Meurtre à La Roche-Bernard – 02

Il était onze heures. Le Maire arrivait. Revigoré par son petit bain de foule et quelques gorgées de Muscat qu’il n’avait pas réussi à refuser, il passa dans le bureau de Martine pour la saluer. En lisant l’inquiétude sur son visage, il prit gentiment de ses nouvelles.

— Vous êtes toute pâle, Martine. Est-ce que tout va bien ?
— Oui, oui, Monsieur le Maire, tout va presque bien.

Le visage de Martine en pâlit deux fois plus. Le livre et la réalité se rejoignaient.

— Nous avons reçu quelque chose ce matin (Sa voix tremblait, elle avait l’air déjà de réciter ce qu’elle venait de lire, et s’en effrayait) qui demande que nous en parlions rapidement. Pardon. Immédiatement. (Elle tentait encore de changer quelques mots, mais une énergie folle l’obligeait à se corriger).
— Très bien, très bien. Vous n’aurez qu’à passer dans mon bureau d’ici une heure quand j’aurai fait le tour des services.

Et lui tendant le livre en lui montrant le titre, elle s’écria, d’un air apeuré :

— Je suis désolée d’insister, Monsieur le Maire, mais c’est une question de vie ou de mort.

Le Maire entra le premier dans son bureau et s’installa dans son large fauteuil. Martine, resta debout en tenant le livre dans ses deux bras croisés comme elle portait les parapheurs, attendant qu’elle soit invitée à présenter, rapidement, une sorte de résumé d’une à deux phrases maximum afin que le Maire ait un avis éclairé et, surtout, une fiable connaissance de tout ce qu’il s’apprêtait à signer presque aveuglément. Ce n’était qu’une petite mairie, mais les codes étaient les mêmes que dans les grandes : le Maire devait paraître affairé. Il n’avait pas le temps pour les broutilles, alors il signait n’importe quoi. C’était pour cela qu’il avait engagé des personnes de confiance. Voyant au comportement de sa fidèle secrétaire que la situation était quelque peu exceptionnelle, le Maire invita Martine à s’asseoir et à prendre un verre d’eau pour se remettre de ses émotions.

— Alors, Martine, qu’a-t-il de si important, ce livre ?
— Je… (Elle s’effondra presque)… Vous savez que ce n’est pas dans mes habitudes d’outrepasser mes fonctions… Depuis le temps que je travaille avec vous, je sais qu’il y a parfois des courriers personnels qui vous arrivent en mairie et souvent je ne lis que la première phrase et la formule de salutation pour être sûre qu’il n’y a là rien qui concerne directement les affaires de la ville.
— Soit, Martine, venez-en aux faits.
— Je suis arrivée tôt ce matin… Enfin, tôt… Comme un jeudi, quoi… Vous savez, c’est toujours difficile de circuler et de se garer, et il y a toujours cinq ou six personnes profitant de ce jour pour vous interpeler en public. Alors, on traîne, on voit pas passer l’heure, on est obligé d’être impoli avec certains et…
— S’il vous plaît, Martine, épargnez-moi quelques détails (Il expulsait déjà ce ton exaspéré de la puissance publique).

Cette deuxième interruption plongea Martine dans un de ces silences pesants qui précèdent l’aveu. Elle reprit son souffle, avala une gorgée d’eau et continua.

— Je voulais tester si ce que vous alliez me dire allait être ce que vous alliez me dire.

Le Maire avait le regard de celui qui ne comprend plus rien et il regrettait de laisser tant de temps à une personne qui semblait si troublée qu’il voyait déjà se pointer la nécessité d’une visite à la médecine du travail.

— Nous avons reçu ce livre ce matin. Il vous est dédicacé. J’ai commencé à parcourir les premières pages. C’est troublant, saisissant, même, parce que le début raconte avec précision les quelques minutes que j’ai passées avant d’arriver en mairie et d’y trouver le livre. Oh, bien sûr, il n’y a pas de nom, mais, voyez-vous, dès le premier paragraphe, on peut lire (Elle rouvrit le livre à la première page) : « La secrétaire du Maire arriva, comme tous les jeudis,… ». (Elle lisait seulement les débuts de phrases, avançait, feuilletait). Vous même, enfin, ce n’est qu’un « Monsieur le Maire », parmi d’autres, je vous l’accorde, mais ce Maire arrive à onze heures, passe dans le bureau de la secrétaire, et (Sa voix se remit à trembler), regardez ce qui est marqué là.

Le maire prit le livre et lut à haute voix le paragraphe que Martine lui désignait :

— « Et le Maire prit le livre et lut à haute voix le paragraphe que sa secrétaire lui désignait ».

Un rire gigantesque envahit sa poitrine.

