloue pour partir dans les autres mondes. À chaque fois, elle râle que les clients ne respectent rien, qu’ils laissent toujours des cochonneries partout. L’autre jour, elle m’a expliqué que les impulsions électriques qu’on nous injecte au bout des doigts provoquent une surtension artérielle et que les clients transpirent tellement qu’elle en ramasse souvent au pied de leur fauteuil. Bien-sûr, personne ne l’écoute, et le patron ne veut pas retirer le revêtement en cuir, et du coup, elle râle, elle nettoie et elle ramasse.

Je n’aime pas ces voyages intermondialiques. D’abord, il faut brancher les diodes. Facile pour la première main. La seconde, c’est plus acrobatique. Il faut arriver à brancher chaque doigt sans débrancher ceux qu’on a déjà branchés. C’est toujours quand on a trois doigts de branchés sur la main gauche qu’il y en a un qui se débranche à droite. Il faut alors ramasser délicatement la diode et se lancer dans une série « petit doigt en l’air » certainement très jolie à regarder mais pas très pratique. Pour l’instant, je n’ai pas trouvé d’autre solution que de placer la dixième diode dans ma bouche. Mais bon, je ne désespère pas.

Ensuite, une fois qu’on est branché, il faut s’installer dans le fauteuil en cuir, placer le petit casque et attendre. Attendre que « les énergies nécessaires soient réunies » comme ils disent. En général, ça veut dire : que votre demande soit entendue, que nous ayons consulté la liste des personnes à qui le ministre des voyages interdit de voyager, que nous demandions le formulaire d’autorisation de voyage, que nous le remplissions, que nous fassions parvenir le formulaire au bureau des formulaires (ils ont un fax), que le formulaire soit vérifié, visé et renvoyé, et que nous recevions leur réponse.

Enfin, on pense à autre chose, et on s’évade.

Le principe est simple : la machine envoie une série d’ondes radioactives dans notre cerveau, nous aidant ainsi à déconstruire notre corps spirituel. Une fois que nous sommes spirituellement partis, l’électricité traverse nos doigts, puis nos bras, et envahit notre corps physique pour le pousser dans l’autre monde. C’est une sorte de réincarnation. Notre corps physique reboosté se charge d’électricité, et pouf ! On disparaît. Enfin, on ne disparaît pas complètement puisqu’on quitte le premier monde pour arriver dans le second. C’est instantané. On se retrouve là où on veut, tel qu’on l’a pensé pendant le voyage. Pour revenir, il suffit de penser « je reviens », et on se retrouve sur le fauteuil, casqué et branché.

Ce que je n’aime pas dans ces voyages, c’est qu’il faut se forcer à « penser à autre chose ». Les voyages touristiques sont interdits. Il faut forcément penser à notre mission, au travail qu’on doit faire, à la personne qu’on doit rencontrer. Personne ne pense naturellement à son travail quand il travaille. Logique. En plus, une fois recomposé, notre corps physique tremblote, on a des fourmis dans les pieds, on louche, on se gratte les oreilles, on a faim. Ah ça non, je n’aime pas ces voyages !

Quand nos chercheurs ont trouvé l’existence des autres mondes, tout le monde s’est dit : « Chouette ! On va pouvoir faire de nouvelles rencontres ». Tu parles, le gouvernement a vite compris que ses missions ultra secrètes étaient bien plus importantes que nos loisirs. « Les voyages doivent restés sous le contrôle de l’armée, car tout ce que nous savons faire aujourd’hui, les autres sauront le faire demain, et nous risquons d’être envahis ». Y a aussi que tout le monde n’a pas de centrale atomique dans sa cave pour générer la puissance radioactive nécessaire. Ils ont gardé un contrôle drastique sur nos activités intermondialiques. Dès qu’on s’évade un peu de notre mission, hop ! retour à la case départ. Sanctions, chutes de salaire, interdictions de voyage, parfois même de la prison ! Le pire, c’est de se voir attribuer un binôme, une personne qui accompagne le moindre de nos mouvements, partout, dans nos maisons, dans nos piscines, dans nos cinémas, nos lits, nos douches, tout ! Sûr que je préfère encore penser à mon travail. Je suis tellement asocial que je ne supporterais pas d’avoir une ombre accrochée aux baskets, et j’ai tellement de dettes que la moindre chute de salaire serait fatale. Ici, sans argent, on est un homme sans vie, on attend dans une cave sombre que les pièces tombent de la poche des passants.

