Chapitre 1 : Accident domestique

Grimont, petit village de la Somme. Coin tranquille où il ne se passe pas plus de choses en un an qu’il ne s’en passe en une heure dans tout autre village du monde entier. Ici, une seule petite maison a des volets rouges, une seule petite maison possède un garage d’où une vieille Visa toute rouillée par l’humidité ne sortira certainement jamais, une seule petite maison reste timidement encastrée entre deux hangars désaffectés qui ôtent tout espoir à toute plantation du jardin de revoir un jour la lumière du soleil, une seule petite maison, enfin, crache inlassablement, à l’aide d’une cheminée en pierre brande-ballante, quelle que soit la période de l’année, une fumée légèrement noircie, rappelant aux passants qui s’attarderaient à la regarder, qu’ici le temps n’a pas vraiment d’importance. Deux pièces, une cuisine, pas d’étage, un papier-peint révolutionnaire qui vieillit moins vite que ses propriétaires, deux fauteuils confortables, une table, quatre chaises, un vaisselier de famille, une vieille machine à coudre, et le tic-tac d’une horloge mécanique posée au-dessus d’un poêle en fonte en perpétuel fonctionnement.

Norbert a trente ans, mais il en fait cinquante. Parce qu’il a déjà le cheveu gris et cet air abattu des ouvriers qui travaillent toujours au-delà de leurs limites. Courbé sur sa table, il positionne consciencieusement les minuscules éléments d’un puzzle de trois mille pièces. Ah ! Norbert et ses puzzles ! Il les expose comme des œuvres d’art, les tapissant tout autour de la pièce. Il faut dire que sa méthode, connue du village tout entier, l’autorise à cet excès apparent de fierté. Il reconstitue toutes les reproductions sans modèle. Il demande juste à sa femme s’il s’agit d’un paysage ou d’un portrait et il se lance. Ainsi, il a l’impression que le Mont St Michel et la Joconde surgissent de son imagination, qu’il a construit la Tour Eiffel et la cathédrale de Chartres, qu’il possède mille bateaux et autres voitures de collection et qu’il a voyagé à travers le monde, créant la muraille de Chine et l’acropole d’Athènes. Une fois son puzzle achevé, il vérifie que son travail est parfaitement identique à l’image de la boîte. Une loupe est parfois nécessaire pour vérifier quelques détails. Enfin, Norbert passe à la seconde étape où chaque pièce est minutieusement enlevée, et collée sur un autre support. Une pièce, puis une autre. Une goutte de moins de deux millimètres, bien au centre pour éviter que ça bave. Et il attend, en pressant légèrement avec le pouce, que la pièce soit collée pour l’éternité.

Et pendant ce temps-là, de l’autre côté du salon, sa femme repasse tranquillement. Un paisible et habituel dimanche chez Norbert et Simone.

“Oh, c’est pas vrai que j’ai encore fait un mauvais pli à ma robe ! Tu vas voir que je vais pas réussir à la ravoir pour ce soir !”

Ce soir, Norbert et Simone sont invités chez leurs amis. Un dimanche sur deux, les deux couples s’échangent les invitations et jouent pendant quelques heures à ce qu’ils appellent la belote amicale, une variante de la “belote des bons potes”. Pas d’argent en jeu, pas de défi, et le couple gagnant annonce, dans l’éclat d’un rire général : “Et re-belote, on a encore perdu !” Car ces amis, qui s’étaient rencontrés lors du noël des petits Éthiopiens, avaient inventé, lors de cette soirée mémorable, ce concept idéologique fort respectable qui consiste à faire gagner les perdants, de sorte que les joueurs s’intéressent plus à la qualité du jeu qu’au résultat en lui-même.

“Je t’ai déjà dit de ne pas repasser sans tes lunettes. Un jour, tu vas confondre mon gilet avec ta main gauche.
– Bah, raconte donc pas de sottises. Elles glissent tout le temps, ces lunettes. J’y vois très bien. Passe-moi donc la bouteille d’eau déminéralisée, pour mon fer.”

La complicité et l’amour règnent ici depuis bientôt dix ans. Simone et Norbert ne se disent que l’essentiel, évitant chaque instant de rendre inutiles les échanges conjugaux. Ainsi, la plupart du temps, dans cet endroit tranquillement installé pour durer, le silence envahit la maison et laisse aux amoureux le soin de s’adonner, sans compromis ni complexité, à leurs loisirs et à leur vie paisible.

“Deux petites secondes, j’ai un bout qui colle.”

Deux petites secondes chez Norbert, c’est toujours le temps que met la grande aiguille initialement positionnée sur le “2” pour aller jusqu’au “6” de l’horloge. Simone le sait. Même si elle prévoit toujours un peu plus large entre le moment où elle formule sa demande et son besoin réel, il arrive toujours qu’elle sente venir un petit vent d’impatience et qu’elle réitère sa demande.

“Je t’ai demandé quelque chose, Norbert !”

Alors, Norbert dévie lentement son mouvement machinal vers la droite, tend lentement le bras vers la table où il pose toutes les bouteilles, tâtonne, tâtonne, attrape une bouteille en plastique et la dépose près de Simone.

Simone verse le contenu de la bouteille dans son fer.
Glouglouglouglouglouglouglouglouglouglou.
Un bruit inhabituel. Puis une flamme incommensurable.
Pschhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh…t.
Flouch !
Et soudain, une explosion.
PAF.
Suivie d’une seconde explosion, plus forte que la première.
PAF.
Et une dernière, gigantesque.
PAF.

Suivant
Retour au sommaire

Share

Politiquement correct

SOMMAIRE

Chapitre 1 – Accident domestique
Chapitre 2 – Maison d’arrêt d’Amiens
Chapitre 3 – L’avocat du diable
Chapitre 4 – À la une de “Somme toute”, journal chrétien
Chapitre 5 – Les voies publiques sont impénétrables
Chapitre 6 – L’élu de Dieu
Chapitre 7 – Léon de Bruxelles
Chapitre 8 – Et pendant ce temps-là, de l’autre côté de l’Atlantique
Chapitre 9 – L’or blanc
Chapitre 10 – L’univers impitoyable
Chapitre 11 – À la une de “Somme exacte”
Chapitre 12 – ONU soit qui manigance
Chapitre 13 – Vatican III
Chapitre 14 – Le cycle de la vie

Share