— Mouhahaha ! Excellent ! C’est sans conteste ce qui vient de se passer. (Il feuilleta une page en amont et lut à nouveau en riant). « Vous êtes toute pâle ». Excellent ! C’est exactement ce que je vous ai dit en arrivant. (Il la regarda avec un air complice). Il faut dire que vous étiez toute pâle, Martine ! « Vous n’aurez qu’à passer quand j’aurai fait le tour des services ». Mouhahaha ! Que c’est précis et bien vu. Mais ça colle parfaitement à la réalité ! Comment est-ce possible ? (Il regarda autour de lui, amusé). Sommes-nous sur écoute, en direct sur la chaîne publique de la République des Lettres ?

Il reposa le livre en s’essuyant une larme de bonheur. L’ivresse du Muscat agissait encore. Il avait ce teint rouge de ceux qui n’osent pas dire qu’ils n’abusent pas vraiment de l’alcool, mais qu’il y a toujours un verre de quelque chose de temps en temps, tout au long de la journée.

— Allons, allons, Martine, je ne vois pas ce qui vous inquiète. C’est drôle de trouver tout cela. Quelle merveille ! Contactons cette personne qui écrit si fidèlement la réalité. Êtes-vous allée jusqu’au bout ? J’ai hâte de savoir ce qu’il va se passer dans ma vie aujourd’hui. Allons-nous avoir ce fameux financement du Conseil Général qui nous permettra enfin d’aménager les bords du fleuve pour que les promeneurs puissent s’y rendre été comme hiver ? Parce que, vous savez, c’est aujourd’hui qu’ils doivent nous adresser une réponse. Le Conseil Général nous a dit que c’était en bonne voie. (Il tourna le livre dans tous les sens, parcourut rapidement la quatrième de couverture). « Une secrétaire de mairie découvre un livre…. ». (Il riait, feuilletait au hasard sans réellement porter attention au contenu, cherchant tout de même sans se l’avouer une allusion au financement dont il venait de parler). Mouhahaha ! Écoutez ça : « Déjà, sa vigilance ne cherchait plus que le croustillant détail qui le mettait face au plus beau canular qu’on ait pu lui offrir de toute sa vie de Maire ». C’est tout à fait vrai ! Il continuait sa lecture : « Son enthousiasme retomba presque instantanément lorsqu’il s’aperçut qu’il en avait oublié sa fidèle secrétaire qui, loin de partager son hystérique excitation, ne faisait plus que se (Il ralentissait sa lecture en observant Martine) triturer le bout des doigts ».

Il s’arrêta. Martine semblait être ailleurs. Elle se triturait en effet le bout des doigts, nerveusement. Soudainement apaisé, il lui dit :

— Enfin, Martine, qu’est-ce qui vous inquiète tant ?

Elle lui répondit, effarée :

— LE TITRE ? AVEZ-VOUS SEULEMENT LU LE TITRE ?
— Ah oui, suis-je bête… le titre… c’est important le titre… (Il consultait la couverture)… Ah, je… Eh oui, ça aussi, ça a l’air précis… Et, donc, Martine, vous semblez avoir lu ce livre un peu plus loin que moi. De quoi s’agit-il exactement ?
— À vrai dire, Monsieur le Maire, je n’ai pas vraiment besoin d’en savoir davantage.

Et elle se leva pensant qu’il était sans doute temps de mettre en application ce qu’elle avait lu en formation concernant les droits et devoirs du fonctionnaire qui pouvait, à tout moment, considérer qu’un ordre qu’il recevait allait à l’encontre de la sécurité des personnes, la sienne, celle des autres, voire pour des questions d’éthique (jamais politiques, bien sûr, à cause du « devoir de réserve »). C’était le droit de « retrait ». C’était le jour où elle allait le mettre en application. Sa détermination s’était peu à peu construite et elle venait de faire son choix.

Quoi qu’il ordonne, je prends mes cliques et mes claques, et je me mets en arrêt maladie.

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Meurtre à La Roche-Bernard – 01