Six, cinq, quatre, trois…

Aïe, le compte à rebours ! J’ai toujours pas pensé à ma mission, moi ! Dans quel monde je vais, déjà ? Ah oui, le monde inverse. Ah non ! Pas celui-là, je l’aime pas ce monde ! Tout est à l’envers ! Tout ce qui est en haut est en bas, tout ce qui est à gauche est à droite, tout ce qui est chaud est froid, tout ce qui est bien est mal, tout ce qui est vivant est mort. Non, j’y vais pas. Je préfère la prison aux mutants. Tant pis pour la mission, tant pis pour le binôme, tant pis pour la prime de voyage, tant pis pour…

Monsieur, le commandant et son équipage remarquent bien que vous avez du mal à penser à autre chose. Afin d’éviter une issue tragique, la « Compagnie des trois mondes » est heureuse de vous offrir quelques secondes supplémentaires pour mieux vous concentrer. Vous pouvez encore penser « stop » ou accepter votre mission en pensant à autre chose. Dix, neuf, huit, sept, six…

« Stop », ça veut dire « binôme ». « Penser à autre chose », ça veut dire « prime de voyage ». Tant pis, je pars.

Cinq, quatre, trois, deux, un… Bon voyage !

PrécédentSuivant
Retour au sommaire

Share

Chapitre 4 – Relais H

Voilà mon amoureux. Dites donc, il n’a pas l’air tranquille ! Je l’ai reconnu tout de suite. Il faut dire qu’aucun des vacanciers qui débarquent dans la gare n’a une allure aussi rapide, aucun ne regarde autant à gauche, autant à droite, en consultant sa montre toutes les dix secondes, et puis ils ont tous au moins deux sacs, un sur le dos, un au bout du bras et quand ils attendent devant le café, c’est juste pour vérifier qu’ils ont bien la somme nécessaire pour avaler une boisson chaude et, pourquoi pas, un petit croissant sec. Voyons combien de temps il lui faut, à mon amoureux, pour voir que je n’appartiens pas à cette foule mal coiffée. Hé, hé ! Il hésite encore. On dirait qu’il pencherait bien pour ce grand autrichien, sûrement parce qu’il est chauve. Mais il n’a pas entendu comme moi que le serveur avait dû lui faire répéter trois fois avant de comprendre qu’il voulait un café, et non une cave. Il s’approche de l’Autrichien. J’entends déjà le dialogue de sourds. C’est qu’il faut le faire parler pour reconnaître ma voix, seul indice dont il dispose, avec, bien-sûr, le simple fait que je me trouve ici, à sa demande.

— Bonjour, Monsieur.
— Guten Tag. Was wollen Sie, bitte ?
— Oh… désolé…

Hé, hé. Pourtant, tu n’es pas loin. Regarde à gauche ! Une table, deux tables, trois tables et hop, je suis là ! Il s’essuie le front, consulte sa montre, regarde autour de lui, s’essuie le front à nouveau. La couleur qui teint son visage, provoquée par la honte de s’être trompé, est apparemment aussi alimentée par la chaleur. C’est qu’il doit commencer à avoir soif, avec toutes ces émotions. Je ne pensais pas qu’un rendez-vous dans un café de gare, à l’aube, pût provoquer une telle hystérie. Il va peut-être déçu, avec mon cigare. Merde, alors ! Comment je vais me sortir de cette histoire ? Il m’a vu. Il approche.

— Excusez-moi, Monsieur, est-ce que…
— Oui, oui, c’est bien moi. Asseyez-vous.

Il s’affale sur la chaise en poussant un long soupir. Il a l’air soulagé de m’avoir trouvé. Je lui commande immédiatement un café, et une grande carafe d’eau. Quelques secondes de silence, il me regarde fixement. Cet homme semble maîtriser l’art du mot juste, qui évite qu’on balance des salades pendant plusieurs heures, juste pour passer le temps. Il fouille dans sa mallette, en sort son téléphone portable et tout son kit de chargement. Il n’a pas dû être assez chargé. Je ne suis pas sûr qu’on acceptera de lui charger son téléphone à la terrasse du café de la gare, à moins que ce ne soit un nouveau service payant qu’ont trouvé les patrons pour essorer jusqu’à la moelle le portefeuille déjà bien entamé des voyageurs noctambules.

