Chapitre 7 – Olivier 3

Ce qui est bien quand on est contrôleur fiscal, c’est qu’il n’y a jamais de hasard. Quand votre instinct vous conduit à douter de l’honnêteté d’un contribuable, c’est que vous avez perçu des signes précurseurs, des sortes de petits indices outrageants pour le fonctionnaire que je suis. On dirait que ça passe inaperçu comme ça mais, en fait, ça se voit comme le nez au milieu du visage. Chez nous, ça porte un nom : l’expérience. Du coup, quand j’organise une petite pré-enquête pour prendre les fautifs la main dans le sac, je ne me trompe jamais. Inutile de lancer des contrôles fiscaux en tirant au sort. Avec cette méthode, quatre coups sur cinq, on tombe sur des gens honnêtes. Mieux vaut un coup de maître qui rapporte beaucoup d’argent, que plein de petits coups. C’est que ça coûte cher, une procédure d’inspection. Il faut être sûr, avant de commencer, que le redressement fiscal remboursera les frais engagés. J’ai appris ça au stage que j’ai suivi auprès du service des douanes. Eux, ils s’en foutent des petits dealers qui trafiquent à Barbès, ils s’en foutent du barman qui vend des cigarettes aux clients, ils s’en foutent des mecs qui remplacent les étiquettes de jeans pour vendre leurs fringues pourries à des prix exorbitants. Ce qui leur faut, aux douaniers, c’est un super-coup, plusieurs tonnes de drogue, des milliers de cartouches de cigarettes. Le must, c’est quand ils trouvent des immigrés entassés dans des camions réfrigérés. Là, ils sont contents.

La différence entre le service des douanes et moi, c’est qu’au service des douanes, ils sont tout plein de fonctionnaires qui suspectent, enquêtent, prennent en flagrant délit, emprisonnent, et que moi, je suis tout seul. Seul face à l’immensité anonyme des contribuables supposés honnêtes. Ah ! Foutu concept que la présomption d’innocence. Si je suppose que tout le monde est innocent, autant mettre la clé sous la porte ! Pour un contrôleur fiscal, tout le monde est potentiellement coupable, tout le monde grappille quelques euros par-ci, par-là. Accepter un chèque comme cadeau d’anniversaire : COUPABLE ! Passer l’achat d’un ordinateur sur ses frais réels : COUPABLE ! Arrondir le nombre de kilomètres qui séparent son domicile de son lieu de travail : COUPABLE ! Faire des ratures dans la case AJ pour obliger l’administration à réfléchir, puis à renvoyer le bulletin avec une note dûment signée, créant ainsi un retard d’au moins quinze jours : SUPER COUPABLE !!!

Avant de me lancer dans les grandes affaires, je me suis entraîné sur des personnes de mon entourage. Il me fallait une méthode infaillible. C’est pas tout de lancer une procédure, il faut ensuite assumer les justifications foireuses des coupables qui nous renvoient toujours la faute sur le dos. “Vos documents ne sont pas clairs” et “J’ai toujours déclaré le moindre centime, et aujourd’hui, vous me contrôlez pour trois euros”. MENTEUR ! Ensuite, un rapport de force s’installe. Les pleurs, les propos vulgaires et le chantage affectif : “Vous comprenez, c’est la télé que ma femme m’a achetée pour nos vingt ans de mariage !”

Redressement fiscal ! En général, ils en ont pour trois ou quatre ans. Et on nous demande de vérifier fréquemment tous les contribuables qui ont déjà fait l’objet d’un contrôle. Comme ça, on piste les récidivistes.

Pour améliorer ma méthode d’inspection, j’ai fait un petit carnet, avec toutes mes enquêtes. Je le relis de temps en temps, comme on feuillette un album photo. Mon enquête préférée, c’est la première. La cible : mon cousin Bernard. Petite crapule qui se la jouait bêtement dans les fêtes de famille. Un jour, je me suis glissé dans les conversations. Il était assureur. COUPABLE ! Trop fier de ses histoires, il racontait à tout le monde comment il faisait avec les voitures de ses clients. Belle technique ! Un jeune arrive, il prend l’assurance la moins chère, sans la clause contre le vol. Il laisse une copie de la carte grise et son adresse. Le cousin laisse passer le délai de rétractation, fouille le quartier, et pique la voiture. D’après lui, il vaut mieux que le vol ait lieu dès le premier mois d’assurance du client, ça fait plus “destin qui s’acharne”. En tant qu’assureur, ça ne lui coûte rien, parce que le jeune pauvre ne s’est pas assuré contre le vol. Ensuite, le jeune revient chez l’assureur, avec sa nouvelle voiture, et il signe la clause contre le vol, triplant ainsi sa prime d’assurance. J’étais sûr que le cousin, il se servait au passage. J’aurais pu le dénoncer à la commission de contrôle des assurances, voire à la police, pour vol. J’ai préféré le contrôle fiscal, et j’ai ordonné une enquête. COUPABLE !

Mon nom n’apparaît jamais dans les procédures. C’est plus pratique pour les enquêtes. Comme ça, j’ai pu tester une bonne série de personnes que je connaissais de près ou de loin. Mon quartier est truffé de contribuables inspectés. Voisines, commerçants, amis, famille, adjoint au maire, et cette hôtesse de l’air qui revenait de voyage les bras chargés de sacs. COUPABLES ! TOUS COUPABLES !

Cela fait bien plusieurs mois que j’observe la boulangère. Même si mes doutes grandissent de jour en jour, j’attends toujours que le détail me saute aux yeux avant d’agir. Alors elle, elle les enchaîne, les détails. D’abord, la fermeture de la boulangerie, et sa petite escapade pour aller chercher je ne sais quelle rente dans les immeubles voisins. Ensuite, j’ai bien l’impression que le personnel tourne beaucoup dans la boutique, ces derniers temps, ça sent le travail au noir, tout ça ! Enfin, pour couronner le tout : le coup de fil anonyme ! C’est un classique, le coup de fil anonyme. Parfois, j’enquête même sur les personnes qui appellent. Tout le monde est fiché. Ils croient tous qu’il suffit de ne pas dire son nom pour être anonyme, et ils appellent de chez eux ! Débutants ! C’est vraiment amusant d’arroser l’arroseur. Là, je crois que je vais laisser partir la petite Mathilde avec ses petites économies. Par contre, la mère, elle va subir le pire contrôle fiscal. Quand l’huissier fermera la boutique et que la boulangère me suppliera de lui laisser quelques sucettes pour sa nièce, alors, je serai rassasié.

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Chapitre 6 – Roger

TCHAC ! TCHAC ! Toutes les deux minutes dans ma tête. TCHAC ! TCHAC ! Couteau en l’air. Sang partout. TCHAC ! TCHAC ! Et la patte qui tombait, et ma mère qui pestait contre ce foutu temps qu’elle perdait à se baisser pour ramasser les bouts. TCHAC ! TCHAC ! “Pourquoi tu pleures, Roger, tu l’aimais bien, Tobby. Maintenant, on va en faire du pâté. C’est ça, la ferme. C’est ça, les vacances.”