C’était un jeudi comme de nombreux jeudis d’été dans notre belle commune de La Roche-Bernard. Dès cinq heures du matin, des camions de marchands s’étaient installés sur la place principale entourant bientôt l’église de leur plus beau stand de produits locaux. La réputation de ce grand marché dépassait de beaucoup les limites administratives de l’un des plus petits chefs-lieux de canton de France, la plus petite commune du Morbihan, comptant ses quelques sept cents âmes, logées sur quarante-deux hectares de terrain. Il était depuis longtemps le plus grand marché de la région. On voyait encore sur quelques cartes postales anciennes ce qu’avait été l’effervescence de ce rendez-vous hebdomadaire, ce grand Marché aux porcs où l’on trouvait, à l’époque, de la bonne bête vivante, avec, en plus des cochons dont on savait tirer toute la substance, de la volaille et tous les produits qui l’accompagnent : œufs, beurre, lait, fromage. Même si la vente, surtout des animaux vivants, était devenue au fil du temps plus discrète, on n’avait pas perdu certaines traditions avec, parmi elles, les petits camions de crêpiers où l’on venait se régaler d’une ou deux galettes bien garnies, parfois même d’une saucisse ou d’une andouillette dont on ne trouvait pas les saveurs ailleurs que sur le marché. Et tout le monde se réjouissait en voyant le ciel se dégager des brumes matinales : ça allait être une belle journée, et en ce joli mois d’août, on allait voir venir, en plus des fidèles clients, de très nombreux touristes.

C’était lors de ces journées que le marché s’étendait au plus large dans toutes les rues du bourg. Le centre restait occupé par ce qu’il y avait de constant (fruits, légumes, fromages, etc), mais l’été, on voyait s’installer des sortes de nouveaux commerçants, quelques stands où l’on trouvait toutes sortes de babioles bon marché, des sacs, des bagues, des montres, des bracelets, mais aussi des calebasses, des portemonnaies, des casquettes, des flûtes en tout genre, des ponchos, des produits nature-bio-étiquettes-vertes. Même parfois, des sandales en cuir dites artisanales. À chaque coin de rue, on entendait de la musique. Chacun déambulait dans les rues avec la fierté d’avoir su conserver une tradition locale tout en s’adaptant aux réalités du tourisme. Les petits producteurs du coin venaient là écouler leur stock, avec une drôle de politique tarifaire, plus cher pour les « touristes », mais surtout, moins cher pour les personnes dont on connaissait le prénom, l’âge, et le prénom des enfants, et chez qui on allait parfois passer une soirée ou deux, souvent en plein hiver.

La secrétaire du Maire savait que le jeudi était toujours un jour particulier et qu’elle avait beau prévoir de partir en avance, elle arriverait, comme d’habitude, un peu en retard. Elle avait de cela maintenant une expérience telle qu’elle avait appris à ne pas se presser. Elle aurait, de toute façon, quelque difficulté à circuler, puis à se garer, et elle rencontrerait quelques connaissances qui allaient profiter de l’occasion pour venir lui parler, comme si elle ne travaillait jamais les autres jours de la semaine, apparaissant en plein jour, tout à coup supposée plus accessible.

Elle arriva à son bureau, en retard donc, passé 10h30, heureuse comme elle se sentait toujours d’être l’une des premières à son poste dans la petite mairie, s’attelant à ce qu’elle faisait systématiquement en premier après avoir vérifié le degré d’humidité de quelques plantes en pot : déballer le courrier. Il y avait là, toujours, de nombreux documents qu’elle avait la charge de trier pour bien les distribuer dans tous les services. Aussi, évidemment, des documents qu’elle garderait, comme quelque prospectus, annonce publicitaire qu’on ne manquait pas d’adresser aux mairies dans l’espoir parfois de devenir client ou de remporter un prochain marché public. Elle passait donc en revue, scrupuleusement, tout ce qui sortait de chaque enveloppe, et son attention fut capturée par un envoi plus rare : un livre, bien emballé, avec sur la première page, une aimable dédicace. « À Monsieur le Maire, avec toutes mes amitiés », suivie d’une signature comme seuls savent le faire les écrivains et les docteurs, indéchiffrable. Martine se mit joyeusement à en parcourir les premières pages, avec cette curieuse distraction qui lui fit penser : « Voilà qui va me changer des factures et des rapports du PLU, du PLA ou de je-ne-sais-plus-quoi de trois à cinq lettres qu’il faut toujours avoir en mémoire parce qu’il faut ensuite classer tout ça dans la case urgent ou dans la case ça peut attendre que le Maire n’ait plus rien d’autre à faire.

Dès le premier chapitre, ce fut la sidération. À quelques détails près, Martine revivait tout ce qui avait précédé son arrivée à la mairie, sa difficulté pour circuler, puis pour se garer, son absence totale d’inquiétude en lien avec ses quelques minutes de retard, la découverte du livre, le début de sa lecture, et comme un coup de foudre, le présent, l’étonnement, presque le saisissement, au moment où elle réalisa qu’elle regardait ce livre comme elle aurait été face à un miroir, se mettant presque machinalement à trembler. « C’est moi, c’est entièrement moi. C’est moi maintenant comme c’était moi il y a un quart d’heure. Et si je tourne la page, ce sera moi encore, ayant tourné la page. Et si je saute des pages ? Moi dans un quart d’heure, demain, dans trois jours, dans six mois !!! ». Elle regarda à nouveau le titre et sa bouche expulsa un hurlement sinistre, entrecoupé d’une toux rauque l’étouffant au point qu’elle plongea dans son sac pour y saisir son kit d’urgence : un spray de Salbutamol dont elle s’aspergea le fond de gorge les yeux écarquillés avant de retrouver ses esprits. Elle se mit à courir à travers le long couloir qui séparait son bureau de celui du Maire. Elle hurlait.