— Un jour, un homme m’a interpellé dans la rue. Il m’a tendu ce téléphone portable avec son kit de chargement. Il s’est approché de mon oreille et, d’une manière étrangement compulsive, s’est mis à chuchoter ces quelques phrases : “Ce téléphone va bientôt devenir le centre de tous vos intérêts. Vous avez juste à le brancher pour éviter que les batteries ne se déchargent. Ne l’utilisez jamais pour appeler, il se désactiverait. Gardez le toujours en éveil (en veille, en éveil, je ne sais plus trop les mots exacts), aussi bien lorsque vous dormez que dans tous vos déplacements. Un jour, il sonnera, et vous répondrez. Méfiez-vous, il ne sonnera qu’une seule fois”. Imaginez mon stress : avoir un téléphone en permanence, comme ça, à recharger. J’avais peur qu’il tombe en panne, et à chaque fois que j’allais dans un rendez-vous, que je dormais avec des amis, il fallait que je le laisse à proximité, au cas où…
— Au cas où quoi ?
— … au cas où il sonnerait ! Au cas où, au bout du fil, il y aurait une histoire merveilleuse, vous comprenez. J’ai été obligé de l’éteindre une seule fois, à l’enterrement de mon grand-père. Je m’en suis voulu ! Depuis tout ce temps, je m’en veux, je m’en veux ! J’ai l’impression que j’ai raté quelque chose, que tout est arrivé à cet instant précis alors que mon grand-père retournait sous terre. Au début, je vivais dans l’espoir, et puis tout s’est transformé en remords. Vous ne pouvez pas vous imaginez à quel point le remords ronge encore plus que le doute. Je ne dors plus, j’ai perdu tous mes amis.

Il parle de plus en plus fort. Au début, il m’amusait, maintenant, il me fait peur. Ces malades sont capables de vous sauter à la gorge et de vous assassiner devant tout le monde.

— Bien, bien. Je vais peut-être vous laisser, maintenant.
— Attendez, ce n’est pas fini. L’homme m’a dit que le téléphone, une fois qu’il aura sonné, devait revenir à celui qui appelle. Il est à vous, à présent, et c’est vous qui attendrez qu’il sonne à nouveau.
— Oh ! Mais, euh, vous savez, j’ai dû faire une erreur de numérotation, tout simplement.
— Ah non, alors ! Là, le téléphone, vous allez le prendre et me foutre la paix !
— Mais, enfin, pensez à ce mystérieux personnage qui vous a donné ce téléphone, vous croyez qu’il serait allé mettre le numéro sur le mur des lamentations politiques du bassin des trois sirènes ? C’est loufoque ! Je vous dis que je me suis trompé. Ne voyez aucun mystère dans mes intentions, c’était très clair !
— De toute façon, il est à vous. Si je le prends, je vous le vole et si vous l’oubliez sur la table, il partira aux objets trouvés et sonnera dans le vide. Je vous laisse à votre propre conscience. Au revoir.”

Il est parti. Il est parti sans payer. Il est parti sans payer et sans me laisser son nom. Il est parti sans payer, sans me laisser son nom et en abandonnant son téléphone sur la table. Me voilà bien, tiens !

PrécédentSuivant
Retour au sommaire

Share

Chapitre 3 – Alea jacta est

— Bonjour, je voulais savoir si vous suciez gratis ?
— Comment avez-vous eu ce numéro ?

Pas manqué, c’est un homme, j’en étais sûr ! Il n’y a que les homosexuels pour laisser sur les murs leur numéro de téléphone. Ah, ah ! Pas de femme désespérée, pas de fleurs à acheter. Je peux enfin confirmer qu’il n’y a que des hommes qui pissent contre les murs, qu’il n’y a que des hommes qui se baladent le soir près du bassin des trois sirènes et que les marqueurs noirs remplacent toujours les bâtons de Rimmel ou autre rouge à lèvres, que l’espèce humaine tout entière a besoin d’avoir dans ses poches une sorte de bâton pour se donner de l’importance en attendant au feu, en prenant le métro, dans l’ascenseur, ou encore en pissant contre un mur. Ce n’est donc pas un hasard si les hommes importants sortent de leur poche un énorme cigare, ou si les policiers menacent les malfaiteurs avec une matraque longiligne, ce n’est pas un hasard si Guignol fait rire les enfants, si le roi porte un sceptre, si le maître d’école démontre un résultat en frappant le tableau à l’aide d’une longue règle. Et les hommes sans pouvoir se rabattent sur les marqueurs noirs, à défaut de cigares, de bâtons, de matraques, de sceptres ou de règles.