C’est ça ! Merci pour les vacances : dans la cour de la ferme, y avait toujours un truc, pendu par les pieds, qui saignait encore. Je les voyais faire, parfois. Ils prenaient le lapin, lui attachaient les pattes, l’accrochaient sur un clou et TCHAC, un petit coup de couteau sous la gorge, et le lapin, il pissait tout son sang. Ils récoltaient le sang dans une petite coupelle pour faire du bouillon. Après, c’était de la couture, mais à l’envers. Ils enlevaient la peau du lapin, comme on enlève un pull-over. Un coup sec. TCHAC ! Et le lapin séchait tout l’après-midi. Avec la volaille, c’était autre chose. Pas besoin de les faire saigner. Par contre, fallait déplumer. Un coup sur la tête. TCHAC ! Et après, plume après plume, on déplume. Ces scènes de barbaries agricoles étaient tellement fréquentes, que tout le monde s’était habitué à voir crever les lapins, les coqs, les poules, les canards. Tout le monde s’était habitué à nourrir les petits poussins, à les voir grandir, à leur donner même des petits noms quand ils étaient rigolos et qu’ils entraient dans la maison, chassés à coup de pompes dans le cul par le grand-père, et puis tout le monde s’était habitué à les voir sécher dans la cour, à les voir cuire dans la marmite, et à les manger au dîner.

Tout le monde, même moi.

Par contre, un été, quelques jours après notre arrivée, j’ai vu débarquer Tobby. C’était pas souvent qu’il y avait des cochons à la ferme. Il était mignon comme tout. Il avait son petit enclos personnel. J’ai tout de suite eu beaucoup d’affection pour Tobby. D’ailleurs, c’est moi qui l’avais appelé comme ça. Tous les matins, j’allais avec lui faire le tour du village. Je lui avais concocté une petite laisse. On était devenu des copains. Plusieurs années de suite, j’ai réussi à passer des vacances agréables avec Tobby. Je suis sûr qu’il me reconnaissait. À chaque fois, il prenait au moins dix kilos. Et puis, je me souviens, c’était un dimanche, il y avait plein de monde à la ferme, c’était une grande fête de famille comme il y en avait parfois pour les anniversaires. Les hommes ont quitté la table, et les femmes ont commencé à préparer des plats, des conserves, des grosses marmites. J’ai d’abord pensé aux lapins, mais il y avait de quoi faire un civet pour tout le village avec toutes ces casseroles. Et puis, les cris. Horribles. La petite voix perçante que j’aimais tant. J’ai couru jusqu’à l’enclos de Tobby. Les hommes se jetaient sur lui, sautant dans sa merde, plongeant comme dans un match de rugby.

“Je l’tiens, ça y est ! Allez, frappe !”

L’horreur. Un coup de massue sur la tête. PAF ! Tobby… Un cri atroce. Un deuxième coup. PAF ! Tobby… Il bouge encore, bas-toi, Tobby ! Un troisième coup. PAF ! Il bouge plus.

“TOBBYYYYYYYYYY !!!!!”

Je crois bien que je me suis évanoui, parce que, après cette scène, j’étais dans ma chambre. TCHAC ! TCHAC ! Les femmes travaillaient dans la cuisine. Les hommes fumaient dans la cour. TCHAC ! TCHAC ! Ma mère découpait Tobby. “Donne-moi la patte, Sandra !” TCHAC ! TCHAC ! La cousine est dans le coup. Elle jouait avec moi, pourtant, on s’amusait bien avec Tobby, quand il vivait encore. TCHAC ! TCHAC ! Et la frangine de mon père, cette vieille peau, Mathilde, qui prenait un malin plaisir à fourrer ses deux mains dans les boyaux. “Ah, ah, ah, il va être extra, le boudin, cette année”. Boudin toi-même ! Je la déteste. Un jour, je la découperai, la frangine de mon père. TCHAC ! TCHAC ! Un bon boudin de tante !

Je crois que si j’ai choisi d’être routier, c’est pour fuir cette famille répugnante. Ne plus jamais les voir, surtout ma tante. Partir, et ne jamais revenir. Quand je roule, je vois défiler les kilomètres, j’ai l’impression de ne plus être sur la même planète qu’eux, même si je tourne en rond. TCHAC ! TCHAC ! Le bruit du moteur, ça couvre un peu les bruits de ma tête. Toutes les deux minutes. TCHAC ! TCHAC ! Je mets la radio à fond, je chante à tue-tête. Je dors mal. J’ouvre les fenêtres, sur le bord de l’autoroute, pour entendre les moteurs de camions. TCHAC ! TCHAC ! Rien à faire, alors, pour passer le temps, des fois, je prends un auto-stoppeur. On discute un peu. Les inconnus, c’est bien, ils ne savent rien, et puis on peut leur raconter n’importe quoi, ils s’en foutent.

Tiens, en voilà une.

“Montez, ma p’tite dame.
– Oh, merci beaucoup.
– Et vous allez où, comme ça ?
– À Marrakech !
– Oh, oh, c’est que je ne pourrai pas aller après Marseille, moi ! Je ne flotte pas encore ! Ah, ah, ah !
– Marseille ? C’est bien. Après, je verrai.
– Et votre petit nom, c’est quoi ?
– Mathilde.”

Mathilde. TCHAC ! TCHAC ! Mathilde. TCHAC ! TCHAC ! Mathilde. TCHAC ! TCHAC !

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Chapitre 5 – Mathilde

Qu’est-ce qu’elle m’agace avec son contrôle fiscal ! Depuis qu’elle est rentrée de son rendez-vous, elle ne parle plus que de ça. Il a fallu emmener les bijoux de grand-mère chez Tante Annie, reprendre les comptes de la boulangerie depuis dix ans, et virer les billets qui constituaient la cagnotte. Ah ! La cagnotte, avec papa qui répète tous les soirs : “Tu verras, chérie, quand on aura assez dans la cagnotte, on partira aux Baléares”. Il me dégoûte quand il l’appelle “chérie”. Mettez deux personnes qui n’ont rien en commun, qui ne se parlent jamais en dehors du travail, qui s’endorment avant même que j’aie pu atteindre ma chambre, et vous avez mes parents. Je me demande parfois comment j’ai pu être conçue. À mon avis, c’était le hasard. Dans les fêtes familiales, quand papa a un petit coup dans le nez, il raconte toujours la même chose : “Et heureusement qu’on ferme le lundi, sinon, y aurait pas eu de Mathilde. Hein ? Ma chérie !”

Mouais. Heureusement. Qu’est-ce qu’il est vulgaire quand il est saoul. Heureusement, surtout, qu’il y a la boulangerie pour tenir votre ménage. Heureusement que l’héritage de maman a permis d’acheter un fonds de commerce, d’engager un apprenti, de flirter avec l’apprenti, de se marier avec l’apprenti et de faire de l’apprenti le patron le plus heureux de la capitale. C’est sûr ! Et un lundi, au lieu de faire du pain, on fait une Mathilde, on laisse maman faire la nounou, et on pose ses grosses paluches sur le cul de la vendeuse. Gros dégueulasse. Avoir un père qui est toujours plein de farine, qui a chaud parce qu’il est gros, qui a chaud parce que le four marche en permanence, qui a chaud parce qu’il monte un escalier. J’ai jamais fait une seule bise à mon père qui ne soit à la fois grasse, mouillée et farinée. Quel bonheur !

Au début, c’est rigolo de vivre dans une boulangerie. On a toujours des croissants au petit-déjeuner, avec de la brioche et du bon pain chaud. À chaque fois qu’on part à l’école, on embarque une sucette et quelques bonbons, de quoi faire jalouser les copines. Et puis toutes les clientes vous trouvent mignonne, et sage, et “Viens par ici, ma chérie”, et “Qu’est-ce qu’elle grandit vite”, et “Combien ça lui fait maintenant ?” et “Une vraie petite demoiselle”, et MERDE ! Laissez-moi tranquille. Je ne grandis pas plus vite qu’une autre, je suis même trop petite pour mon âge. Mathilde, maintenant, elle a vingt ans, et elle vous emmerde ! Et les croissants, elle n’aime plus ça, et la brioche, ça la dégoûte. Elle en a marre d’entendre ses copains lui parler de la boulangerie de la rue Ménard qui fait des pains au lait meilleurs que ceux de sa mère, elle en a marre d’embrasser son père enfariné et d’entendre sa mère lui rabâcher les oreilles avec son contrôle fiscal.