— Monsieur le Maire ! Monsieur le Maire ! Au secours ! Monsieur le Maire ! Monsieur le Maire ! Au secours ! Au secours ! AU SECOURS !

La porte du bureau du Maire était fermée. Elle prit seulement conscience que personne n’était encore arrivé et qu’elle était seule dans l’établissement. Le Maire profitait des grands jours de marché pour aller redorer le blason de sa popularité. Si tous les commerçants venus sur les places n’étaient pas forcément ceux qui votaient dans cette ville, il savait que les clients aimaient le voir déambuler dans les rues, avalant un radis, un morceau de fromage, parfois même un quartier de pomme. Il ne refusait jamais un petit verre de quelque chose, de vin doux, de vin fort, d’alcool maison, se laissant aller à quelque ivresse lorsque l’ambiance devenait sympathique, et finissant toujours au Relais où l’on savait à quelle heure on pouvait venir offrir un pot au Maire lorsqu’on avait quelque chose de précis à négocier.

Martine revint à son poste en essayant de s’occuper avec d’autres courriers, mais le livre, comme un aimant, avait sur elle une forme d’attraction qu’elle n’avait connue qu’à l’âge de huit ans quand elle avait vu pour la première fois la flamme gigantesque du feu de cheminée que ses parents avaient fait dans un chalet qu’ils avaient loué une semaine à Chamonix. Elle entendait encore la voix prévenante de son père. « Martine, ne touche pas la flamme. Tu vas te brûler très fort et nous allons être obligés de t’emmener à l’hôpital ». Elle n’avait jamais vu des couleurs crépiter. La flamme était devenue fascinante et de la même manière, le livre, à son tour, devenait une tentation folle. Elle l’ouvrit là où elle l’avait laissé. Ses yeux n’allaient plus s’en égarer. Elle revivait ses moments d’angoisse, ses hurlements dans les couloirs de la mairie, son retour, ses tentations et le souvenir de son enfance. La flamme était là. Tout y était. Il fallait maintenant qu’elle sache ce qui allait se passer. Elle se mit à lire et à penser en même temps, frénétiquement.

Monsieur le Maire va arriver à onze heures. Il va passer dans mon bureau pour me saluer. Un peu aviné, joyeux, il va remarquer que je suis pâle comme une morte et me demander si tout va bien. Avec ma voix tremblante, je vais lui répondre que oui, oui, tout va presque bien, mais que j’ai reçu quelque chose ce matin qui demande qu’on en parle immédiatement. Il va me répondre que je n’aurai qu’à passer dans une heure quand il aura fini son petit tour des bureaux, mais mon effroi va s’imposer. Je vais lui tendre le livre en lui montrant le titre et en lui disant d’un air apeuré : « Je suis désolée d’insister, Monsieur le Maire, mais c’est une question de vie ou de mort ».

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Meurtre à La Roche-Bernard by Oliver Rych, dès demain on ze WEB

Toute la semaine prochaine, à la mode ancienne d’un épisode par jour, vous vivrez, en direct, la révélation de la deuxième nouvelle qui composera, avec Chiquito et peut-être encore une autre, le futur recueil intitulé « Nouvelles Rochoises », écrites à La Roche-Bernard, en pensant à La Roche-Bernard, ou pour les habitants de La Roche-Bernard.

Si peu d’entre vous savent qui est Chiquito ou qui sont les Rochois, au moins, le titre de cette deuxième nouvelle aura le mérite d’être clair et de mettre tout le monde d’accord.

** REGARD MENAÇANT, MUSCLES TENDUS, REVOLVER POINTÉ **

— EST-CE QUE C’EST CLAIR ?

****

Meurtre à La Roche-Bernard.
Dès demain sur le WEB.