Pauvre garçon impuissant ! Sucer gratis pour que quelqu’un t’appelle enfin. Je ne me laisserai pas faire, tu sais ? Je vais venir décortiquer ta vie afin d’y trouver un centre d’intérêt. Et à défaut d’autre chose, je te tendrai un beau cigare que tu fumeras gratis.

— Allô ? Je ne vous entends plus ! Comment avez-vous eu ce numéro ?
— Oh, je l’ai trouvé, quelque part sur un mur.
— Il faut qu’on se rencontre, au plus vite ! Le café de la gare ouvre à cinq heures. J’y serai.

J’y serai aussi. Plus que deux heures à passer au milieu de la nuit. Et tant pis pour la fatigue qui me gagne, tant pis pour la journée que je vais encore passer, affalé sur mon bureau, devant le regard ahuri de mon patron qui se demande encore ce que je fais de mes nuits. La dernière fois qu’il a tenté de me faire la morale, je me suis fait arrêté pendant quinze jours pour une dépression nerveuse. Les médecins du travail adorent faire exploser les statistiques pour prouver que les salariés sont de plus en plus fatigués, et que ce regain de dépressions justifie qu’on embauche un nouveau médecin et que le service passe enfin aux trente-cinq heures. C’est assez facile d’obtenir un arrêt maladie, et les tranquillisants que nous administrent les médecins du travail sont toujours remboursés. Ah, ah ! Quand je pense qu’on ne devait plus rembourser les médicaments de complaisance. Alors que moi, j’achète, on me rembourse et je jette tout à la poubelle. Je n’ai jamais avalé un seul de ces cachets. Les hypocondriaques sont les premiers à savoir que leur maladie est fictive, et aucun d’entre eux ne passe des symptômes, faciles à imiter, aux traitements, faciles à contourner. Mieux vaut que je me balade dans la nuit plutôt que j’avale encore ces cochonneries qui assomment dès le début de la météo, empêchant à la fois de suivre le journal de vingt heures, la série policière, de boire une tisane, de lire un bouquin, d’avoir des rêves. Les tranquillisants sont certainement responsables de la chute des ventes dans les librairies, et si les publicités de la télé ont un volume sonore de plus en plus insupportable, c’est pour réveiller les tranquillisés à coup de « yaourts qui font du bien à l’intérieur », de « voitures qui ne tombent jamais en panne », de « disques à ne pas rater », de « cassoulets à l’ancienne », de jambons, de saucissons, de rasoirs, d’eau minérale et de vin, à consommer avec modération.

Dès mon premier arrêt maladie, mon patron a arrêté de me harceler avec cette voix stridente qu’adoptent les personnes qui en ont marre d’avoir tellement de travail alors que leurs subordonnés glandent toute la journée et attendent tranquillement que le temps passe, en regardant passer les oiseaux, les avions et les nuages. Maintenant, il me regarde avec compassion, il me propose parfois de prendre une pause, de rentrer plus tôt. L’autre jour, il a trouvé intéressant de m’envoyer sur les routes, pour voir du pays et vendre toutes ces conneries que je suis censé vendre. Il a fallu que j’invente un accident de voiture qui avait tué mes deux parents en même temps pour qu’il se décide à passer à l’avion, et que je m’évanouisse devant l’hôtesse de l’air pour me faire rapatrier aux frais de la société. Six frigos d’hôtel vides ont suffi pour qu’il admette que le mal du pays me rendait alcoolique, et que j’étais certainement plus efficace en dormant sur mon bureau qu’en faisant du porte-à-porte en titubant.