C’est vrai, quoi ! Si elle continue comme ça, je vais finir par la dénoncer ! J’expliquerai au contrôleur comment on fait avec la caisse, comment on enregistre certaines fournées de pain, et comment on “oublie” d’en compter certaines autres. Je lui dirai comment on fait pour remplir une cagnotte. Je le sais, je m’en suis fait une. Une cagnotte personnalisée, avec les pièces de dix centimes. Je lui présenterai la petite vietnamienne qui vient faire le ménage à trois heures du matin, et la vendeuse qui travaille les jours fériés. Je lui expliquerai comment des parents ingrats embauchent leur fille pour qu’elle se fasse de l’argent de poche. Radins ! Mes copains, ils n’ont pas besoin de s’afficher derrière une caisse enregistreuse pour gagner un peu d’argent. Il suffit qu’ils demandent vingt euros, et ils les ont. Ouais, je vais faire ça, je vais appeler le contrôleur fiscal, et après, je me barre. J’irai retrouver Aziz à Marrakech.

Aziz, mon petit Aziz ! J’étais à la caisse le jour où tu cherchais désespérément la place de la Concorde. Ton plan de Paris était si vieux, qu’il n’y avait pas toutes les lignes de métro. Et puis, tu m’as demandé de t’accompagner. Les parents étaient partis faire un séminaire autour de je ne sais plus quelle farine spécialisée. J’ai mis toute ma cagnotte personnelle dans la caisse, j’ai balancé tous les pains dans le caniveau, j’ai fermé la boutique et je t’ai emmené. Partout ! Sous les ponts, sur les bateaux-mouches, en haut de la butte Montmartre. Qu’est-ce que c’était romantique ! Et puis, tu es reparti. Cette journée avec toi a bouleversé ma vie. Quand je suis rentrée, tout me dégoûtait : les parents, les clients, l’appartement au-dessus de la boulangerie, l’odeur infecte du croissant chaud, les tartes aux myrtilles, les religieuses au chocolat, les cagnottes, le commerce en général, les rues piétonnes, la ville, les lumières, le métro, le Viêt-Nam, les lundis et la rue Ménard. J’vais me barrer, j’vais me barrer ! Il n’y a que sur la place de la Concorde que je me sens bien. L’obélisque me rappelle qu’il y a quelque chose, de l’autre côté de la mer, qui m’attend et que j’aime. Ouais ! Je vais me barrer. Une seule remarque, et je pars en stop retrouver Aziz.

“Salut ma chérie !”

Bisou fariné, humide et gras. Je déteste qu’il m’appelle “chérie”. Et je déteste quand ma mère fouille sur mon bureau.

“Mais, Mathilde, tu n’as pas encore fini les factures de 95 ! Et puis, si on a un contrôle fiscal, et que tu écris tout de la même couleur, il va trouver ça louche, le contrôleur !
– Ah ! Lâche-moi, avec ton contrôle fiscal ! T’avais qu’à pas faire des trucs illégaux toute ta vie ! J’en ai marre de toutes vos conneries. Regarde, t’as l’air d’une vieille ! Et toi, t’as jamais envie de changer de tablier, de prendre une douche, de faire un régime ? J’en ai marre ! J’en ai rien à foutre de votre boulangerie à la con ! Vous savez quoi ? Et ben, j’me barre. Si vous me cherchez, je serai avec Aziz à Marrakech ! Salut !”

Petit silence. Les clochettes de la boutique retentissent violemment.

“Elle va revenir.
– C’est qui, Aziz ?
– C’est où, Marrakech ?”

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Chapitre 4 – Olivier 2

Ah ! Elle est enfin entrée dans un immeuble. Une demi-heure pour faire le tour du pâté de maisons. Elle est restée scotchée devant la boulangerie de la rue Ménard. Je la voyais trembler comme une petite fille fragile. Le remords, t’avais qu’à pas fermer ! C’est sûr que ça doit faire bizarre de voir les clients débarquer chez le concurrent. On se croit indispensable, on chipote à longueur d’année pour trouver des idées sur la disposition des croissants et la couleur de sa robe, on ne s’arrête jamais parce que “vous comprenez, les clients”, et puis un jour, on se rend compte que tout le monde s’en fout, que si les clients viennent dans telle ou telle boulangerie, c’est parce que c’est plus près, et que si c’est fermé, ils vont ailleurs. Le gouffre, quoi. Tout dégringole. C’est peut-être ça qu’elle voulait vérifier. Elle a dû se dire : “Et si je ferme, est-ce que j’aurai des suicides sur le trottoir ?”

Ben, non ! Par contre, si tu fermes, il y aura toujours un client comme moi qui cherchera à comprendre et qui te suivra jusque dans tes toilettes pour avoir des éléments de réponse. Non, mais, qu’est-ce qu’elle a bien pu penser ? Qu’elle fermerait à 17 heures et que nous la laisserions faire sans bouger le petit doigt ? Il nous faut des explications, à nous, et il faut nous prévenir plus longtemps à l’avance. Déjà, nous sommes toujours les derniers informés quand elle augmente les prix, nous sommes obligés de recompter la monnaie deux fois de suite. Et devant notre surprise, toujours des explications idiotes : “Le passage à l’euro, pour arrondir” et puis “Le prix de la farine a tellement augmenté” ou encore “Les impôts fonciers, ah, la, la, les impôts fonciers”.

Et moi alors, comme si mes impôts n’augmentaient pas, comme si j’achetais jamais de farine. Comme si je ne savais pas me servir d’un convertisseur. Il suffit d’afficher le prix en francs et hop, la somme s’affiche en euro. Une baguette à cinq francs, ça fait soixante-seize centimes, pas quatre-vingts. Qu’est-ce que c’est que ces manières ! Menteuse !

Il a fallu que je me reprenne plusieurs fois, dans la rue, quand je la suivais. Il y a des moments où j’étais tellement près que je l’entendais penser. Ah ! Comme j’aurais voulu qu’elle se retourne, qu’elle m’explique en deux secondes tout ce qui se passait. J’aurais gagné un temps précieux et cette foutue pluie n’aurait pas inondé mes chaussures. Flop, flop. J’ai cru que ce bruit allait me trahir, j’ai même dû ralentir la cadence. Heureusement, elle n’a pas pris trop de distance. Et elle se doute tellement de rien, la boulangère, que j’ai pu voir le code qu’elle a composé sous la pluie. Apparemment, elle ne vient pas souvent. Elle ne connaît pas le code par cœur, et elle s’est trompée deux fois. Du coup, moi aussi je me suis trompé, et j’ai bien cru que j’allais perdre la partie.