@RYCHOLIVER.ORG AVRIL 2019

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[DIRECT LIVE] – 009

N’en soyons plus à la phase mais de quoi parle-t-il, exactement. De qui parle-t-il ? Tout est limpide. Tournez la tête à droite et à gauche. Tout ce qui nous entoure. Au sein même de l’État. Le nôtre. La hiérarchie qui cherche encore à s’imposer. Fin de race. Et mon pouvoir et mes privilèges. Je décide. Ou quand je peux le faire, je le fais à ma manière, sans consulter les personnes concernées, encore moins les personnes officielles. Je préfère le micro détournement. Dire oui en face et non derrière. Devant le petit peuple que je gouverne, je fais passer mes supérieurs pour des incompétents. Tout le monde est content. Ça rit dans les couloirs. Et moi, je ne suis responsable de rien, en façade, alors que tout repose sur moi. Je suis un chef au XXIème siècle, avec le « très cordialement » en signature automatique, tout en montrant l’infamie de ce que je régule à chaque étape. Vous trouverez ci-joint. Et nous voilà avalant les couleuvres, la crise du budget, les raisons de sécurité. Ne sciez pas la branche sur laquelle vous êtes assis. Faites-moi confiance. Je suis le seul qui pourra vous défendre. Et le jour où ça arrive, personne. Je n’ai rien pu faire. Même pas une réponse. Rien. Alors, il a décidé de prendre le taureau par les cornes. Tu ne veux pas m’écouter ? Tu ne veux pas prendre la peine de lire mes revendications ? Les voilà distribuer dans les jardins, sur les bancs publics, de la main à la main. C’est gratuit. Bientôt vous verrez en fleurir partout, et on se demandera toujours ce que ça fait là. De quel droit ose-t-il ? Et bien oui, il ose. C’est maintenant qu’on développe les sujets un à un, sous la forme d’un roman.

Chapitre 1 : la destitution

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[DIRECT LIVE] – 008

Je ne dois pas sous-estimer l’impact de toutes ces impressions sur le quotidien même de l’écriture. Tout au long de ces quatre dernières années, j’ai lâché quelques affaires courantes pour m’occuper du terrain que j’ai voulu avant tout expérimental au sens où tout allait servir pour tout, de mon travail salarié à mon travail personnel, de la famille aux personnes les plus éloignées. Je n’avais d’abord pas trop cru au fait que la notion de « classe sociale » était à ce point constitutive de notre société contemporaine. Je n’évoque pas là le XXIème siècle dans lequel nous sommes entrés, mais l’ère qui nous contient depuis le début de notre histoire, traversant nos Empires et nos Républiques consécutives. Notre contemporanéité est bien plus étendue que ce que nous admettons spontanément. Aussi, ce qui s’est institué au fur et à mesure des siècles apparaît au grand jour par vagues déferlantes. C’est si puissant que nous refusons de le prendre en compte, parce que ce serait aussi s’autoriser le droit de s’y opposer ou de le renverser. Notre instinct de survie se contente de nos petites réalisations, à notre échelle. Savoir que nous entretenons par là quelque élément que nous dénoncerions ailleurs est trop difficile à accepter. Nous nous gouvernons et nous nous orientons. En somme, nous nous dirigeons. Et tout cela s’institue dès le début, lorsqu’on inscrit « père ouvrier, mère au foyer » dans une fiche de renseignements à l’école, qu’on montre nos fringues, qu’on parle de nos soirées, de nos vacances, puis de ce que l’on fera plus tard. J’en avais sans doute l’intuition depuis quelques règles qu’on m’avait enseignées. Quelques lectures m’avaient aussi orienté, et le terrain, ensuite, l’expérience des portes qui ne s’ouvrent jamais avec cet admirable lien entre un être qui n’en réclame jamais assez (à part pour lui-même) et d’autres qui, de toute façon, ont décidé que leur lieu d’entre soi serait inaccessible, mettant à l’œuvre un savant tri sélectif dans toute la chaîne humaine. Beaucoup d’étapes m’ont permis de mieux le comprendre, par l’étude, d’abord, de la langue, la langue qui identifie (y compris à l’écoute de notre accent ou plutôt de notre ton), la langue qui sélectionne, la langue qui rejette, quel que soit le milieu, avec un rôle particulier pour celle qui se donne le pouvoir de dire non, pas droit, pas bon, pas pris. Puis, ce fut à travers ma progression, devenant docteur des âmes, en décalage avec grand nombre de mes collègues puisque je n’opère pas ce fameux tri. Chacun aurait sa chance, son temps, le choix, et avec ces enfants en cours de destruction à l’intérieur même d’une classe sociale qui ne sera jamais la mienne, je soigne, en tout premier lieu, mais j’étudie aussi les symptômes qui se révèlent dans ce laboratoire que je me suis offert en détournant par les mots l’objet d’une tout autre application politique.