Deux heures. Plus que deux heures avant de faire enfin une nouvelle rencontre. À la gare, il y aura certainement un tabac, j’aurai le temps d’acheter deux cigares, et j’irai voir sortir les pauvres vacanciers qui profitent des bas prix pratiqués sur les trains de nuit pour voyager. Ils ont dormi tout habillés, et ne sont pas passés au cabinet nauséabond pour vérifier leur coiffure, pour se rincer le visage et se laver les dents. Ils s’engouffrent dans les taxis ou s’installent à la terrasse du café où les produits consommables sont aussi chers que dans le train, mais certainement meilleurs quand-même. Ils arrivent de loin, mais pas encore assez pour avoir profité d’une bonne et longue nuit. Ici, seuls les étrangers ont le droit à plus de huit heures pour dormir, et comme les trains partent toujours de l’autre côté de la frontière, ils en profitent pour prendre les couchettes du haut, celles qui permettent de dormir sans se faire grimper dessus, et qui donnent à son occupant le pouvoir de bloquer la lumière et le chauffage.

J’y suis. J’avais raison. Le tabac est ouvert.

PrécédentSuivant
Retour au sommaire

Share

Chapitre 2 – Au pied du mur

Parfois, quand je sillonne les rues désertes en attendant que le sommeil daigne enfin me gagner, il me prend une sorte d’espoir qui me fait croire que je pourrais bien, sur mon chemin, faire une sorte de rencontre extraordinaire grâce à laquelle l’aiguillage d’une nouvelle vie pourrait être enfin repositionné sur une voie moins ennuyeuse. Il n’y a que dans ces moments d’extrême solitude que je m’arrête devant les magasins de trains électriques en essayant de comprendre ce qui pousse quelqu’un à se passionner pour ces reproductions miniatures. Quel intérêt y a-t-il à positionner de minuscules rails sur une planche et d’y placer un minuscule train qui traversent de minuscules villages peuplés de minuscules bonshommes ? Combien de temps peut-on passer à regarder les trains comme un ruminant géant qui se prend pour Dieu-le-père au-dessus des nuages ? Quelle sorte de pensées traverse l’esprit d’une personne qui préfère s’isoler dans un grenier mal éclairé ? Y a-t-il un rapport entre l’hypnose du train qui passe et celle du match de football ? Je reprends souvent mon chemin sans réponse, et j’attends un peu plus loin que la vitrine du magasin, qui s’était éclairée à mon arrivée, s’éteigne avec ses secrets.

Bassin des trois sirènes. Il est déjà trois heures du matin. Dans la journée, sur la place des Victoires, il y a des familles qui se promènent, des jongleurs, des artistes qui tapissent le sol à la craie de dessins éphémères, il y a des chiens qui courent, des jeunes qui fument des cigarettes, un vendeur de glaces. La nuit, il n’y a rien. La place est déserte, et le bord du bassin est le seul endroit qui donne envie de se promener, près de l’eau. Au bout du canal, il y a un endroit partiellement éclairé dont les murs anciennement jaunes sont recouverts de graffitis et d’affiches décollées par le vent. Il me semble que l’odeur qui plane ici est gorgée d’urine, bien que je n’aie jamais eu le courage d’uriner pendant plus de quinze jours, sans jamais nettoyer, sur un des murs de mon appartement, pour voir si l’odeur pourrait ressembler à celle-ci. Il faudrait tout de même plus de persévérance pour arriver ne serait-ce qu’au dixième d’une odeur aussi insoutenable, entretenue chaque soir par au moins vingt hommes complètement saouls qui viennent, depuis que le mur existe, y soulager leur vessie.

Un endroit pour pisser, même au milieu d’une ville, n’est jamais choisi par hasard. La proximité d’un lieu largement fréquenté comme la place des Victoires y est certainement pour quelque chose. Il suffit d’un dimanche bien arrosé, d’un petit garçon imprévoyant, d’un chien échappant à la vigilance de son maître absorbé par le jongleur ou tout simplement d’une envie pressante qui ne demande pas qu’on interrompe sa promenade pour aller se ruiner dans un bar. Je suppose aussi qu’un mur déjà maculé de pisse aide à prendre une soulageante décision, comme on dépose un sac d’ordures à côté d’un autre sac d’ordures, pour se donner bonne conscience et avoir l’impression de passer inaperçu. Et puis il y a les nuits, les cadavres de bouteilles. Sûr que ce mur sent la vie nocturne et que la plupart des urines déposées ici n’ont certainement vu le jour qu’une fois sèche.