Bon, qu’est-ce qui peut bien y avoir dans cet immeuble qui vaille la peine de fermer une boulangerie à 17 heures ? J’avais espéré qu’il y aurait un ascenseur, qu’elle le prendrait, que la cabine resterait assez de temps pour que je puisse retrouver l’étage, en montant par l’escalier. Comme il doit y avoir deux ou trois appartements par pallier, j’aurais fait deux ou trois hypothèses. Pas d’ascenseur, huit étages. Le nombre d’hypothèses est donc multiplié par huit. Un cabinet médical au premier, comprenant un dentiste, un généraliste et un pédiatre. Non, non, c’est pas ça. Le généraliste, il comprend le métier des gens, et il sait attendre que la boulangerie soit fermée pour fixer un rendez-vous à une boulangère. La gamine de la boulangère, elle a vingt ans. On va pas chez le pédiatre, à vingt ans. Et puis on ne ferme pas sa boutique pour une rage de dents ! Un notaire, au troisième. Peut-être un mort dans la famille, une lecture de testament. Elle ne serait pas venue toute seule, à moins qu’elle soit en retard, ou fille unique. Et là, au quatrième, une association. Vu le nom, ça doit être un truc humanitaire. Pour faire de l’humanitaire, il faut avoir du temps, ma p’tite dame. Ah ! Je ne trouve rien. Le reste, ce sont des noms de famille. Il n’y a rien de plus banal qu’un nom de famille qu’on ne connaît pas. Futard, Lebowsky, Armand, Bourrin. Coton, c’est bien comme nom. Il y a trois Chen, une famille de chinois, certainement. Et ce truc, écrit à la main, c’est illisible. Krafpin, ou Graffin.

De toute façon, avec les noms plantés sur les boîtes, je peux bien supposer tout ce que je veux : un amant, une vieille tante, un petit garçon leucémique à qui on vient faire la lecture, une sœur jumelle qu’on vient de découvrir, séparée de la famille à la naissance, placée dans un orphelinat. Elle a fait des recherches, et elle a trouvé une sœur boulangère qui habite à côté de chez elle. Non, ça tient pas debout ! Il y a l’heure, aussi. Je ne dois pas oublier qu’elle a un rendez-vous. Et de la plus haute importance. Qu’est-ce qui peut bien pousser quelqu’un à inverser l’ordre de ses priorités ? L’argent, évidemment ! Ah, j’en étais sûr ! Le prix du pain, ça suffit pas ! Il faut encore qu’elle fasse du chantage. Un père de famille, sans histoire, qui rentre un jour dans la boulangerie avec une jeune demoiselle à son bras. C’est le matin, ils viennent chercher des croissants, ils ont ce petit sourire qui trahit leur nuit adultère. La boulangère la connaît bien, la femme du monsieur, elle achète toujours un pain de mie tranché. Et au lieu de savourer le bonheur des autres, elle décide de faire chanter ce pauvre homme à qui on reproche d’acheter des croissants.

JALOUSE !

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Chapitre 3 – Madame Bourrin

Pouh, j’ai froid. Et cette porte qui ne ferme jamais. Bon, je vais faire un peu de rangement avant le rendez-vous de 17h30, ça va peut-être me réchauffer. C’est une cliente qui me l’a envoyée. Je sais déjà presque tout d’elle depuis que ma cliente m’en a parlé. Qu’est-ce qu’elle est bavarde, celle-là. Et son mari, et ses enfants, et son travail, et sa mère, et sa tante, et sa petite-nièce qui refuse de manger des épinards. J’ai beau leur dire qu’ils n’ont pas besoin de m’en dire davantage, ils ne peuvent pas s’empêcher de me raconter leur vie et celles des autres. Mon premier maître m’a dit un jour : “Si vous ne faites pas des tarifs exorbitants, les gens resteront chez vous toute la journée et vous rebattront les oreilles d’histoires insignifiantes. Le prix, avant d’être celui du travail que vous fournissez, est celui de la tranquillité”. Grâce au tarif horaire que j’ai adopté, les gens vont rarement au-delà du quart d’heure supplémentaire. Et ils reviennent assez rarement aussi. C’est vrai que ça n’a aucun rapport avec le travail que ça me demande. Quand je les vois entrer dans l’appartement, je sais déjà tout d’eux. Tout est écrit sur leur façon d’aborder leur consultation. Les bégaiements, les hésitations, s’ils s’assoient de travers, les jambes croisées, s’ils se raclent la gorge avant de pousser la porte, s’ils avancent lentement dans l’appartement. Souvent, les dames tiennent leur sac à main contre les seins et les hommes puent tellement la cigarette que je suppose qu’ils doivent s’avaler la moitié d’un paquet sur le trottoir, avant d’entrer. En général, ceux-là, ils sont toujours un peu en retard.

Mon maître m’a dit aussi que, pour satisfaire la demande, il ne fallait jamais tout dire d’un coup. Et mieux vaut garder l’essentiel pour une autre séance. Si le client revient après un mois, c’est dans la poche, il suffit de lui parler de sa mère. S’il revient toutes les semaines, il faut l’envoyer chez un psy, dès fois que ce soit un serial killer ou une connerie comme ça. Pour le décourager, il faut habillement se tromper sur tout, sur l’âge du capitaine, le nombre d’enfants, le type de travail, la mort d’un oncle. En général, ça marche. Mais bon, il faut dire que la plupart du temps, j’ai des clients normaux. Je les mets en confiance, ils finissent par se calmer, je fais semblant de réfléchir, et ils finissent toujours par parler avant moi. Et puis, le flash. Toute leur vie passée et à venir passe sous mes yeux en un millième de seconde. J’ai tellement d’informations sur les gens que je peux écrire les mémoires du monde entier. Je teste un peu le client, et je balance. Tout ce qu’ils veulent entendre, dans l’ordre. Je commence toujours par un truc du passé, puis du présent, et je leur prédis un truc invraisemblable, qui marche à tous les coups.

Ah ! Pas facile, ce métier. Chaque détail a son importance. Ma pièce, par exemple. Si je reçois les clients dans un endroit normal, ils mettent plus de temps à me croire. Il faut une sorte de panoplie du parfait petit voyant qui facilite les échanges : d’abord, une ambiance sombre, mais chaleureuse. Le velours, c’est ce qu’il y a de mieux. J’en ai mis partout. Des rideaux en velours, des nappes en velours, un petit canapé en velours, un revêtement en velours sur les chaises, sans oublier ma robe de chambre, en velours. D’après mon maître, il vaut mieux avoir l’air de ne jamais bouger de chez soi. Alors, je porte une robe de chambre, comme si je sortais du lit, il y a une théière toujours chaude, et je ne porte jamais de chaussures. Que des chaussons, en velours. Il faut avoir l’air pauvre, et je dois travailler continuellement une attitude épuisée et fragile. Ensuite, pour l’ambiance, il faut une petite table, une sorte d’endroit spécial pour consulter la vie des clients, comme si un endroit spécifique était nécessaire ! Enfin, j’ai laissé tomber la boule de cristal, ça fait trop cliché. Et les gris-gris aussi, ça choquait les vrais africains. J’ai juste mis un portrait de ma grand-mère au-dessus du canapé. Elle a un regard fixe qui fait peur, et les clients se sentent toujours observés. Comme ça, ils n’en disent jamais trop, ils sont trop impressionnés.

Tiens, la voilà. Un petit coup d’œil sur sa fiche : Irène, 45 ans, boulangère, première visite, apparemment heureuse.