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[DIRECT LIVE] – 007

Face au marasme administratif que nous avons créé, amplifié par deux phénomènes conjointement et savamment orchestrés (la dématérialisation du lien humain par l’emploi systématique du mail et la création de forteresses de plus en plus éloignées des problématiques du terrain), il est bon de retrouver le sourire d’un bambin, le remerciement d’un parent, le bonheur tel qu’il devrait être, en fait, tel qu’il est mais tel que nous l’ignorons à force de vouloir mettre chaque individu dans une case, lui donner une valeur économique, supposer qu’il est simple de régler le flux humain à coups de missive organisationnelle, « vous trouverez ci-joint », « cordialement ». Ainsi tombent du ciel de nouveaux règlements, la prise de décision nous échappe. Tentez d’entrer par n’importe quelle porte, on vous répondra : « voyez avec votre Manager ». Sauf que le Manager n’est plus, du moins dans nos services publics, qu’un forwardeur de mails (et le mot est volontaire laid — j’avais d’abord pensé transféreur, mais puisque nous en sommes à salir le texte pour salir la fonction, autant choisir des deux le mot le plus difficile à prononcer). On lui a laissé quelques manettes afin qu’il se sente surpuissant (la sécurité, par exemple, et l’établissement d’avis ou de rapports permettant à des semi-robots de dire « oui » ou « non » en moins de trente secondes), mais le jour où vous le croisez dans le couloir ou, si vous avez de la chance, dans son bureau, il coupe la conversation à plusieurs reprises parce qu’il regarde les mails défiler sur son écran, s’excuse parce qu’il faut qu’il réponde, et à votre question, il n’a qu’une seule réponse : « je ne sais pas ». On ne lui a pas répondu. Il ne gère plus l’autonomie de son service. Ça l’énerve. Il s’énerve. Et le premier qui moufte en prend directement plein la gueule. Je sais que j’ai déjà été plus aimable avec leur permanent aveu d’incapacité. J’avais même décidé, un temps, de ne plus évoquer le sujet, mais c’est trop grave, aujourd’hui. Trop grave de se rendre compte qu’on autodétruit les leviers de la démocratie. Comme à l’usine, désormais, alors que nous pensions, au contraire, que nos avancées significatives sur le terrain aideraient les travailleurs maltraités à s’émanciper. Nous aussi, nous allons bientôt pointer. Pas plus tard qu’hier, une Manageuse m’a dit que je dépassais mon temps alloué. Bientôt la grille devant le droit de vivre. En quoi cela regarde un programme informatique ou une ligne budgétaire que je choisisse d’en faire plus au sein même des institutions pour développer le parcours émancipateur de nos concitoyens ? On ne frappe pas à ma porte par hasard. Ce serait banal de le penser. Ce serait imaginer que je suis le fruit de la chance, comme si l’humanité s’était élevée juste parce qu’un jour elle avait trouvé le manuel d’un meilleur savoir-être. Moi aussi, j’ai frappé à des portes. Je l’ai fait auprès de toutes celles et tous ceux qui m’entouraient, et je continue à le faire. On ressent un besoin et on l’exprime. Il se traduit peut-être naïvement au début de la vie par un « je préfère la purée aux haricots verts », mais c’est ensuite « je préfère les mathématiques », que les gens ne meurent ni d’un meurtre ni d’une guerre, que l’écart entre nos salaires, nos droits, ne soit pas aussi important. On appelle ça « l’opinion ». C’est notre journal de bord. Chaque matin, j’acquiesce ou je m’insurge, je transporte ces ressentis, je les plonge dans les rêves. Ils s’établissent, ils se développent, ils me nourrissent. Bien sûr qu’eux aussi construisent chaque jour une politique durable.

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[DIRECT LIVE] – 006

L’idée de l’hôpital psychiatrique n’est pas venue par hasard. C’est une construction, une métaphore. Il me fallait un espace clos en pleine urbanité, là où partout nous trouvons voies bétonnées, arbres bétonnés, en travaux. On adapte, on raccorde, on décore, on pousse, on détruit, on change. On passe et on ne reconnaît plus. Le silence n’existe plus. Que dans quelques lieux, comme celui-ci. Les murs sont silencieux. Les patients viennent un par un. Pour quoi faire, si ce n’est pour être soignés ? Leur corps dit : « sauve-moi de cette engrenage », comme celui-ci, dix-huit ans, il tremble, il rit hystériquement, il s’affale sur une chaise, et on pourrait lui dire d’attendre, il attendrait, on pourrait lui dire de partir, il partirait. Je n’avais jamais pensé qu’en les soignant, je les aidais. Qu’ils venaient chercher un secours. Dans des familles lourdement atteintes, depuis des décennies où l’on confond les âges. On parle à un enfant de huit ans comme à un adulte. Mais moi j’entends : « Je suis un enfant, pas un adulte. J’aime les jeux pour enfants ». Surtout à sept huit ans. Et les livres pour enfants. Pas ceux qui te disent que le petit Gaspard du CE2 rigole parce qu’il a vu la maîtresse tomber de sa chaise. Ceux qui parlent vraiment d’eux. De leur désir permanent de rester dans leur monde, ludique et créatif. Celui où ils s’allongent une heure attendant l’arc-en-ciel. Je me suis demandé si révéler leur prénom serait les trahir, mais après tout, comment serait-ce possible puisqu’ils sont tout pour moi au moment où je m’occupe d’eux, parfois plus tard dans la soirée, parfois le lendemain. Je continue à les aider entre deux séances. C’est le travail, qui continue, le travail qu’ils appellent de leur vœu. Aussi, je leur dois tant que je vous dirai tout. Qu’eux aussi, m’ont aidé.