Y a-t-il beaucoup de personnes comme moi qui, au lieu de pisser, prennent le temps de parcourir les petits mots laissés à l’inconnu ? Les affiches portent souvent des revendications politiques. Ils sont « tous pourris », ou « vendus », la société est en train de péricliter. Étant donnée la vieillesse des écrits, on peut bien croire aujourd’hui que notre société n’a pas subi les avatars qu’on nous prédisait. À moins que nous soyons en plein dedans. « Sauvons nos emplois », « La sécu, c’est mieux quand on l’a pas dans l’cul », « Noémie, pour toujours », « Maintenant que mon esprit est libre, je m’appliquerai à détruire mes anciennes opinions », « Bouge de là ».

Je pense à tous ceux qui ont écrit ici. Ils existent, forcément. Ils ont épuisé toutes les formes de communication possibles, ils ont erré dans les rues de la ville, ils se sont arrêtés plusieurs fois devant les vitrines de petites annonces pour y consulter les tarifs pratiqués, ils se sont assis au fond d’un bar à moitié vide fréquenté par des solitaires silencieux, comme eux, qui attendent qu’une belle demoiselle entre, pose son sac sur le comptoir, commande un petit verre de rouge, et chevauche le haut tabouret en se tournant vers eux avec un regard complice, comme dans les films américains. Et puis ils en ont eu marre d’attendre, ils ont quitté le bar sans saluer leurs compères, ils sont allés voir du côté du port si l’air qu’on y respire donne une quelconque inspiration, et puis, en longeant le bassin, ils ont eu envie de pisser, ils se sont dit que la solution était peut-être d’écrire un petit mot sur ce mur. Heureusement qu’ils ont toujours un marqueur noir dans leur poche, les hommes qui écrivent sur les murs.

« Je suce gratis. Appelle-moi. »

Voilà le genre de petit mot qui m’interpelle. Non que je veuille qu’on me fasse quoi que ce soit gratuitement, mais plutôt parce que je me demande souvent s’il y a vraiment des personnes qui les appellent, ceux-là. Et si l’annonce est périmée et que la personne ne le fait plus gratuitement ? On raccroche ? Je sais que la plupart des personnes qui pissent ici sont certainement des hommes, mais finalement, ce genre de phrases presque anonymes pourrait aussi bien être écrit par une femme. Et si une femme en vient à déposer une annonce sur un mur fréquenté par des ivrognes, c’est qu’elle a besoin d’aide. Il faut peut-être l’appeler, la rencontrer, lui donner envie d’aller voir un service social spécialisé, lui offrir un café, peut-être même une jolie fleur achetée rien que pour elle, et l’aider à retrouver un chemin plus proche de la dignité. Ce message ne serait alors rien d’autre qu’un appel au secours.

Allez, j’appelle.

PrécédentSuivant
Retour au sommaire

Share

Chapitre 1 – Vive la nature !

Je n’ai pas vraiment l’habitude de me retrouver dans des endroits glauques, mais alors là, ces vacances, c’était le pompon. Depuis plus de six mois, Hervé me tannait afin que je l’accompagne dans ce petit village naturiste, près de la côte. Il m’avait dit que c’était l’idéal pour se reposer, pour voir les autres sans l’a priori du vêtement qui, selon lui, masquait le véritable caractère des personnes que l’on rencontrait à droite et à gauche dans nos vies quotidiennes. Je ne sais plus trop comment il a réussi à me convaincre. Peut-être l’idée de rencontrer des personnes qui cultivaient un art de vivre que je ne connaissais pas, ou encore le besoin de me livrer tel que j’étais après ce si grand nombre d’échecs relationnels avec mes amis, mes parents, mes collègues, juste parce que j’avais décidé que personne ne pourrait lire dans mes pensées et que mon comportement, où que je sois, à n’importe quel moment, devait être surprenant, désagréable et impulsif. Ou peut-être n’était-ce que l’alléchante idée d’avoir peu de linge à laver en rentrant de vacances. Je ne sais plus. J’ai dit oui, et nous sommes partis début août, au plus chaud de la saison.