Ca va pas durer. Vie bouleversée par le meurtre de sa fille, agression d’un malade mental dans sa propre boutique, contrôle fiscal, fermeture de la boulangerie, suicide du mari, isolement dans un hôpital psychiatrique. Et beh, elle a bien fait de venir, celle-là. Maintenant, il va falloir que je trouve ce que je vais bien pouvoir lui dire. Peut-être le contrôle fiscal, c’est soft. Elle a poussé la porte. Logiquement, elle regarde le couloir, elle hésite encore à entrer, elle pense qu’il est encore temps de partir. Et non, c’est trop tard. Alors, elle se décide enfin à longer le couloir. Son regard se porte sur tous les détails, elle remarque que la moquette est verte et elle trouve ça moche. Ben quoi, elle le croit beau, son imperméable jaune ! Elle passe devant la glace. Le moment que je préfère. Les clients ne peuvent pas s’empêcher de se regarder une dernière fois avant d’entrer dans le salon. Comme si leur apparence avait quelque chose d’important pour moi. En général, ils se refont la coiffure, vérifient qu’un truc louche ne les trahit pas au milieu du visage. Allez, il est parfait, ton chignon.

“Entrez, Irène, c’est par ici.”

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Chapitre 2 – Irène

17 heures. Bon, ben, quand faut y aller ! Bouh, comme je n’aime pas fermer la boutique aussi tôt. Qu’est-ce qui m’a pris ? Prendre un rendez-vous chez une voyante ! Dominique m’a tannée pendant deux heures, hier, au téléphone. “Mais si, tu verras, elle est extraordinaire, tout ce que je sais de moi, c’est elle qui me l’a dit. En douze ans de psychanalyse, j’en ai pas appris autant. Et puis, tu comprends, il s’agit de ton avenir”. Mon avenir, mon avenir. J’ai plus de quarante ans, je suis propriétaire de ma boutique, mon mari ne sait faire que du pain et moi, je ne sais faire qu’une seule chose : vendre du pain. Alors, mon avenir, je ne vois pas trop ce qu’il pourrait contenir de si imprévisible pour que je me sente obligée d’aller me plier à ce genre d’escroquerie. Je crois que je vais vendre du pain tout le reste de ma vie, et puis c’est tout !

Mais bon, à force de réfléchir à ce qui ne va pas, on finit toujours par trouver quelque chose. C’est vrai, j’ai bien quelques soucis dans la tête, quelques dettes, et une famille légèrement en suspens. Ah oui, j’ai souvent mal aux jambes aussi, le dimanche matin. Quand je racontais ça à Dominique, hier, chacune de mes phrases hésitantes était ponctuée par un “Tu vois, je te l’dis qu’il y a des trucs qui ne vont pas”. Et puis, elle a réussi à me poser des questions auxquelles j’étais incapable de répondre. “Comme ça, tu sauras”. Et elle a raccroché. J’ai cogité une bonne partie de la nuit, et me voilà convaincue d’aller rendre visite à une inconnue qui va me prédire je ne sais quelle foutaise pour un prix exorbitant.

17 heures. Allez, c’est le dernier client. De toute façon, je n’ai plus rien, après. Je reviendrai au plus vite pour mettre de l’ordre dans l’arrière-boutique. J’ai un jour de congé par semaine, le lundi, le reste du temps, je me lève à six heures. Mon mari, lui, c’est 4h45. En général, je suis tellement obligée de le pousser hors du lit que je suis réveillée bien avant lui. Mais je reste au lit, en pensant à tout ce que je dois faire. Je connais parfaitement l’odeur de ce pain chaud qui me dit, chaque matin : “Allez, debout, maintenant”. Tous les soirs, on ferme à 20 heures, mais les clients viennent toujours au dernier moment. Tant que je n’ai pas fermé le volet extérieur, il y a un homme affairé et perdu qui se gare à cheval sur le trottoir en me faisant des grands signes pour le laisser entrer et lui donner la dernière bouchée de pain. C’est pas une vie, ça. Être en permanence à la merci des imprévoyants qui préfèrent prendre leur pain à 20 heures. En général, ce sont les mêmes qui parcourent toute la ville pour trouver une pharmacie en pleine nuit, et qui cherchent toujours le dernier numéro de VSD, celui de la semaine dernière, celui qui, évidemment, est toujours épuisé. Mais qu’est-ce qu’ils font, ces gens, pour être tellement occupés ?

Avec tout ça, j’ai pas beaucoup d’options pour les rendez-vous extérieurs. Le lundi, et puis c’est tout. Sauf que la voyante, elle ne pouvait qu’aujourd’hui, à 17h30, et y avait rien d’autre. L’heure où les astres sont favorables à la consultation, où la lune est pleine, où les Karmas sont ouverts. Et beh, ça promet. J’espère que je vais pas me faire agresser par un loup garou.

Bon, j’éteins tout. Fermé. Oh, il pleut, en plus. Je vois bien l’immeuble où cette fameuse voyante habite. À pied, j’en aurai pour un quart d’heure. Le temps d’une mini-promenade dans le quartier comme j’ai rarement le temps d’en faire. Rue Ménard. Tiens, c’est la boulangerie adverse. Réflexe professionnel, je m’arrête. Il ne faut pas que je reste trop longtemps devant la vitrine, sinon, je vais me faire repérer. Juste le temps de voir les prix affichés au-dessus de la caisse. Ah, j’en étais sûre, ils ont baissé le prix des brioches au sucre et des croissants. Je savais qu’il y avait un truc de ce côté-là. J’en vends moins depuis un certain temps. Et leurs religieuses au chocolat ! Vu la taille, c’est sûr qu’ils peuvent la faire cinquante centimes moins cher. Et la caisse électronique. Hein ? Ils ont les moyens ! Ah, la, la ! J’ai pas l’temps, j’ai pas l’temps. J’enverrai ma nièce pour vérifier tout ça. Demain, ou alors samedi.

Voilà le n°76. Où j’ai mis le code, déjà ? Ah oui, sur la photo de Mathilde. Bon, ben, c’est parti. Je m’attends à tout avec cette voyante. Elle va certainement m’accueillir dans une pénombre désagréable. Une pièce toute rouge, des velours partout, une petite table ronde au milieu d’un salon étroit. Pourvu qu’elle me fasse pas le coup de la boule de cristal et des gris-gris accrochés au-dessus des portraits de vampires, de sorcières et autres objets maléfiques. Aïe, aïe, aïe. Qu’est-ce je fais là, moi ? J’y crois pas à toutes ces conneries. Allez, dis-toi que c’est pour faire plaisir à Dominique.

Madame Bourrin. Sixième gauche. Pas d’ascenseur. Elle a la santé, la voyante. Ou alors, elle ne bouge plus de chez elle. Je sais pas pourquoi, je l’imagine vieille, et malvoyante, avec des grosses lunettes de soleil de l’assistance publique. Quand on voit dans l’avenir, c’est qu’on ne voit pas plus loin que le bout de son nez ! Hé, hé, une voyante aveugle ! Qui va venir m’ouvrir si elle ne peut plus se déplacer ? Et comment saura-t-elle que je lui ai donné la bonne somme d’argent ? J’aurais peut-être dû lui apporter un petit quatre heures.

Sixième gauche. La porte est entrouverte. Malin, je n’avais pas pensé à ça. Allez, Irène. C’est parti !

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Chapitre 1 – Olivier

Toute une vie passée à se lever à la même heure, à prendre le même métro pour aller dans le même bureau. Toute une vie passée à faire le même travail, à rencontrer les mêmes collègues avec qui on va prendre, à la même heure, le même sandwich. Toute une vie passée à prendre le même quart d’heure, tous les matins, pour aller chercher une baguette dans la même boulangerie.