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[DIRECT LIVE] – 005

J’aimerais revenir sur le moyen qu’a la télé d’envahir nos espaces de création (oui, notre corps, car je ne connais aucune autre source que notre corps). C’est un peu comme le football, ou ces manifestations massives dites populaires. On a beau ne pas s’y intéresser, on finit toujours par en entendre parler et ça devient « le » sujet du moment. Vous me direz : tu n’as qu’à pas regarder, ni ce qui en fait mention, ni ce que cela véhicule, mais comment faire ? Ouvrez une fenêtre sur l’irréel et vous êtes bombardés de pop-ups. Plus qu’à n’ouvrir que des livres, à devenir asocial, à ne plus faire qu’écrire, mais encore une fois, je ne me satisfais pas de cette situation, car quand je ressens cette impression de « bombardement », je repense naturellement à l’état de guerre qui nous habite, et c’est bien là qu’il faudra également installer une base arrière, sous les bombes, redonner un sens aux images qu’on nous projette. En voilà une qui fait le tour des réseaux, pour les propos indignes énoncés par la personne soi-disant supérieure à tout citoyen de notre territoire protégé par les frontières et les lois, nommé : l’irresponsable. Il est vrai que ce qu’il dit est vulgaire, mais que voit-on sur ces images : il est en bras de chemise, il y a des bouteilles d’eau sur la table à côté des dossiers, il parle dans le vide, il se parle à lui-même, c’est un grand aliéné. Comme le directeur, ne nous en occupons plus, et avec la télé, laissons tout cela sur le trottoir. Nos vies valent plus que leurs profits. Incommensurablement plus. Et malgré cela, nous continuons de les dévaluer. Nous serions de moindre importance. Entre eux et nous, si nous avions le choix, seuls eux seraient sauvés, car si l’irresponsable meurt, c’est un drame national, alors que si c’est moi, c’est seulement un drame familial.