C’est sûr qu’avec des vacanciers qui se promènent dans leur plus simple appareil, on peut dire que les préjugés sont orientés autrement. Le premier jour, j’ai presque trouvé ça amusant. Nous nous sommes retrouvés au bar. Tout le monde était encore habillé. Une sorte d’animateur a ensuite organisé la cérémonie d’ouverture de la semaine. On ne pouvait passer de l’autre côté de la porte qu’après avoir abandonné tous les morceaux de tissu qui recouvraient nos peaux blanches de citadins intoxiqués. « Et maintenant, vous allez enlever vos chaussures et admirer vos pieds. Les marches à pied de nos villages n’useront pas vos souliers ! Ah, ah, ah ! ». Je crois que tout le monde a ri. Faut dire, c’était assez bien trouvé. Après, le roi Dagobert avait mis sa culotte à l’envers, alors il fallait qu’il l’enlève. Mouais. C’était moins drôle déjà. Puis les petites animations se sont enchaînées, jusqu’à ce que nous soyons tous en slip. Selon l’animateur, nous allions enfin réaliser l’objectif de tout homme abandonné sur la terre : nous faire pardonner le péché originel afin de retrouver notre vie tranquille et notre tenue d’Adam. « Je vous pardonne, mes enfants, car vous avez beaucoup travaillé et que vous méritez de bonnes vacances dans notre paradis ». C’est là qu’il a lancé le concours du plus beau costume d’Adam et Ève, et que tout le monde a enlevé ce qui lui restait. Quelle soirée ! Et quel séjour ! Si je m’attendais à un truc aussi glauque, sûr que je n’y aurais pas mis un orteil, et que j’aurais préféré user mes souliers en Ardèche avec mes cousins, même s’ils avaient mis leur culotte à l’envers et que leur objectif, c’était de se balader au milieu des sangliers au lieu de se faire pardonner je ne sais quel péché.

Encore, glander au bord de la piscine à poil, ça peut sembler logique, et ce n’est pas si choquant. Par contre, quand il faut aller chercher un verre au bar en passant devant les vieilles qui jouent au bridge à poil, c’est déjà moins logique. Et quand il faut aller à poil au tournoi de pétanque organisé le dimanche après-midi, là, ça devient carrément glauque, surtout quand le mistral souffle et que le temps n’est pas si clément envers les personnes qui ôtent le moindre chandail. Peut-être ne suis-je pas assez habitué à ce genre d’expérience, mais franchement, les spectateurs qui se gaussent parce que ma boule s’est minablement placée en-dehors du terrain, ben, je ne sais pas vraiment pourquoi, mais je trouve ça glauque. Et puis lorsqu’on commence à discuter à l’apéritif, instruments au vent, un verre de whisky à la main, avec une petite sacoche en bandoulière pour y mettre son argent, son briquet et son paquet de cigarettes, ben, je trouve ça glauque aussi. Et puis quand tout le monde se lance dans une « chenille qui redémarre », main dans la main, avec les attributs des uns et les attributs des unes qui suivent le mouvement cadencé de la danse, ben, je trouve ça glauque. Au petit déj’, dans la salle de projection, au self, à la soirée cubaine. Tous frisés ! Sans parler de la petite randonnée organisée pour voir l’aube en haut de la colline, avec nos petits sacs à dos. À poil ! Qu’est-ce que c’est glauque de voir trente randonneurs à poil avec juste un sac à dos et une casquette pour se protéger du soleil ! Il a bon dos l’esprit naturiste, mais je suis sûr que tout le monde scrute les attributs des uns et les attributs des unes dans le but de satisfaire l’esprit qui régit l’espèce humaine dans ce qu’elle a de plus pervers. Les regards à peine masqués puaient l’étonnement d’en voir une si petite, ou tordue. Impossible de parler à quelqu’un sans provoquer en moi une catastrophe ascensionnelle. Il fallait alors trouver un prétexte pour rejoindre sa chambre. Heureusement, je n’avais jamais de feu sur moi, et pour cause, je n’avais pas de sacoche en bandoulière. Manque d’expérience, sans doute. J’ai commencé à fuir les promenades dans le parc qui me conduisaient inéluctablement vers un groupe d’heureux naturistes qui testaient leurs attributs respectifs. Ils appellent ça un village naturiste, mais ce n’est rien d’autre qu’un immense club de rencontre où, comme dit Hervé, l’a priori du vêtement ne cache plus les intentions de chacun ! Au bout de trois jours, j’ai feint une insolation, et pendant le reste du séjour, je n’ai quitté ni ma chambre, ni mon énorme gilet en laine qui me recouvrait jusqu’aux genoux.

Depuis ces vacances mémorables, je me suis juré de ne plus jamais retourné dans un endroit aussi glauque, même si je pense, au fond de moi, que jamais un seul autre endroit au monde ne pourra égaler ce sinistre village.

Et pourtant…

Suivant
Retour au sommaire

Share