C’est tout de même apaisant quand on a trouvé, une bonne fois pour toute, la baguette qui accompagne le café du matin. C’est qu’il y en a, des baguettes : la baguette du patron, la baguette au cumin, la baguette au sésame, la baguette complète et la baguette aux céréales. Et celle-ci, elle s’appelle comment déjà ? Ah oui, la baguette tradition. C’est qu’il ne faut pas faire l’affront à sa boulangère de ne pas connaître le nom attribué à chaque spécialité de la maison. Pour apprendre le nom de tous les pains, il faut venir aux heures de grande fréquence. Le mieux, c’est le dimanche, après la messe. Chacun y va de sa petite préférence, parce que c’est dimanche, et l’étranger du quartier a alors besoin d’un dictionnaire spécifique pour s’y retrouver. Le pain de campagne, c’est le pain bûcheron. Si le client demande un pain de campagne, la boulangère répond gentiment, sur un ton à la limite du “j’ai bien compris ce que vous vouliez mais vous n’êtes pas à Franprix, ici” : Vous voulez dire, le pain bûcheron ? C’est ça, le pain bûcheron. Moi, j’ai choisi la baguette normale, celle qui n’a pas de nom, celle que tout le monde prend pas trop cuite ou moulée, celle qui fait le bonheur des sandwichs, des mouillettes et des tartines beurrées. Je connais les heures où les baguettes sortent du four, je sais venir les chercher quand je suis sûr qu’il y en aura encore. Il n’y a rien de pire que d’entrer dans une boulangerie et d’arriver au moment où votre pain quotidien est en rupture de stock. Déclencher l’avertisseur barbare, cette espèce de grappe de clochettes en ferraille accrochée au-dessus de la porte pour prévenir de votre entrée, au cas où vous partiriez avec les bonbons Haribo et les sucettes Chupa Chups à la fraise. Faire venir la boulangère, les bras chargés de petits gâteaux à la crème, l’obligeant à les déposer sur le comptoir en lançant une injonction du type “Monsieur ?” qui veut dire à la fois : “Bonjour”, “Comment allez-vous”, “J’ai reconnu en moins de dix secondes que vous étiez un homme”, “Ouh, il fait pas chaud, ce matin !” et “Que désirez-vous ?”. Là, s’il n’y a plus de baguettes, ce que l’on remarque au premier coup d’œil, une chaleur proche de la honte vous envahit depuis la chaussette gauche, et vous vous demandez pourquoi vous n’avez pas regardé à travers la vitre avant d’entrer. Quand on connaît les heures de production de sa boulangère, on s’évite ce genre de désagrément, et on passe à une autre sorte de vie : la routine.

C’est vrai que la boulangère, dans sa constance, à quelque chose de rassurant. Tous les matins, elle allume la vitrine de sa boutique. À des heures étonnamment fixes, elle installe les mêmes religieuses au même chocolat, les croissants chauds et les pains aux noix. Elle accueille les clients avec le même sourire et leur demande inlassablement ce qu’ils veulent, feignant de ne pas les reconnaître et de ne pas savoir ce qu’ils ont l’habitude de prendre.

“Monsieur ?
– Une baguette, s’il vous plaît.”

Le prix a changé en quelques années, mais la baguette est la même. Elle est toujours aussi bien cuite, aussi bien présentée, et le papier d’emballage est toujours soigneusement préparé à côté de la caisse.

“Et avec ceci ?
– Ce sera tout, merci.
– Au revoir, Monsieur, et bonne journée.”

Voilà les mots d’une boulangère. Toute une vie passée à accueillir des clients qui viennent chercher la même chose, à la même heure. Cette constance implacable place le client au rang de patient et justifie amplement les augmentations de prix qui font du salaire de la boulangère un véritable honoraire de spécialiste. À croire que les boulangères ont toujours un œil sur la bourse, les derniers chiffres du chômage, de l’inflation et de la consommation des ménages. Elles sont toujours discrètement à la pointe de l’augmentation.

Changez une fleur dans un bac municipal, changez la puissance des ampoules de la rue, changez la politique étrangère de la France, personne ne s’en rendra vraiment compte à moins que ce ne soit dénoncé par un journal à scandales. Mais changez l’heure de passage du facteur et les horaires d’ouverture de la boulangerie, et vous risquez l’émeute urbaine. Toute la cohérence de mille vies réunies en un même quartier se trouve alors perturbée. Certaines choses devraient avoir besoin d’une autorisation spéciale des services secrets du ministère de l’intérieur pour être bougées.

Et pourtant.

La pluie s’est installée, ce matin de novembre. Jusque-là, rien d’inhabituel. Mais aujourd’hui, le sourire est amer, le “Monsieur ?” moins aigu, le temps pris pour recompter la monnaie est démesurément long, et l’absence du célèbre “Et avec ceci ?” m’arrive au visage comme une insulte. Sur le chemin de la sortie, je remarque cette petite affichette qui annonce que la boulangerie fermera exceptionnellement à 17 heures. COMMENT ? 17 heures, mais que va-t-elle faire à 17 heures ? Qui va ranger la boutique, préparer les gâteaux, nettoyer les étagères, jeter les restes, compter la caisse ? Que peut bien faire une boulangère en-dehors de vendre du pain et de préparer des gâteaux ?

Ai-je un instinct de voyeur que je ne me connaissais pas ? Il faut que je sache, il faut que je sache. Et puis, merde ! C’est mon pognon, après tout. 17 heures. T’inquiète pas, j’y serai.

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Chapitre 3 – L’avocat du diable

Quatorze portes ouvertes. Quatorze portes refermées. Deux fouilles corporelles et une main attachée dans le dos. Me voici enfin au parloir.

“Bonjour, Norbert. Je suis le père Ipate. Je suis mandaté par la commission annuelle des remises de peine pour défendre votre dossier auprès de mes confrères. L’homme que vous voyez devant vous porte une triple casquette : celle de journaliste, pour reporter la vie des hommes et celle de Jesus ; celle d’avocat, pour défendre les lois des hommes et celle du Seigneur ; celle d’homme d’église pour vous servir et servir notre créateur. On dit que je suis celui qui trouve, au fond des âmes punies, la petite parcelle de lumière qui ouvre cette partie invisible du cœur où se trouvent le remords et la rédemption.”

Je n’ai jamais vraiment aimé les curés. Celui de Grimont me reproche toujours de ne pas accompagner Simone à la messe. Il trouve toujours le moyen de me rappeler mon baptême tardif et le fait que mes parents, décédés lors d’une croisière sur le Rhin le jour de leur cinquantième anniversaire de mariage, n’ont jamais eu de cérémonie religieuse. C’est pas de ma faute si on a retrouvé que l’appareil photo de papa. On n’allait pas dire une messe pour un appareil photo, surtout qu’il marchait très bien. Dès qu’il y a plus de trois personnes, le curé de Grimont raconte à tout le monde que j’ai recraché l’hostie à ma première communion parce que le corps du Christ était resté coincé dans mon appareil dentaire. Rien à voir avec un quelconque dégoût pour la religion, mais cette pâte dure instantanément molle dès qu’elle est humectée avait largement obstrué les passages habituellement empruntés par l’air qui, au lieu d’aller directement dans mes poumons, avait fait un petit tour à travers tous les fils de ma centrale électrique dentaire et était ressorti indemne par le trou d’où il était entré, à savoir ma bouche. Mon nez, véritable voie de secours pour communiant en détresse, était à cette époque colonisé par une série de microbes estivaux comme on les trouve dans certains allergènes, et j’avais donc opté pour une solution radicale qui consiste à recracher la jambe du Christ sur l’aube flambant neuve du curé. Une toux d’un quart d’heure avait suivi ce qui passa pour un blasphème. Ma mère, me croyant tuberculeux, s’était mise à prier la vierge en me secouant dans tous les sens et en pleurant à chaudes larmes. Les pompiers de Grimont avaient été mobilisés. Ils n’étaient pas sortis de leur caserne depuis que le chat de la mère Soulage était venu se percher en haut du monument des cinq morts, le 11 novembre 1986. Personne n’ayant su si j’avais ou non avalé ne serait-ce qu’un morceau de l’hostie, le village considéra que ma communion n’était pas validée et je fus banni de l’eucharistie de Grimont jusqu’à mon mariage.