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[DIRECT LIVE] – 004

Le titre, je l’ai voulu révélateur. C’est l’anglo-saxon qui domine les échanges internationaux, et si l’on considère que j’entre toujours en action littéraire comme on entre en combat (puisque c’est la guerre encore), l’option me semble nécessaire. Le vivant en direct aurait sans doute moins d’impact. La vie en direct ferait penser à un reportage animalier. Direct live, ça fait caméra pointée sur le fait réel, sur l’événement. Oui, même si vous lisez ça dans un millénaire, vous y trouverez la vie comme elle est, c’est-à-dire avant tout pensée, conscience de ce que nous sommes actuellement. Je n’ai jamais rêvé d’être autre chose, une réalité. Ce fait-là sera discuté de nombreuses pages, car je prévois un long métrage. Ça commence dans un couloir. Le directeur déprimé me salue pour la seconde fois de la journée (il est de ceux qui ne me voient pas ou qui pensent qu’ils m’ont peut-être vu, mais ils ne se souviennent pas quand). Je pourrais m’inquiéter de ce qui le rend si affairé. Sorti de son bureau, il ne sait pas trop comment faire. Il tourne en rond, ouvre des portes au hasard. Il dit qu’il est chez lui et c’est en partie vrai. Il est comme chez lui, sauf qu’ici il porte un joli costume et qu’à la maison il se balade en slip. Je n’ai jamais vu ça et ça m’intéresse assez peu. La vie des privilégiés est finalement assez ennuyeuse. Aussi, je n’en parlerai plus. Il a fait son temps. Maintenant, des sujets bien plus graves doivent être traités. C’est l’urgence du calendrier. Dans quelques semaines, tout se décidera. Et je le sais déjà : il ne sera pas du voyage. C’est un peu comme la télé. Un jour, je l’ai laissée sur le trottoir. Oh, elle fonctionnait très bien, sauf que je passais suffisamment de temps devant, un peu systématiquement, pour me dire que j’avais autre chose à faire que de choisir entre la une et la trois (à l’époque, il y en avait six dont une chaîne cryptée — voilà qui est bien excitant : la crypte). Je ne pouvais plus lire à cause de la télé. Ces organes grâce auxquels je devais sortir (voir supra) recevaient de quoi m’enfouir dans l’inaction. Je l’entends encore cette inaction. Elle est très puissante en fin de journée, lorsqu’une masse très impressionnante d’êtres humains s’autorisent à s’installer tranquillement, soit un verre à la main, soit pour distraire la conception du repas familial, soit pour se reposer, soi-disant, la journée fut longue, je suis sous pression, mon patron ceci et ma collègue cela, et les grèves et mon rendez-vous chez le pédiatre. Même sur les réseaux sociaux dits dominants, on le sent. Les hashtags qui l’emportent sont des relais de ce qui se passe à la télé, du foot à l’émission politique, « merveilleux », « quel connard », le reportage en trois dimensions, le compte-rendu de l’apathie. Tout retombe. Les masses ne font plus rien. Elles ne créent plus. Elles argumentent leur émotion passive d’une photo de chat qui s’ennuie également et qui vient vérifier s’il n’y a pas quelque chose à grignoter du côté du carton à pizza. Tout cela se voudrait commenter la réalité alors que l’absence de contenu fait se lever un silence aberrant. Dans ces moments se pose la question de ce qui se passe vraiment. Dois-je regarder tout cela exister ? Mon œil a-t-il besoin de cela pour sortir ? Est-ce encore une tentative d’intrusion ? Je suis à nouveau comme j’étais le matin dans la cour de récré. « T’as vu le film hier ? ». Euh, non… Et je ne suis pas au courant de telle ou telle catastrophe. Je ne sais pas non plus qui est telle personne ou telle autre, je ne connais pas leur nom ni ne sais à quoi elles ressemblent. Je pourrais les croiser dans la rue sans me rendre compte de leur célébrité. Ce qui fait le buzz en moi est ce qui fait le buzz autour de moi, dans mon entourage direct, au sein d’un cercle d’amitié, familial ou dans mon environnement de travail. J’ai déjà beaucoup à faire de ce côté-là de la vie. Oui, ça m’occupe beaucoup et je ne m’ennuie pas. Je suis même loin de pouvoir me consacrer à tout ce que j’aimerais faire, même si, j’en ai conscience, je fais partie de ce groupe de personnes (un clan peut-être) qui s’est organisé pour se donner le temps de penser et de créer. Ce n’était pas donné. Il a fallu se battre pour l’obtenir. Autonomie financière dès le plus jeune âge. Lieu de réel repos aux moments essentiels. Je l’ai payé. Comme on me l’avait dit lorsque j’étais plus jeune : tu ne refuses rien lorsqu’il s’agit du travail. Tout cela a payé. Ce n’est pas Byzance tous les ans, mais je dois cette autonomie aux personnes qui ont pris en charge mon éducation, mère et père compris.

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[DIRECT LIVE] – 003

Je dois tout de même me méfier un peu de tout ce qui va se passer ces prochaines années. J’entends que nous ne sommes pas — nous, humanité (j’entends aussi « civilisation ») — tout à fait en paix. Et comme toujours en temps de guerre (finalement, depuis sans doute le début de notre ère contemporaine), des clans se forment et s’opposent, les uns cherchant à anéantir les autres. Ils n’ont pas forcément conscience qu’ils le font, ou même qu’ils font clan. Liés par la parole ou le regard (les mieux organisés ont des manifestes ou des contrats d’adhésion), ils adoptent un comportement vis à vis d’autrui, ça commence par le voisin, le collègue, le commerçant du coin, ça se confond en famille avec le petit dernier ou la copine du grand, ça s’alimente sur le temps du travail et le temps du loisir (si on considère la télé comme un loisir), et là aussi, ça agit. On crée un microcosme, un réseau d’influence. Derrière, le mot annihiler. Il est terriblement efficace. Je sauve la peau d’un des miens sinon on le tuera. C’est comme ça. Ensuite, il me sauvera. C’est comme ça. Aucune loi ne mentionne ce fonctionnement. Je le vois tous les jours autour de moi. Des êtres a priori sans haine ouvertement affichée. Ils ne veulent pas d’un mode de fonctionnement collectivement démocratique. Ils adoptent l’air surpris lorsque je leur signifie que c’est pourtant la seule manière de mettre fin à ces débordements. En dehors du cadre, tout n’est que fabulation et désordre. Des paroles en souffrance s’expriment : « Comment pourrais-je avoir confiance ? Et puis il y a l’autre, là, qui est un connard, et puis l’autre, un fourbe ». Et ça continue. C’est une tentative de sabordement pour que le système des clans perdure. Alors je pose la question : Qui sont les taupes ?

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