“Racontez-moi votre mésaventure, Norbert.”

Soit, je raconte une fois de plus mon invraisemblable histoire d’Acétone à un inconnu qui va hésiter entre le rire et la pitié, camouflant l’envie irrésistible qui va subitement l’envahir de raconter à ses amis l’histoire grotesque de ce simple d’esprit qui a tué sa femme lors d’une banale séance de repassage.

Le quart d’heure de monologue est passé. Le curé me regarde. Je ne sais pas si c’est la pitié de l’homme d’église, la convoitise de l’avocat ou le voyeurisme du journaliste qui éclaire ainsi le regard d’un inconnu, mais mon histoire a l’air de l’interpeller. Je pense que si une parole pouvait sortir de sa bouche, ça pourrait être “Bah”, ou “Hey”. Mais en fait, rien ne sort. Il avale un verre d’eau, s’éclaircit la voix, rechausse ses lunettes.

“Alors, il s’agit d’un malheureux accident !”

Non, bien-sûr, j’ai délibérément donné à ma femme la bouteille d’Acétone, j’ai immédiatement élaboré le stratège du meurtre parfait en appelant moi-même les pompiers de Grimont qui n’étaient pas sortis de leur caserne depuis ma première communion, et j’ai sagement attendu que ma maison brûle avec un morceau de puzzle collé au bout du pouce avant de songer à m’enfuir. Ah, mince, trop tard, la police était déjà sur place et ma cavale n’a jamais commencé ! Quelle limace, ce père Ipate !

“Et depuis, Norbert, avez-vous rencontrez Dieu dans votre prison ?
– Ben oui. En effet. J’ai rencontré Dieu.
– Ah !!! Et… euh… Comment s’est passée votre première rencontre ?
– Ben, c’était au réfectoire. Je le voyais pas bien parce qu’il était en contre-jour.
– Dieu est lumière !
– Ouais, peut-être, en tout cas il m’a apporté tout ce que je cherchais. Il fait de vrais miracles, Dieu, et depuis que je l’ai rencontré, mon séjour en prison est devenu moins ennuyeux.
– Vous avez rencontré Dieu car il a entendu votre cri d’alarme et votre besoin de justice.
– Ah bon ?!
– Vous avez rencontré Dieu car vous cherchiez quelque chose…
– Exact !
– … le chemin de la vérité !!!!
– Ah bon ?!

Le curé se lève, hystérique :

“Dieu est venu à vous, Norbert, pour vous faire sortir de prison et je suis son MESSAGER. Appelez-moi Gabriel.”

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Chapitre 14 – Le cycle de la vie

Vatican, petit état d’Europe. Coin tranquille où il ne se passe pas plus de choses en un an qu’il ne s’en passe en une heure dans tout autre état du monde entier. Ici, une seule petite maison a des volets rouges, une seule petite maison possède un garage d’où une vieille voiture aux vitres brisées par le temps ne sortira certainement jamais, une seule petite maison reste timidement encastrée entre deux églises désaffectées qui ôtent tout espoir à toute plantation du jardin de revoir un jour la lumière du soleil, une seule petite maison, enfin, crache inlassablement, à l’aide d’une cheminée en pierre brande-ballante, quelle que soit la période de l’année, une fumée légèrement noircie, rappelant aux passants qui s’attarderaient à la regarder, qu’ici le temps n’a pas vraiment d’importance. Deux pièces, une cuisine, pas d’étage, un puzzle daté de 1910 collé pour l’éternité, ornant une galerie de photos, portraits et paysages dont seul l’auteur peut situer l’échelle chronologique pour comprendre pourquoi la Chapelle Sixtine se retrouve aux côtés d’une caserne de pompiers.

Depuis son dernier discours, Norbert a choisi le silence pour se consacrer enfin aux plaisirs quotidiens qui n’auraient jamais dû, selon lui, quitter le cours existentiel de son activité. Après avoir réinventé toutes les techniques révolutionnaires de réalisation, Norbert, ayant épuisé la réserve naturelle des puzzles de cinq mille pièces, décide qu’il est temps à présent, de concevoir ses propres œuvres. Prendre une minuscule pièce, la découper patiemment, la peindre, la laisser sécher, l’assembler aux autres, défaire le puzzle, coller chaque pièce sur un autre support, et vérifier que le modèle réalisé correspond bien au modèle imaginé. Inutile alors de comprendre la maturité d’un artiste, et si Norbert décide que le modèle ne ressemble à rien, aucun commentaire d’aucune nature ne peut le décider à garder une œuvre qu’il juge ratée. Et il se lance dans la “déconception”, étape importante durant laquelle les erreurs commises enrichissent un répertoire d’idées en perpétuel devenir.

Il n’aura pas fallu beaucoup de temps à ce pape bienveillant pour venir à bout des conflits séculaires. Déjà, lorsqu’il était député, installant en Europe le principe de la voiture électrique, il avait mis fin au cycle infernal de l’économie mondiale qui puisait, sous le poids d’inhumaines décisions, les ressources naturelles de la Terre tout entière. Finis les dogmes et les principes, finies les querelles de chapelle et les guerres de religion, finies enfin les croyances infructueuses. La mort de Dieu avait poussé les fidèles à s’occuper d’eux-mêmes, projetant dans leur avenir une idée concrète et responsable de ce qui pouvait être mieux, autrement.

Et maintenant que Norbert a fait l’essentiel, il peut prendre le temps de s’adonner, sans compromis ni complexité, à son loisir et à sa vie paisible, avec Paulette, une gouvernante dévouée qui l’aide chaque jour pour les tâches domestiques.

“Oh, désolée, Norbert, j’ai encore fait un pli à votre chemise. J’espère que je pourrai la ravoir pour ce soir !”

Ce soir, Norbert a accepté de faire une courte apparition dans une soirée organisée en son honneur. Tous les dirigeants du monde entier ont fait le déplacement et les amis les plus proches du souverain pontife savent qu’en organisant un noël spécial pour les petits Éthiopiens, Norbert ne refusera jamais d’honorer la soirée de sa présence. Feu d’artifice, distribution de cadeaux, parties de carte, et comme toute fête mérite une part d’originalité pour être réussie, celui qui l’a organisée a décidé d’offrir aux convives, en plein hiver, défiant ainsi les lois fondamentales de la nature, des coupes remplies d’un fruit qu’on ne trouve qu’en été : des fraises.

“Bon, apparemment, je vais pouvoir y arriver. Vous pourriez me passer la bouteille d’eau déminéralisée, pour mon fer ?”

Seules les injonctions de la gouvernante trahissent de temps en temps le silence de cet endroit installé pour durer. Norbert communique sous forme d’expressions explicites du visage qui traduisent son avis, ses désaccords et ses volontés. Parfois, un geste est nécessaire. Celui qu’il vient de faire à Paulette pour répondre à sa question est très simple et elle le comprend sur le champ : “Deux petites secondes, j’ai un bout qui colle.”

Paulette s’amuse toute seule à ce sujet. Elle sait qu’après ce geste, même si elle n’a jamais véritablement entendu ce qu’il voulait dire, elle devra attendre vingt bonnes minutes avant d’interrompre une fois de plus l’activité du pape. Des petits gloussements de vieilles dames se concentrent en silence au niveau de ses épaules, ébranlant un gilet aux mailles trop épaisses, et les larmes du bonheur coulent déjà sur ses petites joues ridées. Dans l’éclat d’un sourire étouffé, Paulette fouille dans sa poche pour trouver un de ces vieux mouchoirs brodés qui ont traversé plus de quatre générations. Elle ôte ses lunettes, éponge ses larmes, et réitère sa demande.

“S’il vous plaît, Norbert, je vous ai demandé quelque chose !”

Alors, Norbert dévie lentement son mouvement machinal vers la droite, tend lentement le bras vers la table où il pose toutes les bouteilles, tâtonne, tâtonne, attrape une bouteille en plastique et la dépose près de Paulette.

Paulette verse le contenu de la bouteille dans son fer.
Glouglouglouglouglouglouglouglouglouglou.
Un bruit familier pousse Norbert à se relever immédiatement, comme par réflexe.
Pschhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh… t.
Ce qu’il pressent est en train de se reproduire sous ses yeux ébahis :
Une flamme incommensurable
Flouch !
Et soudain, une explosion.
PAF.
Suivie d’une seconde explosion, plus forte que la première.
PAF.
Et une dernière, exceptionnellement titanesque.
PAF.

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Chapitre 13 – Vatican III

Ce qui est bien quand on est pape, c’est que tout ce qu’on dit est tellement important, que personne ne peut discuter, contester, et revenir sur ce qui a été dit. Même pas le prochain pape. Ici, ça s’appelle “le dogme de l’infaillibilité” et depuis quelque temps déjà, le pape, c’est moi. À mon arrivée, tout le monde m’a bien expliqué ce principe qui fonde la responsabilité de l’Église tout entière. On m’a bien expliqué aussi que, si je souhaitais changer quoi que ce soit, il fallait passer par un collège de cardinaux, que j’organise un concile, que je traduise tout en cinquante langues, que je prévienne la presse, la radio et les États-Unis, et que je choisisse une date symbolique du calendrier Julien. C’est pas du tout comme au Parlement européen. Personne ne vote, mais tout le monde doit se mettre d’accord avant que je puisse parler à mon cher public.

Hé, hé. C’est que je suis un homme d’expérience, moi. Je sais comment avoir la paix avec les procédures les plus lourdes. Infaillibilité, me voici ! Et la première chose que j’ai choisi d’appliquer, c’est ça ! Dans mon premier discours, j’en ai profité pour annoncer que le pape, c’est-à-dire moi, devenait libre dans ses choix et dans ses décisions, qu’il n’aurait à présent plus besoin de toute cette procédure pour appliquer sa politique. Pour sûr, ils étaient pas contents, les cardinaux. Mais bon, ils pouvaient pas trop la ramener, ils m’avaient élu après tout.

Je me suis fait immédiatement pardonner en leur autorisant de se marier et de fonder des familles au sein même du Vatican. La politique familiale, c’était ce qu’il y avait de pire quand je suis arrivé. Et hop, la natalité de notre état explose, des crèches partout. Il va falloir faire des écoles, des lycées, des universités, des usines, des maisons de retraite. Quel boulot ! Depuis qu’ils ont leurs petites familles, ils me laissent un peu tranquille, les cardinaux. Je me suis organisé un emploi du temps allégé en annulant les homélies, les messes et quelques voyages inutiles. C’est que je ne suis plus tout jeune, moi, et le Parlement, ça m’a fatigué. Même plus le temps de faire des puzzles. Tant qu’à être le chef, autant avoir le temps de préparer une retraite paisible. Tiens, il faut que je pense à ça : dans mon université, la pratique du puzzle sera obligatoire, ça forme l’esprit, ça calme, c’est constructif. C’est pas comme le football !

Je me souviens du premier jour où je suis arrivé à Rome. Y avait un monde fou. Il faut dire qu’un pape qui se promène avec sa réserve d’Acétone, ça passe pas inaperçu. Je préfère garder un œil sur tout ça, c’est trop dangereux. Il y a assez d’Acétone ici pour faire sauter tous les fers à repasser du monde entier. Ah, ma pauvre Simone. C’est quand déjà, la Saint Simone ? Faudra lui faire un culte exceptionnel. Au Vatican, j’ai fait venir quelques amis : Léon, Justin et Pancho, le petit Mexicain. Maurice, il a préféré rester au FBI, mais il vient souvent nous rendre visite. Comme ça, il ne nous manque jamais personne pour une partie de belote amicale. Puzzle, belote. Jamais d’ennui au Vatican. Il ne reste plus que Dieu. J’ai chargé Justin d’aller le chercher. Ils devraient arriver d’une minute à l’autre.

“Mon très cher Norbert, je suis revenu d’Amiens,
Les nouvelles que j’apporte sont chargées de chagrin.”

Ah, ce Justin. Toujours en alexandrins. Quelle merveille !

“Tu connais l’activité principale de Dieu,
Qui consiste à trouver tout ce qu’on lui demande.
En cherchant l’impossible, il resta silencieux,
Et, seul, pour ne pas contredire la légende,
Il décida de laisser la vie s’échapper,
Hier, en se pendant aux barreaux par les pieds.”

Quoi ? Il est mort ?

“Oui, je le crains, mort et enterré ce matin.
La prison en suffoque d’avoir perdu son saint,
Et ceux qui ont toujours un objet introuvable,
Voient tous leurs désirs devenir insatiables.”

Oh… Merde, alors. Moi qui pensais qu’on se retrouverait tous ici. Quel coup ! Le pauvre ! Qu’a-t-on pu lui demander qu’il ne puisse pas trouver ? Il faut que le monde entier sache qu’il était un samaritain dévoué pour la cause des hommes. Il ne mourra pas dans l’oubli, celui-là. Il mérite une journée tout entière de deuil et de recueillement. Je vais faire venir les sœurs de Grimont pour qu’elles prient pour son âme. Elles auront même le droit de chanter. Vite, mon conseiller, par ici, j’ai quelque chose à dire au monde. Fais venir la presse, les touristes et le roi d’Espagne. Oh, puis non, ce sera trop long. Ici, c’est pareil que chez moi, il suffit que je me mette à la fenêtre pour que tout le monde s’agenouille. Allez, hop, à la fenêtre.

Pas manqué, y a toujours quelqu’un sur la place Saint Pierre. J’attends un peu que les journalistes allument leurs caméras. C’est cool, y a même le père Ipate, il va pouvoir faire un article, comme ça.

“Mes chers fidèles. Aujourd’hui, notre monde vient de perdre un être important. À un moment crucial de ma vie, il m’a aidé à trouver le chemin de la vérité. Grâce à lui, j’ai repris l’espoir de retrouver le bonheur d’une vie meilleure. Mais il a choisi de nous quitter et je veux que vous tous, vous preniez le temps de penser à lui toute votre vie pour le récompenser, dans l’autre monde, d’avoir servi son prochain. Mes chers fidèles, j’ai décidé d’assumer cette charge qui consiste à fleurir la mémoire des êtres les plus dévoués, pour qu’ils deviennent éternels. Je resterai silencieux le temps du recueillement, après ces trois mots que je dois vous dire et qui me font souffrir : DIEU EST MORT. Amen.”

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